CFG Construction inc. c. R., 2023 QCCA 1032
[82] Selon notre Cour, la poursuite devait démontrer un actus reus qui dénote une insouciance téméraire ou déréglée et qui révèle un écart marqué et important à la norme de la personne raisonnable. La juge consacre d’ailleurs deux sections distinctes à l’analyse de chacun de ces éléments[47].
[83] Or, le cadre d’analyse de la négligence criminelle qui résulte de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Javanmardi est légèrement différent. Voici les observations de la juge Abella sur les éléments essentiels de l’infraction de négligence criminelle :
[19] L’actus reus de la négligence criminelle causant la mort exige que l’accusé ait commis un acte — ou omis de faire quelque chose qu’il était de son devoir légal d’accomplir — et que l’acte ou l’omission ait causé la mort d’autrui.
[20] L’élément de faute consiste à ce que l’acte ou l’omission de l’accusé « montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui ». Les termes « déréglée » et « téméraire » ne sont pas définis dans le Code criminel, mais dans R. c. J.F., 2008 CSC 60 (CanLII), [2008] 3 R.C.S. 215, notre Cour a confirmé que l’infraction de négligence criminelle causant la mort impose une norme de faute objective modifiée — la norme objective de la « personne raisonnable » (par. 7‑9; voir aussi R. c. Tutton, 1989 CanLII 103 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1392, p. 1429‑1431; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 19; R. c. Beatty, 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49, par. 7).
[21] Comme pour les autres infractions criminelles fondées sur la négligence, l’élément de faute de la négligence criminelle causant la mort est apprécié en déterminant la mesure dans laquelle la conduite de l’accusé s’écartait de celle d’une personne raisonnable dans la même situation[3]. Pour certaines infractions fondées sur la négligence, comme la conduite dangereuse, un écart « marqué » correspond à l’élément de faute (J.F., par. 10; voir aussi : Beatty, par. 33; R. c. Roy, 2012 CSC 26, [2012] 2 R.C.S. 60, par. 30; R. c. L. (J.) (2006), 2006 CanLII 805 (ON CA), 204 C.C.C. (3d) 324 (C.A. Ont.), par. 15; R. c. Al‑Kassem, 2015 ONCA 320, 78 M.V.R. (6th) 183, par. 6). Dans le contexte de la négligence criminelle causant la mort, toutefois, le degré d’écart requis a été décrit comme étant élevé, c’est‑à‑dire marqué et important (J.F., par. 9, appliquant Tutton, p. 1430‑1431, et R. c. Sharp (1984), 1984 CanLII 3487 (ON CA), 12 C.C.C. (3d) 428 (C.A. Ont.)).
[22] Ces normes ont beaucoup de traits communs. Elles posent toutes deux la question de savoir si les actions de l’accusé ont créé un risque pour d’autres personnes, et si « une personne raisonnable aurait prévu le risque et pris les mesures pour l’éviter si possible » (voir Roy, par. 36; Stewart, p. 248). La distinction entre ces normes a été décrite comme étant une question de degré (voir R. c. Fontaine (2017), 2017 QCCA 1730, 41 C.R. (7th) 330, par. 27; R. c. Blostein (2014), 2014 MBCA 39, 306 Man. R. (2d) 15, par. 14). Comme l’a expliqué le juge Healy dans Fontaine :
Ces différences de degré ne peuvent être mesurées au moyen d’une règle, d’un thermomètre ou de tout autre instrument étalonné. Les termes « marqué et important » sont de simples adjectifs utilisés pour paraphraser et interpréter l’expression « insouciance déréglée ou téméraire » de l’article 219 du Code criminel. Ils ne peuvent pas servir à fixer une échelle de gravité objective qui soit déterminante d’un cas à l’autre. Tant le comportement que la faute doivent s’apprécier de façon entièrement contextuelle par le juge des faits. [par. 27]
[23] Dans l’arrêt J.F., le juge Fish n’a pas expliqué en détail comment faire la distinction entre un écart « marqué » et un écart « marqué et important », étant donné que l’affaire ne « port[ait] ni sur la nature ni sur l’étendue des différences entre ces deux normes » (par. 10‑11). Dans le présent pourvoi, également, les différences terminologiques ne sont pas déterminantes et il n’est pas nécessaire qu’elles soient tranchées. Quoi qu’il en soit, en présentant leurs arguments, les parties ont tenu pour acquis que le critère qu’il convient d’appliquer en matière de négligence criminelle causant la mort est l’écart « marqué et important », et c’est sur ce fondement que j’aborde la question dans les présents motifs. Afin d’obtenir un verdict de culpabilité pour négligence criminelle causant la mort, le ministère public doit donc prouver que l’accusée a commis un acte, ou omis de faire quelque chose qu’il était de son devoir légal d’accomplir, et que l’acte ou l’omission a causé la mort d’autrui (l’actus reus). Selon l’arrêt J.F., le ministère public doit en outre établir que la conduite de l’accusée constituait un écart marqué et important par rapport à la conduite d’une personne raisonnable se trouvant dans la situation de l’accusée (l’élément de faute).
