R. c. Cinous, 2002 CSC 29
47 La question clé est de savoir si, en l’espèce, la légitime défense invoquée était vraisemblable. Nous sommes d’avis que non, en ce sens qu’un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement n’aurait pas pu acquitter l’accusé pour cause de légitime défense, même en tenant pour acquis que son témoignage était véridique. Puisque ce moyen de défense n’aurait jamais dû être soumis à l’appréciation du jury, toute erreur s’y rapportant dans l’exposé au jury est sans importance. Il y a lieu d’appliquer la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) et de confirmer la déclaration de culpabilité.
49 Selon nous, la jurisprudence existante, que nous jugeons décisive, permet de résoudre cette controverse. La façon d’appliquer le critère de la vraisemblance est bien établie. Il s’agit de déterminer si la preuve versée au dossier permettrait à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement de prononcer l’acquittement. Voir les arrêts Wu c. The King, 1934 CanLII 28 (SCC), [1934] R.C.S. 609; R. c. Squire, 1976 CanLII 26 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 13; Pappajohn c. La Reine, 1980 CanLII 13 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 120; Osolin, précité; Park, précité, et R. c. Finta, 1994 CanLII 129 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 701. Cette formulation de longue date de la question préliminaire à laquelle il faut répondre avant de soumettre un moyen de défense au jury s’accorde avec la nature et l’objet du critère de la vraisemblance. Nous estimons qu’il n’y aurait aucun avantage à modifier l’état actuel du droit, suivant lequel un seul critère clairement énoncé s’applique à tous les moyens de défense. Voir les arrêts Osolin, Park et Finta, précités. Il n’est pas nécessaire d’inventer un nouveau critère, de modifier le critère actuel ou d’appliquer différents critères à différentes catégories de cas.
(1) Les caractéristiques fondamentales du critère de la vraisemblance
50 La common law reconnaît depuis longtemps qu’il n’y a lieu de soumettre un moyen de défense à l’appréciation du jury que s’il a un fondement probant. Cette règle vénérable reflète la crainte concrète que, si on permet qu’un moyen de défense dépourvu de fondement probant soit soumis au jury, il n’en résulte un verdict non étayé par la preuve et que cela ne contribue qu’à semer la confusion dans l’esprit des jurés et n’empêche de tenir un procès équitable et de prononcer un verdict juste. Depuis l’arrêt Pappajohn, précité, la question de savoir si un moyen de défense a un fondement probant est connue sous le nom de critère de vraisemblance. Voir l’arrêt Park, précité, par. 11.
51 Deux principes bien établis émanent de l’exigence de base que les moyens de défense invoqués aient un fondement probant. Premièrement, le juge du procès doit soumettre au jury tous les moyens de défense qui peuvent être invoqués d’après les faits, peu importe que l’accusé les ait expressément invoqués ou non. Lorsqu’un moyen de défense est vraisemblable, il doit être soumis à l’appréciation du jury. Deuxièmement, le juge du procès est formellement tenu de soustraire à l’appréciation du jury le moyen de défense qui est dépourvu de fondement probant. Le moyen de défense qui n’est pas vraisemblable doit être soustrait à l’appréciation du jury. Voir les arrêts Wu, Squire, Pappajohn, Osolin et Davis, précités. Comme l’illustre l’arrêt R. c. Latimer, [2001] 1 R.C.S. 3, 2001 CSC 1, il en est ainsi même lorsque le moyen de défense qui n’est pas vraisemblable représente la seule chance de l’accusé d’être acquitté.
52 Il est bien établi en droit que le critère de la vraisemblance n’impose à l’accusé qu’une charge de présentation, et non une charge de persuasion. Le juge en chef Dickson a souligné la différence qui existe entre ces deux types de charge dans l’arrêt R. c. Schwartz, 1988 CanLII 11 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 443, p. 466 :
Les juges et les auteurs ont utilisé un grand nombre d’expressions pour tenter de saisir la distinction qui existe entre les deux genres de charges. La charge de faire la preuve a été décrite comme la « charge principale », la « charge primaire », la « charge ultime » et la « charge de persuasion ». La charge de soulever une question a été appelée la « charge secondaire » et la « charge de présentation ». [Nous soulignons.]
