Rochon c. R., 2019 QCCA 517
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[27] En droit criminel canadien, il existe deux versions de la défense de contrainte : la version de l’article 17 du Code criminel qui s’applique à l’auteur principal de l’infraction (le complice après le fait étant un auteur principal) et celle de common law qui s’applique au participant à une infraction. L’arrêt Ryan énonce les éléments constitutifs communs aux deux versions :
[81] La version législative ainsi que la version de common law du moyen de défense fondé sur la contrainte sont en grande partie identiques. Elles partagent en effet les éléments constitutifs suivants :
• il doit y avoir eu des menaces explicites ou implicites de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur. Ces menaces peuvent viser l’accusé ou un tiers;
• l’accusé doit croire, pour des motifs raisonnables, que ces menaces seront mises à exécution;
• il n’existe aucun moyen de s’en sortir sans danger. Cet élément est évalué en fonction d’une norme objective modifiée;
• il doit exister un lien temporel étroit entre les menaces proférées et le préjudice qu’on menace de causer;
• il doit y avoir proportionnalité entre le préjudice dont l’accusé est menacé et celui qu’il inflige. Le préjudice causé par l’accusé ne doit pas être plus grave que celui dont il a été menacé. Cet élément est aussi évalué en fonction d’une norme objective modifiée;
• l’accusé n’a participé à aucun complot ni à aucune association le soumettant à la contrainte, et savait vraiment que les menaces et la contrainte l’incitant à commettre une infraction criminelle constituaient une conséquence possible de cette activité, de ce complot ou de cette association criminels.[18]
[Caractères gras ajoutés]
[28] L’appelant fait valoir qu’en « ajoutant » l’élément de l’absence de moyen de s’en sortir sans danger à la version législative, la Cour suprême « a usurpé la fonction du législateur et a outrepassé ses compétences ».
[29] Outre que la Cour est liée par l’arrêt Ryan[19], l’argument est sans valeur. L’élément de l’absence de moyen de s’en sortir sans danger n’est pas exclusif à la défense de common law. Ce critère découle expressément du sens même du vocable « contrainte » et de la nature juridique de ce moyen de défense fondé sur le principe du caractère involontaire au sens moral[20]. Le juge en chef Lamer l’explique clairement dans Hibbert :
La prétendue exigence du «moyen de s'en sortir sans danger» que comporte le droit en matière de contrainte n'est, à mon avis, qu'un exemple précis d'une exigence plus générale, analogue à celle que le juge Dickson a décrite relativement au moyen de défense fondé sur la nécessité — savoir que l'obéissance à la loi soit «démonstrativement impossible». Comme l'explique le juge Dickson, cette exigence découle directement du concept sous‑jacent du caractère involontaire normatif sur lequel repose le moyen de défense fondé sur la nécessité. Puisque je suis d'avis que la contrainte comme moyen de défense doit être considérée comme ayant le même fondement théorique, il s'ensuit que ce moyen de défense comporte une exigence semblable — savoir qu'il ne peut être invoqué que si l'accusé soumis à la contrainte n'a, pour reprendre l'expression du juge Dickson, aucun «moyen de s'en sortir légalement». La règle qui veut que l'accusé ne puisse invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte si un «moyen de s'en sortir sans danger» s'offrait à lui n'est qu'un exemple précis de cette exigence générale — si l'accusé avait pu s'en sortir sans danger excessif, la décision de commettre l'infraction devient, comme le fait observer le juge Dickson dans le contexte de la nécessité, «un acte volontaire, mû par quelque considération autre que les impératifs de la "nécessité" et de l'instinct humain».[21]
[Caractères gras ajoutés]
[30] Bien que ces propos concernent la défense de contrainte de common law, ils sont tout à fait transposables à la version législative de cette défense[22].
[31] L’appelant attaque aussi les directives du juge selon lesquelles le fait qu’il avait en sa possession un téléphone cellulaire alors qu’il se trouvait seul dans sa voiture est pertinent pour évaluer le critère du moyen de s’en sortir sans danger. Il soutient que ces directives ont porté atteinte à son droit à la protection contre l’auto-incrimination. Il convient de reproduire les passages pertinents :
Ce que je vous ai dit, par ailleurs... ce que je vous ai dit, par ailleurs, puis ça je vous le redirai encore une fois lorsque je résumerai la thèse des parties, il a été question du téléphone qu'avait en sa possession monsieur Rochon dans le contexte que je vous ai décrit, alors qu'on parlait de la troisième question en matière de contrainte, la question de la possibilité de s'en sortir.
On s'entend que c'est un élément nécessairement dont vous devez tenir compte, mais je rappelle à votre attention qu'effectivement ne perdez pas de vue non plus, par ailleurs, que comme tel un individu n'a pas d'obligation légale d'agir, de... soit de réclamer la protection des autorités policières, soit de dénoncer un crime dont il serait témoin, alors qu'il est en cours, ne perdez pas ça de vue.