[Les soulignements sont ajoutés]
[84] Comme on peut le remarquer, et contrairement à la conclusion de notre Cour, c’est dans l’élément de faute et non dans l’actus reus que réside l’évaluation de l’acte ou de l’omission qui « montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui ». En effet, comme l’explique la juge Abella : « Dans l’arrêt J.F., notre Cour a affirmé que la question de savoir si la conduite de l’accusé s’écartait de la norme requise est en fait une appréciation de la faute, et non de l’actus reus ». Pour la négligence criminelle, le degré d’écart requis doit être marqué et important[48].
[85] Dans l’arrêt J.F., le juge Fish énonçait les essentiels de la négligence criminelle. Il précise qu’une conduite téméraire ou déréglée a été assimilée à un écart marqué et important par rapport à la norme de la personne raisonnable :
[68] Pour ce qui est de la négligence criminelle, l’actus reus sera établi s’il est prouvé (1) que l’accusé était légalement tenu d’accomplir quelque chose; (2) qu’il a omis, d’un point de vue objectif, de s’acquitter de son devoir légal et, (3) que, par cette omission, il a montré, encore une fois d’un point de vue objectif, une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui. La preuve de la mens rea découlera de la conclusion que la conduite de l’accusé était déréglée ou téméraire. La conduite déréglée ou téméraire a été assimilée à un écart marqué et important par rapport à la norme (H. Parent, Traité de droit criminel (2e éd. 2007), t. 2, p. 299), ce qui inclut nécessairement la conduite constituant un écart marqué[49].
[Le soulignement est ajouté]
[86] L’élément de faute de la négligence criminelle sera donc établi lorsque l'acte ou l'omission exhibe une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui, c’est-à-dire un écart marqué et important avec la conduite de la personne raisonnable[50].
[87] Il ne s’agit pas de deux normes distinctes, comme l’explique le juge Healy dans l'arrêt Fontaine cité avec approbation par la juge Abella dans l’arrêt Javanmardi : « [l]es termes ‘‘marqué et important’’ sont de simples adjectifs utilisés pour paraphraser et interpréter l’expression ‘‘insouciance déréglée ou téméraire’’ de l’article 219 du Code criminel ». Finalement, il demeure essentiel que l’actus reus et la mens rea soient distingués[51].
[95] Il faut analyser la portée de ce paragraphe dans l’ensemble de la décision. La juge réfère ici à la notion de prudence au sens de l’arrêt R. c. Roy, qui s’appuie lui-même sur l’arrêt Beatty :
La mens rea réside dans le fait que le degré de diligence de l’accusé constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation (Beatty, par. 43). Le degré de diligence que manifeste l’accusé est apprécié par rapport à la norme de diligence que respecterait un conducteur raisonnablement prudent dans la même situation. L’infraction ne sera établie que si le degré de diligence dont a fait preuve l’accusé constitue un écart marqué par rapport à cette norme[55].
[96] Ainsi, la juge considère la prudence de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances exerçant la même activité que l’appelante. Même si l’expression « norme de prudence » qu’emploie la juge d’instance n’est pas l’expression retenue par la jurisprudence, je pense qu’il est évident qu’elle sous-tend la norme de la personne raisonnablement prudente placée dans les mêmes circonstances. Je ne vois pas comment l’utilisation de cette terminologie pourrait s’avérer fautive.
[97] Qui plus est, l’exigence de prudence pouvait être analysée par la juge, puisque celle-ci fluctue selon l’activité exercée, comme le fait valoir l’arrêt Javanmardi :
[37] La juge McLachlin a toutefois expliqué qu’une plus grande prudence peut être attendue d’une « personne raisonnable » selon la nature et les circonstances dans lesquelles s’exerce l’activité (p. 72). Certaines activités, par exemple, nécessitent une attention et des compétences particulières. Il peut être conclu qu’un accusé qui se livre à une telle activité a contrevenu à la norme de la personne raisonnable s’il n’est pas qualifié pour exercer la prudence nécessaire qu’exige l’activité, ou s’il a négligé d’exercer une telle prudence lorsqu’il s’est livré à l’activité. De cette façon, le droit assure une « norme minimale constante » pour toute personne qui se livre à une activité exigeant une diligence et des compétences particulières : ces personnes doivent à la fois être qualifiées et exercer la prudence particulière qu’exige l’activité.
[Le soulignement est ajouté]
[98] Ainsi, dans un domaine d’activité aussi fortement réglementé et dangereux, on pouvait s’attendre à ce que l’appelante veille à l’entretien de ses véhicules, tout comme l’aurait fait une personne raisonnable exerçant la même activité dans les mêmes circonstances.