R. c. Sharpe, 2001 CSC 2
115 Pour décider s’il convient d’accorder une réparation au moyen d’une interprétation large, il nous faut identifier une disposition précise qui pourrait être incluse dans la loi existante afin d’en maintenir l’équilibre constitutionnel. En l’espèce, l’art. 163.1 pourrait être considéré comme incorporant une exception applicable à la possession :
1. de matériel expressif créé par l’intéressé : c’est-à-dire les écrits ou représentations créés par l’accusé seul et conservés par ce dernier exclusivement pour son usage personnel;
2. d’enregistrements privés d’une activité sexuelle légale : c’est-à-dire tout enregistrement visuel créé par l’accusé ou dans lequel ce dernier figure, qui ne représente aucune activité sexuelle illégale et qui est conservé par l’accusé exclusivement pour son usage personnel.
La première catégorie protégerait les expressions écrites ou visuelles de la pensée créées par une seule personne et conservées par celle-ci pour son seul usage personnel. Le journal intime de l’adolescent entrerait dans cette catégorie, de même que toute autre œuvre écrite ou représentation créée par une seule personne, qui est en la possession exclusive de cette personne et qui est destinée à être vue uniquement par elle.
116 La seconde catégorie protégerait la représentation d’une personne par elle-même, comme la photo qu’un enfant ou un adolescent a prise de lui-même seul, qu’il conserve strictement en privé et qui est destinée à son seul usage personnel. Elle irait jusqu’à protéger l’enregistrement d’une activité sexuelle légale, pourvu que certaines conditions soient remplies. La personne qui a en sa possession l’enregistrement doit avoir enregistré personnellement l’activité sexuelle en question ou y avoir participé. Cette activité ne doit pas être illégale, ce qui a pour effet de garantir que toutes les parties ont consenti et d’empêcher que des enfants soient exploités ou maltraités. Il faut aussi que toutes les parties aient consenti à la création de l’enregistrement. L’enregistrement doit être conservé strictement en privé par la personne qui l’a en sa possession et être destiné exclusivement à l’usage personnel de son auteur et des personnes qui y sont représentées. Ainsi, par exemple, la disposition ne s’appliquerait pas à un couple d’adolescents qui créerait et conserverait des photos sexuellement explicites d’eux-mêmes séparément ou ensemble en train de se livrer à une activité sexuelle légale, pourvu qu’ils aient pris les photos ensemble et qu’ils ne les aient échangées qu’entre eux. Le fardeau de la preuve à l’égard de ces catégories d’exceptions serait semblable à celui qui s’applique aux moyens de défense fondés sur la « valeur artistique », le « but éducatif, scientifique ou médical » et le « bien public ». L’accusé soulèverait l’exception en indiquant des faits susceptibles de lui permettre de s’en prévaloir, après quoi il incomberait au ministère public d’établir hors de tout doute raisonnable que cette exception ne s’applique pas.
117 Ces deux exceptions s’appliqueraient nécessairement aussi à l’infraction de « production de pornographie juvénile » prévue au par. 163.1(2) (mais non à l’impression et à la publication de ce matériel, ou au fait de l’avoir en sa possession à des fins de publication); sinon, une personne qui ne pourrait pas être poursuivie pour possession de matériel de cette nature resterait susceptible de l’être pour l’avoir créé.
118 Je répète que la protection accordée par cette exception ne s’appliquerait qu’au matériel destiné uniquement à un usage personnel. S’il était démontré que du matériel est conservé à une autre fin que l’usage personnel, la possession de ce matériel ne relèverait plus de l’exception et tomberait entièrement sous le coup du par. 163.1(4). En fait, une telle possession pourrait aussi tomber sous le coup des dispositions relatives aux infractions de production et de distribution des par. 163.1(2) et (3).
128 Voici un résumé général de mes conclusions concernant le par. 163.1(4) :
1. La disposition interdit la possession de photos, de films, de vidéos ou de toute autre représentation où figure une personne âgée de moins de 18 ans ou présentée comme telle, qui se livre à une activité sexuelle explicite. Les représentations d’activités qui ne satisfont pas à ce critère ne sont pas visées. Par conséquent, la représentation d’actes intimes anodins, comme un baiser ou une étreinte, n’est pas visée par la disposition créant l’infraction.
2. La disposition interdit la possession de représentations dont la caractéristique dominante est la représentation, dans un but sexuel, des organes sexuels ou de la région anale d’une personne âgée de moins de 18 ans. Les photos innocentes d’un bébé dans une baignoire et les autres représentations de nudité non sexuelle ne sont pas visées par la disposition créant l’infraction.
3. La disposition interdit la possession d’écrits ou de matériel visuel qui encouragent une activité sexuelle illégale avec une personne âgée de moins de 18 ans. Les écrits qui ne satisfont pas à ce critère ne sont pas visés par la disposition créant l’infraction.
4. Les tribunaux devraient adopter une méthode objective pour déterminer si un type de matériel est visé par la définition de la pornographie juvénile. Il s’agit de déterminer si une personne raisonnable conclurait, par exemple, que le matériel contesté représente une activité sexuelle « explicite » ou s’il « préconise ou conseille » la perpétration d’infractions d’ordre sexuel avec des personnes âgées de moins de 18 ans. Les tribunaux devraient également adopter une méthode objective pour déterminer si un moyen de défense prévu par la loi peut être invoqué.
5. Les divers moyens de défense prévus par la loi (c’est-à-dire la valeur artistique, le but éducatif, scientifique ou médical et le bien public) doivent être interprétés de façon libérale de manière à protéger la liberté d’expression et la possession à des fins sociales dont les avantages rachètent ses lacunes.
6. Les garanties prévues à l’al. 2b) et à l’art. 7 de la Charte exigent la reconnaissance de deux exceptions au par. 163.1(4), à savoir le cas où l’atteinte que l’interdiction porte à la liberté d’expression et au droit à la vie privée est la plus marquée, et ses avantages les plus ténus :
a) La première exception protège la possession de matériel expressif créé par une seule personne qui le conserve exclusivement pour son propre usage personnel. Elle protège également les formes d’expression profondément personnelle comme les journaux intimes et les dessins destinés à l’usage exclusif de leur auteur.
b) La seconde exception protège la possession par une personne d’enregistrements qu’elle a créés ou dans lesquels elle figure, mais seulement si ces enregistrements ne représentent pas une activité sexuelle illégale, si elle les conserve exclusivement pour son usage personnel et s’ils ont été créés avec le consentement des personnes qui y figurent.
7. Ces deux exceptions s’appliquent également à l’infraction de « production » de pornographie juvénile prévue au par. 163.1(2).
8. Aucune de ces exceptions ne protège la personne qui nourrit des intentions autres que la possession personnelle : toute personne ayant eu l’intention de distribuer, publier, imprimer, partager ou, de quelque autre façon, diffuser ce matériel sera assujettie à l’application intégrale de l’art. 163.1.
VI. Conclusion
129 Je suis d’avis de confirmer la validité du par. 163.1(4) pour le motif que la définition de la « pornographie juvénile », à l’art. 163.1, doit être considérée comme incluant une exception visant (1) les écrits ou représentations créés par l’accusé seul et conservés par ce dernier exclusivement pour son usage personnel, et (2) tout enregistrement visuel créé par l’accusé ou dans lequel ce dernier figure, qui ne représente aucune activité sexuelle illégale et qui est conservé par l’accusé exclusivement pour son usage personnel. Il y a lieu de répondre aux questions constitutionnelles en conséquence.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire