R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33
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[2] Je conclus que lorsque le consentement à des rapports sexuels est conditionnel à l’utilisation d’un condom, le seul cadre d’analyse conforme au texte, au contexte et à l’objet de l’interdiction de l’agression sexuelle est qu’il n’y a pas de consentement à l’acte physique qui consiste à avoir des rapports sexuels sans condom. Les relations sexuelles avec ou sans condom sont des formes fondamentalement et qualitativement distinctes de contact physique. Une personne plaignante qui consent à une relation sexuelle à la condition que son partenaire porte un condom ne consent pas à une relation sexuelle sans condom. Cette approche respecte les dispositions du Code criminel, la jurisprudence constante de notre Cour sur le consentement et sur l’agression sexuelle, ainsi que l’intention du Parlement de protéger l’autonomie sexuelle et la dignité humaine de toutes les personnes au Canada. Puisque seul oui veut dire oui et que non veut dire non, « non, pas sans condom » ne peut vouloir dire « oui, sans condom ». Si le partenaire de la personne plaignante fait fi de sa condition, le rapport sexuel est non consensuel et l’autonomie sexuelle de la personne plaignante ainsi que sa capacité d’agir en toute égalité sur le plan sexuel ont été violées.
[42] Pour décider si l’accord de la plaignante à des rapports sexuels avec un condom signifie également qu’elle a donné son accord à des rapports sexuels sans condom, nous partons du principe de l’arrêt Hutchinson selon lequel « l’activité sexuelle » à laquelle la personne plaignante doit donner son accord est « l’acte sexuel physique spécifique » (par. 54 (italique omis)). L’accent doit donc être mis sur l’acte ou les actes sexuels spécifiques, définis par renvoi aux actes physiques en cause. Dans l’arrêt Hutchinson, notre Cour a également donné des exemples de différents actes physiques, comme « les baisers, les caresses, le sexe oral, les rapports sexuels ou l’utilisation d’accessoires sexuels » (par. 54). Les exemples donnés n’étaient que des illustrations et ils ne s’appliquent qu’en comparaison les uns avec les autres, en ce sens que les baisers ne constituent pas le même acte physique que les caresses, que les caresses ne sont pas la même chose que le sexe oral et que les rapports sexuels ne sont pas la même chose que l’utilisation d’accessoires sexuels. Il ne s’agit pas de catégories juridiques fermées ou d’application obligatoire d’activités sexuelles au sens large, sans égard aux allégations et aux éléments de preuve particuliers en cause.
[43] Compte tenu de l’accent que met l’arrêt Hutchinson sur « l’acte sexuel physique spécifique », l’utilisation du condom peut faire partie de l’activité sexuelle, puisqu’un rapport sexuel sans condom est un acte physique fondamentalement et qualitativement différent d’un rapport sexuel avec un condom. Il va sans dire que la différence physique est qu’un rapport sexuel sans condom implique un contact direct peau contre peau, tandis que le rapport sexuel avec un condom consiste en un contact indirect. De fait, certains hommes affirment que c’est cette différence, celle d’une expérience physique qui n’est pas la même, qui explique pourquoi ils préfèrent ne pas porter de condom (K. Czechowski et autres, « That’s not what was originally agreed to » : Perceptions, outcomes, and legal contextualization of non‑consensual condom removal in a Canadian sample, dans PLoS ONE, 14(7), 10 juillet 2019 (en ligne), p. 2).
[44] Le droit reconnaît que le consentement à la pénétration dans une partie du corps ne vaut pas consentement à la pénétration dans une autre partie, puisqu’il s’agit d’actes physiques distincts (Hutchinson, par. 54). De même, le consentement à une forme de contact peut dépendre de ce qui est utilisé pour toucher le corps, parce que le droit reconnaît qu’il y a une différence physique entre être touché par un doigt, un pénis, un accessoire sexuel ou un autre objet. Il est également clair, par exemple, que le droit voit des actes sexuels physiques spécifiques différents lorsqu’une personne qui a obtenu le consentement de toucher la poitrine d’une femme par‑dessus ses vêtements glisse la main sous ses vêtements pour toucher directement la peau de son sein nu. De la même façon, se faire toucher par un pénis couvert d’un condom n’est pas le même acte physique spécifique que se faire toucher par un pénis nu. Logiquement et juridiquement, un contact sexuel direct est un acte physique différent d’un contact indirect. De fait, vu l’importance de la distinction, la question de savoir si un condom est exigé est fondamentale à l’acte physique.
