Fruitier c. R., 2022 QCCA 1225
Lien vers la décision
[61] L’appelant est né le [...] 1930. Il avait donc 90 ans au moment de l’audience sur la peine, il en avait 91 au moment du jugement sur la peine et il en a 92 aujourd’hui.
[62] Les tribunaux reconnaissent que l’âge avancé d’un contrevenant peut être pris en considération dans l’application des principes et objectifs de la détermination de la peine, « mais uniquement dans des circonstances […] limitées »[46]. Il s’agit d’un facteur d’individualisation et d’harmonisation de la peine, mais non pas d’un facteur atténuant à proprement parler[47]. Comme l’explique la Cour d’appel, sous la plume du juge Levesque[48] :
Lorsque l’expectative de vie du délinquant est limitée, les objectifs de détermination de la peine perdent leur valeur fonctionnelle. Dans une telle situation, la discrétion du juge appelé à prononcer la peine doit être utilisée avec circonspection afin « de se garder d’imposer des peines d’une durée déterminée qui dépassent tellement le nombre d’années qu’il reste de façon prévisible au contrevenant à vivre […] .
L’âge du contrevenant est donc un facteur dont le juge chargé de prononcer la peine peut tenir compte afin de s’assurer que celle-ci ne dépasse pas « toute estimation raisonnable du temps qu’il reste normalement à vivre au délinquant ».
[63] En règle générale, cependant, ce facteur doit être évalué à la lumière de l’état de santé du contrevenant en regard de son expectative de vie[50]. Ainsi, le fait qu’il soit d’un âge avancé ne constitue pas en soi un facteur d’allégement de la peine dans l’établissement d’une peine d’incarcération, « à moins qu’il ne ressorte de la preuve que ce dernier n’a que peu de perspectives de compléter sa peine avant son décès »[51]. En l’absence d’une telle preuve, les principes usuels de la détermination de la peine s’appliquent[52]. Le juge chargé de la peine ne doit pas spéculer sur la possibilité que l’état de santé du délinquant se détériore à la suite du prononcé de la peine.
[64] En ce qui concerne plus spécifiquement l’état de santé du contrevenant considéré en tant que tel, les professeurs Parent et Desrosiers synthétisent en ces termes l’état actuel de la jurisprudence[53] :
Indépendante de toutes considérations relatives à la gravité de l’infraction ou au degré de responsabilité du délinquant, la clémence parfois affichée par certains tribunaux à l’égard de la santé précaire de l’accusé repose à la fois sur des motifs pratiques et humanitaires. Pratiques, tout d’abord, puisque l’administration d’un prisonnier nécessitant un suivi médical constant ponctué de nombreuses visites à l’hôpital pose de sérieux problèmes d’ordre organisationnel. Humanitaires, ensuite, car la présence d’une maladie qui est sur le point de sceller le destin d’une personne en phase terminale ou qui fragilise sa capacité à purger sa peine au point de la rendre insupportable doit être prise en considération par un tribunal.
[66] En Cour du Québec, la preuve relative à l’état de santé de l’appelant consistait en deux éléments : une lettre signée par la Dre Suzanne Côté[59] et le témoignage de M. Jean Gobeil, un voisin de l’appelant. Ces éléments de preuve font bien état de la fragilité de l’appelant — tant sur le plan de sa santé physique que de sa santé psychique — et des risques pour sa santé qui pourraient potentiellement se matérialiser en raison du stress lié à son emprisonnement. Mais, rappelons-le, le fait que l’état de santé d’un contrevenant soit douteux ou précaire et que l'emprisonnement puisse constituer pour lui un fardeau additionnel ne suffit pas à justifier un allègement de la peine[60]. La jurisprudence exige la preuve d’une maladie grave et incurable; d’une maladie ou d’une condition médicale à laquelle les services carcéraux ne seront pas en mesure de répondre; ou encore d’un état de santé très grave qui comporte, au moment du prononcé de la peine, une très lourde déchéance permanente et débilitante. Aucune telle preuve n’a été offerte en l’espèce. De même, toute considération de connaissance d’office mise à part, aucune preuve n’a été produite quant à l’espérance de vie de l’appelant. Dans ces conditions, il est impossible de conclure que sous ce rapport le jugement entrepris est entaché d’une erreur justifiant sa réformation en appel.
[97] Au moment où l’avocat de l’appelant demandait le report de l’audience au fond et annonçait son intention de déposer une preuve nouvelle au dossier, l’appelant avait déjà subi son procès, au cours duquel il était représenté par avocat, le verdict avait été rendu à l’issue de ce procès, il n’avait pas été porté en appel, et la peine avait été prononcée plus d’un an après le verdict, en août 2021. Cela étant, toute prétention que l’appelant, à ce stade et en appel, était « inapte à subir son procès / unfit to stand trial » au sens de l’article 2 C.cr. doit être écartée parce que dénuée d’assise en fait en première instance et parce qu’elle est juridiquement inapplicable à l’appel[87]. Et en l’occurrence, une quelconque analogie avec le régime de l’article 672.11 C.cr. est de nature à brouiller les pistes et à lancer le débat dans la mauvaise direction, comme on peut le déduire de certains arrêts de cours d’appel[88]. Toute confusion de ce genre[89] doit maintenant être dissipée pour recadrer le pourvoi et l’aborder sous l’angle approprié : quel peut être l’effet, juridiquement parlant, de la condition de l’appelant, au stade où nous en sommes?
