dimanche 4 mars 2018

Le pouvoir de détention pour fins d'enquête

R. c. Lessard, 2007 QCCS 4793 (CanLII)

Lien vers la décision

[20]            L'arrêt de principe sur le pouvoir de détention pour fins d'enquête est la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Mann qui consacre avec certains ajustements la décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans Simpson.  L'arrêt Mann a été récemment appliqué dans le contexte d'un appel d'urgence au 9-1-1 au sujet d'armes à feu dans R. c. Clayton.
[21]            Le pouvoir de détention pour fins d'enquête a fait l'objet, avant et après la décision dans Mann, de plusieurs décisions de notre Cour d'appel. La doctrine sur ce sujet témoigne des débats vigoureux qu'a engendré la reconnaissance de ce pouvoir de même que les défis entourant son application.  
[22]            Dans l'arrêt Mann, le juge Iacobucci énonce la nature de l'exercice de pondération des droits respectifs de l'État et de l'individu qui doit être effectué dans le contexte d'une intervention policière :
Sauf règle de droit à l’effet contraire, les gens sont libres d’agir comme ils l’entendent. En revanche, les policiers (et, d’une manière plus générale, l’État) ne peuvent agir que dans la mesure où le droit les autorise à le faire.  La vitalité d’une démocratie ressort de la sagesse manifestée par celle-ci lors des moments critiques où l’action de l’État intersecte et menace d’entraver des libertés individuelles.
Le domaine des enquêtes criminelles est incontestablement celui où ces intérêts entrent le plus fréquemment en collision.  Les droits garantis par la Charte n’existent pas dans l’abstrait; ils entrent en jeu pratiquement à toutes les étapes de l’intervention policière.  Comme les policiers ont pour mission de protéger la paix publique et d’enquêter sur les crimes, ils doivent être habilités à réagir avec rapidité, efficacité et souplesse aux diverses situations qu’ils rencontrent quotidiennement aux premières lignes du maintien de l’ordre.
[23]            Les «principes directeurs régissant l'utilisation du pouvoir des policiers en matière de détention aux fins d'enquête» sont résumés par le juge Iacobucci dans l'arrêt Mann.  On peut les énoncer ainsi:
1)     il n'existe pas de pouvoir général de détention pour fins d'enquête mais plutôt un pouvoir limité;
2)     les détentions pour fins d’enquête doivent reposer sur des motifs raisonnables;
3)     la détention doit être jugée raisonnablement nécessaire suivant une considération objective de l’ensemble des circonstances qui sont à la base de la conviction du policier qu’il existe un lien clair entre l’individu qui sera détenu et une infraction criminelle récente ou en cours;
4)     la question des motifs raisonnables intervient dès le départ dans cette détermination, car ces motifs sont à la base des soupçons raisonnables du policier que l’individu en cause est impliqué dans l’activité criminelle visée par l’enquête;
5)     le caractère globalement non abusif de la décision de détenir une personne doit également être apprécié en tenant compte de l’ensemble des circonstances; principalement dans quelle mesure il est nécessaire au policier de porter atteinte à une liberté individuelle afin d’accomplir son devoir, la liberté à laquelle il est porté atteinte, ainsi que la nature et l’étendue de cette atteinte;
6)     il n’y a pas nécessairement correspondance entre les pouvoirs dont disposent les policiers et les devoirs qui leur incombent;
7)     bien que, suivant la common law, les policiers aient l’obligation d’enquêter sur les crimes, ils ne sont pas pour autant habilités à prendre n’importe quelle mesure pour s’acquitter de cette obligation;
8)     les droits relatifs à la liberté individuelle constituent un élément fondamental de l’ordre constitutionnel canadien;
9)     il ne faut donc pas prendre les atteintes à ces droits à la légère et, en conséquence,
10) les policiers n’ont pas carte blanche en matière de détention; 
11)  le pouvoir de détention ne saurait être exercé sur la foi d’une intuition, ni donner lieu dans les faits à une arrestation;
12)  les détentions effectuées aux fins d’enquête doivent être brèves et les personnes détenues n’ont pas l’obligation de répondre aux questions du policier.
[24]            L'arrêt Mann a clarifié un aspect important relatif aux devoirs et aux pouvoirs des policiers en matière d'enquête et de prévention du crime.  Dans l'état actuel du droit, les pouvoirs dont disposent les policiers ne correspondent pas nécessairement aux devoirs qui leur incombent.   Seule une intervention législative pourrait modifier la pondération actuelle entre les devoirs et les pouvoirs des policiers.
[25]            L'article 48 de la Loi sur la police et la common law imposent des devoirs aux policiers, devoirs dont découle un pouvoir limité de détention pour fins d'enquête. Ces obligations qui leur incombent ne leur permettent toutefois pas de recourir à n'importe quelle mesure.  L'intervention policière doit être raisonnablement nécessaire pour accomplir le devoir d'enquête et de prévention du crime, compte tenu de l'ensemble des circonstances. 
[26]            On peut résumer le pouvoir de détention pour fins d'enquête énoncé dans Mann en ces termes:
1)     les policiers peuvent détenir une personne pour fins d’enquête s’ils ont des motifs raisonnables de soupçonner, à la lumière de toutes les circonstances, que cette personne est impliquée dans un crime donné;
2)     la détention doit être jugée raisonnablement nécessaire suite à une évaluation objective de l’ensemble des circonstances qui sont à la base de la conviction du policier qu’il existe un lien clair entre l’individu qui sera détenu et une infraction criminelle récente ou en cours.
[27]            Le caractère raisonnablement nécessaire de la détention exige l'analyse de «la mesure dans laquelle il est nécessaire au policier de porter atteinte à une liberté individuelle afin d’accomplir son devoir, la liberté à laquelle il est porté atteinte, ainsi que la nature et l’étendue de cette atteinte».
[28]            Dans R. c. Clayton, la juge Abella, qui rédige l'opinion principale, décrit ainsi la nature de cet examen :
L’examen tiendra compte de la nature de la situation, y compris la gravité de l’infraction, des renseignements sur le suspect ou sur le crime dont disposaient les policiers et de la mesure dans laquelle la détention était une mesure raisonnablement adaptée à ces éléments, notamment en ce qui a trait à l’emplacement et au moment.  Il faut donc mettre en balance l’importance du risque pour la sécurité du public en général ou d’une personne en particulier avec le droit à la liberté des citoyens, pour déterminer si l’interception n’a porté atteinte à la liberté que dans la mesure raisonnablement nécessaire pour faire face au risque.
[29]            Avant d'aborder l'application des deux critères de l'arrêt Mann, il convient de rappeler la prudence avec laquelle il faut aborder le pouvoir de détention pour fins d'enquête. 
[30]            Dans l'arrêt R. c. Vigneault le juge Rothman formule cette règle de prudence comme suit:
While I acknowledge, in principle, the common law rule permitting detention and warrantless searches based upon articulable cause for suspicion that a person is involved in criminal activity that is being investigated by the police, I am of the view that the principle must be applied with circumspection and restraint with due regard for the caution expressed by Mr Justice Doherty in the Simpson case (R. v. Polashek (1999) 1999 CanLII 3714 (ON CA)25 C.R. (5th) 183, 193 (Ont. C.A.).

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Le processus que doit suivre un juge lors de la détermination de la peine face à un accusé non citoyen canadien

R. c. Kabasele, 2023 ONCA 252 Lien vers la décision [ 31 ]        En raison des arts. 36 et 64 de la  Loi sur l’immigration et la protection...