[45] Tous les principes d’interprétation législative commandent la conclusion selon laquelle un rapport sexuel avec un condom est une activité sexuelle différente d’un rapport sexuel sans condom. Il s’agit de la seule interprétation de l’expression « l’activité physique » qui considère l’art. 273.1 dans son ensemble et d’une manière qui s’harmonise avec la jurisprudence de notre Cour sur le consentement subjectif et affirmatif. En outre, elle répond à l’objectif du Parlement de donner effet aux finalités d’égalité et d’affirmation de la dignité qui sous‑tendent les interdictions d’agression sexuelle; elle est sensible au contexte et aux préjudices causés par le refus ou le retrait non consensuel du condom; et elle respecte le principe de la modération en droit criminel. Bien que la viciation par la fraude puisse survenir dans d’autres affaires, elle ne s’applique pas lorsque l’utilisation du condom est une condition du consentement.
a) Il s’agit de la seule interprétation cohérente de l’art. 273.1 dans son ensemble
[46] Les principes d’interprétation législative exigent que le texte des dispositions soit lu dans son ensemble et de manière cohérente. On présume que les dispositions forment un cadre rationnel, intrinsèquement cohérent et qu’elles fonctionnent en harmonie comme les diverses parties d’un tout (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), §11.2; R. c. L.T.H., 2008 CSC 49, [2008] 2 R.C.S. 739, par. 47). Il s’ensuit qu’en interprétant la définition du consentement énoncée par le Parlement à l’art. 273.1, les par. (1) et (2) doivent être lus ensemble d’une manière cohérente.
[47] En adoptant une définition du consentement, le Parlement a énuméré, au par. 273.1(2), des situations dans lesquelles il n’y a aucun consentement en rapport avec les infractions d’agression sexuelle. Les alinéas 273.1(2)d) et e) en particulier prévoient qu’il n’y a pas de consentement si la personne plaignante « manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à l’activité » ou si, « après avoir consenti à l’activité, [elle] manifeste [. . .] l’absence d’accord à la poursuite de celle‑ci ». Pour que l’actus reus soit établi, il n’est pas nécessaire que la personne plaignante ait manifesté l’absence de consentement; toutefois, lorsqu’elle l’a manifestée, ce fait se rapporte directement à la question de savoir si elle a subjectivement consenti à l’activité sexuelle, et il peut également avoir une incidence sur la question de savoir, dans le cadre de l’analyse de la mens rea, si une croyance erronée au consentement pouvait être raisonnable (J.A., par. 23‑24, 41 et 45‑46).
[48] Ces alinéas mettent en évidence en quoi les paroles et les gestes de la personne plaignante se rapportent directement à la question de savoir s’il y a eu consentement ou non à l’activité sexuelle. D’après le témoignage de la plaignante en l’espèce, elle a manifesté, par ses paroles et son comportement, une absence d’accord à un rapport sexuel sans condom. L’alinéa 273.1(2)d) confirme expressément que le rejet manifeste d’une activité spécifique doit être respecté pour que le consentement ait un sens. L’utilisation d’un condom ne saurait être dépourvue de pertinence, secondaire ou accessoire, lorsque la personne plaignante a expressément rendu son consentement conditionnel à son utilisation. Comme l’a affirmé la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Ewanchuk, l’al. 273.1(2)d) « reconnaît que, lorsqu’une femme dit “non”, elle communique son absence de consentement, indépendamment de ce que l’accusé croyait qu’elle signifiait, et que cette manifestation de volonté a un effet juridique contraignant » (par. 101).
[49] En outre, reconnaître que l’utilisation du condom puisse faire partie de l’activité sexuelle est la seule façon de répondre à la nécessité que la personne plaignante ait donné son consentement affirmatif et subjectif à chaque acte sexuel, et ce, à chaque fois. En plus d’affirmer que tout individu a le droit de décider qui touche leur corps et de quelle manière, cela situe l’utilisation du condom au cœur de la définition du consentement, comme il se doit. Il s’agit de la seule interprétation cohérente avec les principes fondamentaux du consentement exprimés à l’art. 273.1 et dans la jurisprudence de longue date de notre Cour, y compris l’arrêt Hutchinson.