L’application du critère de la vraisemblance ne consiste qu’à déterminer si un moyen de défense éventuel devrait « entrer en jeu », c’est‑à‑dire être soumis à l’appréciation du jury. Cette idée a été un facteur crucial dans la conclusion, tirée dans l’arrêt Osolin, que le critère de la vraisemblance est compatible avec la présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.
53 Lorsqu’il applique le critère de la vraisemblance, le juge du procès examine l’ensemble de la preuve et tient pour véridiques les éléments de preuve produits par l’accusé. Voir les arrêts Osolin et Park, précités. Le fondement probant peut ressortir de la preuve émanant de l’interrogatoire principal ou du contre‑interrogatoire de l’accusé, des témoins à décharge ou des témoins à charge. Il peut aussi découler des faits de l’affaire ou de tout autre élément de preuve versé au dossier. Il n’est pas nécessaire que la preuve soit produite par l’accusé. Voir les arrêts Osolin, Park et Davis, précités.
54 En ce qui concerne la question préliminaire, le juge du procès n’a pas à statuer sur le bien‑fondé du moyen de défense invoqué. Il appartient au jury de le faire. Voir les arrêts Finta, précité, et R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330. Le juge du procès s’abstient de se prononcer sur la crédibilité des témoins, d’apprécier la valeur probante de la preuve, de tirer des conclusions de fait ou de faire des inférences de fait précises. Voir les arrêts R. c. Bulmer, 1987 CanLII 56 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 782, et Park, précité. Le critère de la vraisemblance ne vise pas non plus à déterminer s’il est probable, improbable, quelque peu probable ou fort probable que le moyen de défense invoqué sera retenu en fin de compte. Le juge du procès doit se demander si, au regard de la preuve, il existe une véritable question qui doit être tranchée par le jury, et non pas comment le jury doit trancher la question en fin de compte.
55 La question de savoir si un moyen de défense est vraisemblable ou non est une question de droit pouvant faire l’objet d’un examen en appel. Le fait de soumettre au jury un moyen de défense qui n’est pas vraisemblable constitue autant une erreur de droit que le fait de soustraire un moyen de défense vraisemblable à l’appréciation du jury. Voir les arrêts Osolin, Park et Davis, précités. Lorsqu’on dit qu’un moyen de défense « est vraisemblable » ou « n’est pas vraisemblable », on tire une conclusion de droit au sujet de l’existence ou de l’inexistence d’une preuve étayant le moyen de défense.
56 Les considérations analysées plus haut ont amené notre Cour à rejeter sans équivoque l’argument voulant que l’application du critère de la vraisemblance permette au juge du procès d’empiéter sur le rôle traditionnel du jury en tant que juge des faits. Comme l’a affirmé le juge Cory dans l’arrêt Osolin, précité, p. 682‑683 :
Il ne s’agit en fait que d’un exemple de la division fondamentale des tâches respectives du juge et du jury. C’est le juge qui doit d’abord déterminer si la preuve qu’on cherche à présenter est pertinente et admissible. De même, c’est le juge qui détermine si l’on a produit une preuve suffisante pour appuyer le moyen de défense. Si la preuve est suffisante, le jury doit avoir l’occasion d’examiner cette défense avec les autres éléments de preuve et les autres moyens de défense qui lui ont été présentés, avant de rendre son verdict.
En fait, on a jugé que le critère de la vraisemblance était non seulement compatible avec le partage traditionnel des tâches entre le juge et le jury, mais encore qu’il accroissait, en fait, la capacité du jury de s’acquitter de sa tâche. Là encore, l’énoncé du juge Cory dans l’arrêt Osolin, précité, p. 683, est pertinent :
En général, le système de jury fonctionne exceptionnellement bien. Son importance est confirmée par l’al. 11f) de la Charte. L’une des raisons qui expliquent pourquoi il fonctionne si bien a trait au fait que les juges du procès peuvent diriger l’attention des jurés sur les éléments essentiels de l’infraction et sur les moyens de défense applicables. Ce processus devrait être maintenu. L’exposé au jury doit porter sur les éléments essentiels du crime reproché à l’accusé et sur les moyens de défense qui peuvent être soulevés. Quant aux moyens de défense théoriques qui ne sont pas étayés, ils ne devraient pas être soumis au jury, car cela ne serait pas approprié et risquerait de créer de la confusion et de prolonger indûment les procès avec jury. [Nous soulignons.]
