mercredi 28 février 2024

Un élément testimonial contesté doit être raisonnablement prévisible pour ne pas entraîner l'application de la règle établie dans l’arrêt Browne c. Dunn

Shephard c. R., 2019 NBCA 76

Lien vers la décision


[75]                                                           Dans l’arrêt R. c. Lyttle2004 CSC 5[2004] 1 R.C.R. 193, la Cour suprême du Canada a défini la règle, quoiqu’elle l’ait fait en obiter dictum, comme obligeant la partie qui mène le contre‑interrogatoire à donner avis au témoin du fait qu’elle a l’intention de mettre en doute son témoignage (par. 64). Soyons clairs : la Cour n’a pas limité la possibilité de mettre en doute le témoignage en question à la présentation « ultérieure » d’une preuve contraire. Voici ce qu’a dit la Cour :

 

[…] La règle établie dans Browne c. Dunn oblige l’avocat à prévenir les témoins dont il entend mettre en doute la crédibilité ultérieurement. La justification de cette règle a été expliquée ainsi par lord Herschell, aux p. 70-71 :

 

[traduction] […] Bien, vos Seigneuries, je ne peux m’empêcher d’affirmer qu’il m’apparaît absolument essentiel au déroulement régulier d’une instance, lorsqu’un avocat entend suggérer qu’un témoin ne dit pas la vérité sur un point en particulier, d’attirer l’attention de ce témoin sur ce fait en lui posant en contre-interrogatoire certaines questions indiquant qu’on fera cette imputation, et non d’accepter son témoignage et d’en faire abstraction comme s’il était absolument incontesté puis, lorsqu’il lui est impossible d’expliquer – ce qu’il aurait peut-être pu faire si ces questions lui avaient été posées – les circonstances qui, prétend‑on, montrent que sa version des faits ne doit pas être retenue, de soutenir qu’il n’est pas un témoin digne de foi. Vos Seigneuries, il m’a toujours semblé que l’avocat qui entend mettre en doute le témoignage d’une personne doit, lorsque cette personne se trouve à la barre des témoins, lui donner l’occasion d’offrir toute explication qu’elle est en mesure de présenter. De plus, il me semble qu’il ne s’agit pas seulement d’une règle de pratique professionnelle dans la conduite d’une affaire, mais également d’une attitude essentielle pour agir de façon loyale envers les témoins. On souligne parfois le caractère excessif du contre‑interrogatoire auquel un témoin est soumis, reprochant à ce contre‑interrogatoire d’être abusif. Toutefois, il me semble qu’un contre-interrogatoire mené par un avocat péchant par excès de zèle peut se révéler beaucoup plus équitable pour le témoin que le fait de ne pas le contre-interroger puis de suggérer qu’il ne dit pas la vérité, je veux dire sur un point à l’égard duquel il n’est par ailleurs pas clair qu’il a été pleinement informé au préalable qu’on entendait mettre en doute la crédibilité de sa version des faits.

 

Bien qu’elle vise à faire en sorte que les témoins et les parties soient traités équitablement, cette règle n’a pas un caractère absolu. La mesure dans laquelle elle est appliquée est une décision qui relève du pouvoir discrétionnaire du juge du procès, eu égard à toutes les circonstances de l’affaire. Voir Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.R. 759, p. 781-782; J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), p. 954 et 957. Quoi qu’il en soit, la règle susmentionnée établie dans l’arrêt Browne c. Dunn demeure un principe valable d’application générale, bien qu’elle ne soit pas pertinente pour la question dont était saisi le juge du procès en l’espèce. [Par. 64 et 65]

[Le soulignement est de nous.]

 

[76]                                                           Dans l’ouvrage intitulé McWilliams’ Canadian Criminal Evidence, 5éd. (Toronto : Thomson Reuters, 2019), le champ d’application de la règle établie dans l’arrêt Browne c. Dunn est décrit comme étant large :

 

[TRADUCTION]
Une partie qui entend attaquer la crédibilité d’un témoin, soit au moyen d’une preuve contraire, soit simplement dans son exposé final au juge des faits, devrait en règle générale offrir au témoin la possibilité de traiter ou d’expliquer la question au sujet de laquelle sa crédibilité est attaquée.
 En termes simples, le témoin devrait être confronté en contre‑interrogatoire sur toute question importante au sujet de laquelle sa crédibilité sera attaquée. L’omission de le faire peut réduire la valeur probante de la preuve de cette partie et donner un recours à la partie adverse qui a appelé le témoin. [P. 21‑109]

[Le soulignement est de nous.]

 

Cette description de la règle concorde avec notre interprétation de celle‑ci.

 

[77]                                                           Il n’y a pas de doute que la règle établie dans l’arrêt Browne c. Dunn s’applique aux cas où la partie qui mène le contre‑interrogatoire entend présenter une preuve contraire. Toutefois, avec égards, nous sommes d’avis que sa portée est plus large que cela. La raison d’être de cette règle est de prévenir toute injustice envers le témoin, envers la partie adverse et, certains diraient, envers le juge des faits. Son application serait déclenchée chaque fois que la partie qui mène le contre‑interrogatoire entend demander au juge des faits de ne pas ajouter foi à des témoins sur un point au sujet duquel leur témoignage n’a pas été contesté, mais sur lequel elle se fonde pour mettre en doute leur crédibilité, ce que la partie qui a appelé ces témoins n’aurait pas pu raisonnablement prévoir (voir Gillis c. R., 2014 NBCA 58426 R.N.‑B. (2e) 1, par. 92 à 96, autorisation de pourvoi refusée à [2014] C.S.C.R. no 496 (QL); Crowley c. R., 2015 NBCA 61441 R.N.‑B. (2e) 146Mockler c. Nouveau‑Brunswick et autres2019 NBCA 50[2019] A.N.‑B. no 170 (QL), par. 76; et R. c. Hart (1932), 23 Cr. App. R. 202 (C.A.), à la p. 207). Comme il est expliqué dans l’arrêt Lyttle, le juge du procès a un large pouvoir discrétionnaire pour apprécier l’équité et déterminer si la règle entre en jeu et, dans l’affirmative, pour établir la réparation appropriée en cas d’atteinte.

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