Par ailleurs, comme je vous l'ai dit également, dans le contexte le fait que monsieur a, à ce moment-là, un téléphone, a sa pertinence, rappelez-vous de l'explication qu'il donne à ce sujet-là. D'ailleurs, il dit, dans l'état où je me trouve, je ne pense... je ne pense même pas au fait que je suis en possession d'un téléphone. Ça sera à vous d'apprécier l'ensemble.
[Caractères gras ajoutés]
[32] Ces directives sont conformes au droit. D’une part, le juge a clairement indiqué au jury que l’appelant n’avait pas l’obligation de contacter les autorités ni celle de se dénoncer. D’autre part, le fait que l’appelant avait en sa possession un téléphone cellulaire était pertinent dans l’évaluation du critère du moyen de s’en sortir sans danger[23]. Rappelons que ce critère s’évalue selon la norme objective modifiée de la personne raisonnable se trouvant dans une situation similaire[24].
[33] Bref, la prise en compte, au moment d’apprécier la défense de contrainte, du défaut de l’appelant de demander la protection de la police ne viole pas son droit à la protection contre l’auto-incrimination. Cette preuve sert non pas à prouver les éléments constitutifs de l’infraction, mais à réfuter le moyen de défense soulevé par l’appelant[25].
[34] De plus, la question de savoir s’il existait un autre moyen de s’en sortir sans danger se pose tant que l’infraction reprochée n’est pas complétée[26]. C’est la conclusion à laquelle en est venue la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Foster[27]. Dans cette affaire, Simone Foster était accusée d’avoir importé de la cocaïne au Canada au retour d’un voyage auprès de sa famille en Jamaïque. Les stupéfiants avaient été découverts sur elle à son arrivée en sol canadien par un agent des services frontaliers de l’aéroport Pearson à Toronto. À son procès, elle admettait avoir commis l’infraction, mais invoquait avoir agi sous la contrainte d’un homme jamaïcain qui menaçait de tuer ses proches si elle ne lui obéissait pas. Déclarée coupable en première instance, elle attaquait en appel les directives du juge selon lesquelles le jury pouvait considérer son défaut de solliciter l’aide des autorités à son arrivée à l’aéroport Pearson de Toronto :
[45] The appellant contends that once she entered Canada carrying the cocaine, the offence was complete. Law enforcement officials had no discretion to release her. Their only option was to arrest her. She had no means of escape at the airport because, to be availing, the legal means of escape must precede the crystallization of the offence. It follows, the appellant continues, that the trial judge’s instruction that the appellant could have sought help from Canadian Border Services Agency officers at the airport as a safe avenue of escape was wrong in law and deprived her of a proper adjudication of the excuse of duress. This error, the appellant says, entitles her to a new trial.[28]
[Caractères gras ajoutés]
[35] Le juge Watt, qui rédige les motifs de la Cour d’appel de l’Ontario, reconnaît d’abord le bien-fondé en droit de l’argument de madame Foster :
[97] Central to our decision on this ground of appeal is a determination of when the offence of importing was complete. That determination is critical because if the offence was complete prior to the appellant’s contact with ground personnel at Pearson International Airport, in particular members of the Canadian Border Services Agency, then the jury should not have been told to consider their availability in assessing whether the appellant had a safe avenue of escape.[29]
[36] Puis, adoptant une approche fonctionnelle, le juge Watt conclut que l’infraction n’était pas complétée et, partant, que l’accusée disposait d’un moyen de s’en sortir sans danger en sollicitant l’aide des autorités canadiennes présentes sur les lieux au moment de son arrivée :
[108] Finally, looked at in a functional way, the importing offence in this case was complete in law but not in fact when the contraband was seized on the appellant’s arrest at secondary inspection. While it is true that the courier and the contraband entered Canada at Pearson International Airport, both remained in limbo at the time of the appellant’s arrest. Since the appellant did not clear customs undetected, the object of the importation – to bring cocaine from Jamaica to a Canadian recipient – had not concluded. The importing was not factually complete.
Was There a Safe Avenue of Escape?
[109] Once we accept that the offence of importing was not complete until the appellant and the contraband cleared customs, it follows that a safe avenue of escape was or remained open with the Canadian Border Services Agency or other law enforcement officers at the airport. Despite the factual differences between this case and Valentini, the decision of this court in Valentini shutters the argument advanced here.[30]
[37] Ce raisonnement s’applique en l’espèce. Bien que l’appelant eût déjà posé des gestes de la nature de la complicité après le fait au moment où il s’est trouvé seul dans sa voiture en possession de son téléphone cellulaire, l’infraction reprochée n’était pas encore complétée. Dès lors, le jury pouvait considérer ce fait pour évaluer s’il existait un moyen de s’en sortir sans danger.