vendredi 10 octobre 2014

Le droit applicable à l’arrêt des procédures

Brind'Amour c. R., 2014 QCCA 33 (CanLII)


[53]        Les tribunaux reconnaissent l’existence de deux grandes catégories d’abus de procédure. Ceux qui contreviennent à l’équité du procès et ceux, plus rares, qui portent atteinte à l’intégrité du système de justice. Dans la première catégorie, c’est surtout le droit de l’accusé à un procès équitable qui est en cause, alors que dans la seconde (on parle alors de la « catégorie résiduelle »), il est plutôt question d’une conduite si inéquitable ou vexatoire qu’elle contrevient aux règles fondamentales de justice et mine ainsi l’intégrité du système judiciaire : R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, paragr. 73. Si, dans la première catégorie, le préjudice personnel subi par l’accusé, notamment sa gravité et son ampleur, est le critère premier pour déterminer si l’arrêt des procédures doit être prononcé, dans la seconde, même si le préjudice personnel éprouvé par l’accusé demeure pertinent, ce n’est pas la considération principale. La juge Charron le rappelle dans R. c. Nixon2011 CSC 34 (CanLII), [2011] 2 R.C.S. 566 :
41 Dans la catégorie résiduelle de cas, l'atteinte aux droits de l'accusé est pertinente, mais non déterminante. Bien entendu, dans la plupart des cas, l'accusé n'établira le bien-fondé de son allégation d'abus de procédure que s'il parvient à démontrer que la conduite du poursuivant lui a causé un certain préjudice. Cependant, en ce qui concerne cette catégorie de cas, il est préférable de concevoir le préjudice subi comme un acte tendant à miner les attentes de la société sur le plan de l'équité en matière d'administration de la justice. Les propos suivants de la juge L'Heureux-Dubé dans R. c. Conway1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, expriment bien le caractère essentiel de l'équilibre à atteindre en matière d'abus de procédure en ce qui concerne la catégorie résiduelle de cas :
     Suivant la doctrine de l'abus de procédure, le traitement injuste ou oppressif d'un accusé prive le ministère public du droit de continuer les poursuites relatives à l'accusation. Les poursuites sont suspendues, non à la suite d'une décision sur le fond (voir Jewitt, précité, à la p. 148), mais parce qu'elles sont à ce point viciées que leur permettre de suivre leur cours compromettrait l'intégrité du tribunal. Cette doctrine est l'une des garanties destinées à assurer "que la répression du crime par la condamnation du coupable se fait d'une façon qui reflète nos valeurs fondamentales en tant que société" (Rothman c. La Reine, [1981] 1 R .C.S. 640, à la p. 689, le juge Lamer). C'est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le soutien de la collectivité pour que l'administration de la justice criminelle puisse adéquatement remplir sa fonction. Par conséquent, lorsque l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société [de veiller à ce] que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l'administration de la justice est mieux servie par l'arrêt des procédures.
[Souligné dans l’arrêt.]
[54]        Dans Canada c. Tobiass1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391, paragr. 96, la Cour suprême écrit que certaines situations sont tellement graves, que le simple fait de continuer les procédures serait outrageant :
[…] De l'aveu général, s'il était suffisamment grave, un abus commis dans le passé pourrait ébranler la confiance du public dans l'administration de la justice au point où le simple fait de poursuivre l'instance constituerait un nouvel abus persistant justifiant la suspension des procédures. […]
[55]        Dans le présent dossier, il va de soi qu’il s’agit d’une situation qui relève de la catégorie résiduelle.
[56]        Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse d’un abus de la première ou de la deuxième catégorie, l’arrêt des procédures n’est  approprié que si deux critères sont satisfaits : 1) le préjudice causé par l’abus sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue; 2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.
[57]        Toujours dans Tobiass, la Cour suprême rappelle l’importance du premier critère, qui indique que la réparation qu’est l’arrêt des procédures a un caractère prospectif et non rétrospectif :
91 Le premier critère est d'une importance capitale. Il reflète le caractère prospectif de cette réparation. La suspension des procédures ne corrige pas le préjudice causé, elle vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d'intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l'avenir. Voir l'arrêt O'Connor, au par. 82. Pour cette raison, il faut satisfaire au premier critère même s'il s'agit d'un cas visé par la catégorie résiduelle. Voir l'arrêt O'Connor, au par. 75. Le simple fait que l'État se soit mal conduit à l'égard d'un individu par le passé ne suffit pas à justifier la suspension des procédures. Pour que la suspension des procédures soit appropriée dans un cas visé par la catégorie résiduelle, il doit ressortir que la conduite répréhensible de l'État risque de continuer à l'avenir ou que la poursuite des procédures choquera le sens de la justice de la société. Ordinairement, la dernière condition ne sera pas remplie à moins que la première ne le soit aussi — la société ne s'offusquera pas de la poursuite des procédures à moins qu'une forme de conduite répréhensible soit susceptible de persister. Il peut y avoir des cas exceptionnels où la conduite reprochée est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant. Mais de tels cas devraient être relativement très rares.
[58]        En d’autres mots, même pour la catégorie résiduelle, ordinairement, la poursuite des procédures pourra choquer le sens de la justice seulement si la conduite répréhensible ou l’abus est susceptible de se perpétuer. Par contre, il peut se produire des cas, « relativement très rares » et « exceptionnels », qui ne laissent place à aucune alternative : la simple poursuite du procès serait tellement choquante, en raison de la gravité de l’inconduite, qu’il faut arrêter les procédures.
[59]        Par ailleurs, en toutes circonstances, l’ordonnance d’arrêt des procédures constitue une forme de réparation draconienne et il faut la réserver aux cas les plus graves ou les plus manifestes, alors qu’aucune autre mesure ne pourrait corriger le préjudice : R. c. Regan2002 CSC 12 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 297, paragr. 53.
[60]        Enfin, s’il reste un degré d’incertitude quant à la possibilité de faire disparaître le préjudice, on peut alors appliquer un troisième critère, celui d’un examen comparatif entre les intérêts que servirait l’arrêt des procédures et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif au fond.

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