[98] J’ai déjà considéré en termes généraux et aux paragraphes [60] à [66] quelle importance peut acquérir au moment du prononcé de la peine la condition ou l’état de santé d’une personne déclarée coupable d’une infraction criminelle. Mais la question mérite d’être approfondie pour deux raisons. Premièrement, le juge qui a prononcé la peine ignorait tout de la preuve additionnelle maintenant versée au dossier. Deuxièmement, à la différence du juge de première instance, nous ne sommes pas ici avant le prononcé de la peine, mais après, au stade de la mise en application de la peine. Et en l’absence d’une erreur de principe commise par le juge, la Cour ne peut intervenir. Or, je crois qu’une jurisprudence récente peut nous éclairer sur la meilleure façon d’aborder la question.
[99] Le problème qui se pose ici s’est posé dans O’Reilly c. R.[90], un pourvoi qui s’est soldée par un arrêt unanime de la Cour. L’appelant, dans ce dossier, avait 84 ans. Il éprouvait des ennuis de santé (quoiqu’au moment de son procès en 2014, un certificat médical le décrivait comme étant « generally in good health » – ce qui ressemble à la remarque faite ici par le juge et évoquée plus haut au paragraphe [65]). Il avait été condamné à une peine globale de cinq ans d’emprisonnement sur des chefs de fraude, de complot, de gangstérisme et de recyclage des produits de la criminalité dans une affaire de contrebande de cigarettes sur une grande échelle : la perte pécuniaire des gouvernements pour taxes non perçues était évaluée à plus de 5 000 000,00 $. L’essentiel de cette peine fut confirmé en appel.
[100] La question d’un allègement d’une peine à ce stade du processus pénal doit être abordée sous l’angle qu’identifie le juge Mainville dans les motifs de la Cour :
[42] Ainsi, si au moment du prononcé d’une peine, l’état de santé d’un contrevenant âgé ne permet pas de croire qu’il a peu de perspectives de compléter sa peine d’incarcération avant son décès, le juge dispose alors de toute la discrétion requise pour prononcer la peine qu’il estime appropriée selon les facteurs et critères habituels. C’est le cas en l’espèce, vu l’état de santé de Gérald O’Reilly (« [g]enerally in good health ») lors du prononcé de sa peine le 2 juillet 2014. Il [y a lieu] d’ailleurs de noter que, vu les dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, Gérald O’Reilly ne serait probablement plus aujourd’hui en milieu carcéral si l’exécution de sa peine n’avait pas été suspendue pendant l’instance d’appel.
[43] Il est possible que l’état de santé d’un contrevenant se détériore après le prononcé de sa peine. Cette possibilité s’accroît d’autant plus avec l’âge du contrevenant. Le juge de la peine ne peut cependant spéculer à ce sujet et doit déterminer la peine en fonction de la preuve dont il dispose lors du prononcé de celle-ci. Si la santé du contrevenant se détériore par la suite, il ne s’agit plus alors d’une question de détermination de la peine, mais plutôt de sa mise en œuvre. Il appartient alors aux autorités carcérales compétentes de prendre les mesures qui s’imposent, tenant compte notamment de l’article 121 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition […].
La disposition de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition à laquelle renvoie cite le juge Mainville est sans application en l’occurrence car, contrairement à l’appelant, O’Reilly devait purger sa peine dans un établissement de détention fédéral.
42. Le directeur de l’établissement peut, en tout temps, permettre à une personne incarcérée une sortie à des fins médicales lorsque, notamment:
1° elle est malade en phase terminale; 2° son état de santé nécessite une hospitalisation immédiate; 3° elle doit subir une évaluation ou des examens médicaux en milieu spécialisé; 4° elle nécessite des soins ou un traitement qui ne peuvent lui être prodigués dans l’établissement. | 42. The facility director may, at all times, authorize the temporary absence of an inmate for medical purposes, in particular where (1) the inmate is terminally ill; (2) the inmate’s state of health requires immediate hospitalization; (3) the inmate must undergo an evaluation or medical examinations in a specialized environment; or (4) the inmate requires care or treatment that cannot be provided in the correctional facility. |
149. Malgré les articles 145 à 148, une personne contrevenante peut bénéficier de la libération conditionnelle dans les cas suivants:
1° elle est malade en phase terminale; 2° sa santé physique ou mentale risque d’être gravement compromise si la détention se poursuit; 3° l’incarcération constitue pour elle une contrainte excessive difficilement prévisible au moment de sa condamnation; […] | 149. Notwithstanding sections 145 to 148, conditional release may be granted to an offender
(1) who is terminally ill; (2) whose physical or mental health is likely to suffer serious damage if he or she continues to be held in confinement; (3) for whom continued confinement would constitute an excessive hardship that was not reasonably foreseeable at the time the offender was sentenced; […] |
[102] C’est selon ces règles, et sur le plan de l’administration ou de la mise en application de la peine, plutôt que sur celui du prononcé de la peine, que devra se résoudre, le cas échéant, le problème graduel mais irréversible que pose la condition de l’appelant.
[103] Il convient cependant d’ajouter que le dépôt au dossier d’une preuve nouvelle et digne de foi permet à la Cour de porter à l’attention des autorités compétentes la gravité potentielle de la situation. Selon un principe primordial et déjà ancien en cette matière, la peine prononcée en première instance doit être, et devait être ici, une peine « juste et appropriée »[93]. Elle l’était. Mais les choses évoluent et il ne saurait être question à l’avenir, par le seul effet d’une détérioration de l’état de santé de l’appelant, d’accabler un grand vieillard[94], quelqu’un qui, en raison d’une maladie incurable, sent s’alourdir de jour en jour le fardeau de la sanction initiale imposée en 2021. Il n’appartient pas à la Cour de suivre et de jauger cette évolution, mais elle peut souligner la nécessité de le faire en formulant comme ici une recommandation en ce sens auprès des autorités compétentes[95]. Cela explique les lignes qui précèdent.