57 Notre Cour a statué, à maintes reprises, qu’un seul critère de la vraisemblance s’applique à tous les moyens de défense; voir Osolin, précité; Park, précité, par. 12. Au fil des ans, le critère a été appliqué de manière uniforme à une vaste gamme de moyens de défense, dont la croyance sincère mais erronée au consentement invoquée en matière d’agression sexuelle (Pappajohn, Bulmer, Osolin et Park, précités; R. c. Esau, 1997 CanLII 312 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 777; Ewanchuk, précité; Davis, précité), l’intoxication (R. c. Robinson, 1996 CanLII 233 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 683; R. c. Lemky, 1996 CanLII 235 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 757), la nécessité (Latimer, précité), la contrainte (R. c. Ruzic, [2001] 1 R.C.S. 687, 2001 CSC 24), la provocation (R. c. Thibert, 1996 CanLII 249 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 37) et la légitime défense (Brisson c. La Reine, 1982 CanLII 196 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 227; R. c. Hebert, 1996 CanLII 202 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 272). L’application de différentes normes de preuve à différentes catégories de cas représenterait une rupture marquée avec la jurisprudence.
(2) La norme de preuve applicable au critère de la vraisemblance
58 Reste à examiner le critère lui‑même. Le problème est de définir la norme de preuve qu’un juge doit appliquer pour décider si un moyen de défense est vraisemblable.
59 Madame le juge Arbour affirme que, dans l’arrêt Pappajohn, précité, la formulation du critère de la vraisemblance par le juge McIntyre a eu pour effet non seulement d’introduire une nouvelle terminologie (le mot « vraisemblance »), mais encore de modifier sensiblement le droit. Selon ce point de vue, la norme applicable avant l’arrêt Pappajohn était celle de l’« absence de preuve », qui aurait été établie dans l’arrêt Parnerkar c. La Reine, 1973 CanLII 149 (CSC), [1974] R.C.S. 449, et appliquée par la suite. Dans la mesure où il existait « une preuve » ou « quelque élément de preuve » touchant les éléments constitutifs d’un moyen de défense — ou, pour utiliser la forme négative, à moins qu’il n’y ait « absence de preuve » —, un moyen de défense devait être soumis à l’appréciation du jury. L’on fait valoir que l’arrêt Pappajohn, précité, de notre Cour a changé tout cela en établissant la nouvelle exigence plus lourde du « caractère suffisant de la preuve », qui aurait permis aux juges de s’immiscer dans le domaine traditionnellement réservé au jury. Enfin, l’on prétend que la norme de la « preuve suffisante » émanant de l’arrêt Pappajohn doit être assimilée à une règle spéciale qui s’applique au moyen de défense fondé sur la croyance erronée au consentement invoqué en matière d’agression sexuelle, et que la règle censément traditionnelle de l’« absence de preuve » devrait s’appliquer à tous les autres moyens de défense, notamment à la légitime défense prévue au par. 34(2). En toute déférence, nous concluons, pour les motifs qui suivent, que cette interprétation du droit applicable n’est pas conciliable avec la jurisprudence.
60 Le critère de la vraisemblance appliqué dans l’arrêt Pappajohn, précité, et dans des arrêts subséquents est tout à fait compatible avec la jurisprudence antérieure. La question à trancher est demeurée la même, à savoir si le moyen de défense a un fondement probant qui justifie de le soumettre à l’appréciation d’un jury. Qui plus est, le juge du procès doit toujours se demander précisément si l’accusé s’est acquitté de sa charge de présentation préliminaire pour qu’un moyen de défense puisse être soumis au jury. Le juge Cory a formulé cette question comme suit dans l’arrêt Osolin, précité, p. 682 :
L’expression « vraisemblance » signifie simplement que le juge du procès doit déterminer si la preuve produite est susceptible, si elle était acceptée, de permettre à un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées de prononcer l’acquittement.
La question formulée par le juge Cory s’appuyait carrément sur la jurisprudence antérieure remontant à l’arrêt Wu, précité.
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