[50] Inclure l’utilisation du condom comme partie de l’activité sexuelle met à bon droit l’accent sur la question suivante qui est au cœur théorique de l’analyse de l’actus reus : y a‑t‑il eu consentement véritable au sens de l’art. 273.1? Depuis l’arrêt Ewanchuk, notre Cour a toujours insisté sur l’importance fondamentale du point de vue subjectif de la personne plaignante à l’étape de l’actus reus (J.A., par. 23 et 45‑46; Barton, par. 87‑89; G.F., par. 29 et 33). L’appréciation du consentement au sens de l’art. 273.1(1) est déterminée par rapport à l’état d’esprit subjectif dans lequel se trouvait en son for intérieur la personne plaignante à l’égard des attouchements, lorsqu’ils ont eu lieu (Ewanchuk, par. 26 et 61). Il s’agit d’une approche purement subjective où seul le point de vue individuel de la personne plaignante est déterminant : elle a consenti ou elle n’a pas consenti (Ewanchuk, par. 27 et 31; J.A., par. 23; Barton, par. 89). Le point de vue de la personne accusée n’est pas pertinent à cette étape (Barton, par. 87 et 89).
[51] Selon les principes fondamentaux du consentement, les raisons qu’a la personne plaignante de donner ou de refuser son consentement et d’insister sur l’utilisation d’un condom ne sont pas pertinentes : « Si la plaignante n’a pas consenti subjectivement à l’activité (pour quelque raison que ce soit), l’actus reus est alors établi » (G.F., par. 33 (je souligne)). Que chacun ait droit de refuser un contact sexuel quelles que soient ses raisons, est un principe fondamental du droit canadien en matière d’agression sexuelle (J.A., par. 43; G.F., par. 33). Toutes les personnes « ont le droit inhérent d’exercer un contrôle complet sur leur corps, et de ne prendre part à des actes sexuels que si elles le désirent » (R. c. Park, 1995 CanLII 104 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 836, par. 38 et 42; Ewanchuk, par. 75, la juge L’Heureux‑Dubé, motifs concordants). La capacité de chaque personne de fixer les limites et les conditions dans lesquelles elle accepte d’être touchée repose sur des notions aussi importantes que l’inviolabilité physique, l’autonomie sexuelle et la capacité d’agir sur le plan sexuel, la dignité humaine et l’égalité (Ewanchuk, par. 28; G.F., par. 1). Comme l’a expliqué la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Mabior, « [d]e nos jours, la répression de l’agression sexuelle vise à protéger le droit de refuser un rapport sexuel : l’agression sexuelle est répréhensible en ce qu’elle nie la dignité de la victime en tant qu’être humain », omet de reconnaître chacun des partenaires sexuels comme « une personne autonome, égale et libre », et consiste en « l’exploitation illicite d’un être humain par un autre. Se livrer à des actes sexuels avec une autre personne sans son consentement c’est la traiter comme un objet et porter atteinte à sa dignité humaine » (par. 45 et 48). Voir aussi J. McInnes et C. Boyle, « Judging Sexual Assault Law Against a Standard of Equality » (1995), 29 U.B.C. L. Rev. 341, p. 353, note 30, et p. 357, note 38.
[52] On ne saurait faire abstraction du « non » de la personne plaignante à un rapport sexuel sans condom pour l’application tant du par. 273.1(1) que du par. 273.1(2), parce que, « [a]ujourd’hui, non veut dire non, et seul oui veut dire oui » (R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 44). Par conséquent, lorsqu’une plaignante dit : « non, pas sans condom », notre droit en matière de consentement affirme haut et fort que cela veut réellement dire « non », et ne saurait être réinterprété pour devenir « oui, sans condom ».
[53] L’accord volontaire aux rapports sexuels avec un condom ne suppose pas un consentement aux rapports sexuels sans condom, puisque le consentement ne peut se déduire des circonstances ou de la relation qu’entretenaient la personne accusée et la personne plaignante (J.A., par. 47; Ewanchuk, par. 31; G.F., par. 32; Barton, par. 98 et 105). Rien ne remplace le consentement véritable de la personne plaignante à l’activité sexuelle au moment où celle‑ci a lieu, qui suppose son « accord volontaire [. . .] à chacun des actes sexuels accomplis à une occasion précise » (J.A., par. 31). Une personne plaignante doit avoir donné son accord à l’acte sexuel spécifique, puisque « donner son accord à une forme de pénétration ne vaut pas consentement à toute forme de pénétration, et consentir à ce qu’une partie de son corps soit touchée ne vaut pas consentement à toute forme de contacts sexuels » (Hutchinson, par. 54; R. c. Olotu, 2017 CSC 11, [2017] 1 R.C.S. 168, conf. 2016 SKCA 84, 338 C.C.C. (3d) 321; R. c. Poirier, 2014 ABCA 59; R. c. Flaviano, 2014 CSC 14, [2014] 1 R.C.S. 270, conf. 2013 ABCA 219, 309 C.C.C. (3d) 163).