Chénard c. R., 2024 QCCA 723
[60] La requête « pour procès distinct », communément appelée « pour procès séparé », est régie par le paragraphe 591(3) C.cr.[50]. Le seul critère énuméré à cette disposition est celui de l’intérêt de la justice. Dans l’arrêt Last, la juge Deschamps explique le sens à donner à l’expression « intérêts de la justice » :
[16] Selon le par. 591(3) du Code, l’ultime question à laquelle se trouve confronté le juge de première instance lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu de donner suite à une demande de séparation de chefs d’accusation est celle de savoir si les intérêts de la justice exigent une telle séparation. Les intérêts de la justice englobent le droit de l’accusé d’être jugé en fonction de la preuve admissible contre lui, ainsi que l’intérêt de la société à ce que justice soit rendue d’une manière raisonnablement efficace, compte tenu des coûts. Le risque évident que comporte l’instruction des chefs d’accusation réunis est que la preuve admissible à l’égard d’un chef influencera le verdict sur un chef non lié.[51]
[Soulignements ajoutés]
[63] En appel, l’appelant plaide que l’usage de sa Déclaration dans les dossiers 186 et 183 a eu pour effet de violer ses droits garantis par l’alinéa 10a) de la Charte. Selon lui, le ministère public ne pouvait pas utiliser cette preuve dans ces deux dossiers puisque les motifs de son arrestation le 1er juin 2018 n’incluaient pas ceux au soutien de ses deux autres arrestations à venir. Vu la teneur insuffisante de la mise en garde reçue, il n’aurait pas été pleinement informé de l’ampleur du risque couru[53]. En somme, l’appelant soumet plus largement que le refus de séparer les procès constitue une atteinte à son droit constitutionnel de garder le silence et de ne pas s’incriminer.
[64] Toute la question entourant l’aspect volontaire d’une déclaration extrajudiciaire repose strictement sur les circonstances de son obtention lors de l’enquête policière et non sur son usage lors du procès :
32. Je ne crois pas qu’il soit possible aujourd’hui d’entretenir quelque doute quant à l’état du droit au Canada sur la question. S’il est possible, dans certaines circonstances, de faire la distinction entre l’utilisation d’une preuve dans le but de mettre en doute la crédibilité d’un accusé et son utilisation au fond, ce n’est pas le cas en ce qui concerne la règle des confessions. Le caractère libre et volontaire d’une déclaration, contrairement à l’effet d’une preuve sur l’administration de la justice, qui peut théoriquement dépendre de l’utilisation que l’on en fait, n’est établi qu’en fonction des circonstances qui existaient au moment où la déclaration a été faite. Une confession ne saurait devenir soudainement volontaire, au moment du contre-interrogatoire.[54]
[Soulignements ajoutés]
[65] Si une « confession ne saurait devenir soudainement volontaire, au moment du contre-interrogatoire », c’est aussi dire qu’elle ne perd pas cet attribut lors du contre‑interrogatoire de son auteur.
[66] De plus, la déclaration ne devient pas inadmissible au procès du seul fait que l’accusé a été arrêté pour des motifs moindres que ceux révélés par sa déclaration ou ceux pour lesquels sa déclaration pourrait ultérieurement s’avérer pertinente[55].
[67] L’usage d’une déclaration extrajudiciaire lors d’un procès n’est donc pas tributaire du dossier dans lequel on l’invoque, mais relève plutôt des règles régissant son admissibilité.
[68] Au regard de ce qui précède, l’argument basé sur une atteinte au droit au silence de l’appelant doit être écarté. Ce dernier n’allègue pas avoir été informé tardivement des motifs de son arrestation dans le dossier 187. Il ne prétend pas, non plus, que l’intervention de l’État a dégénéré en une obtention irrégulière de sa Déclaration. Il n’est pas davantage soutenu que son droit au silence a été compromis lors de ses arrestations subséquentes. En somme, la preuve ne recèle ici aucune atteinte aux droits de l’appelant durant l’enquête policière.
[69] C’est donc sous l’angle des protections consenties au stade du procès par les articles 11c) et 13 de la Charte (le droit de ne pas s’incriminer) que doit maintenant être examinée l’atteinte soulevée par l’appelant.
[70] L’accusé qui décide de témoigner s’expose à un contre-interrogatoire portant sur sa déclaration antérieure jugée libre et volontaire. Le poursuivant aura alors le loisir d’exploiter les contradictions, les failles, les silences et les incohérences constatés lors de son témoignage au moment de le confronter avec sa déclaration antérieure, et ce, sans qu’il puisse se plaindre d’une violation à son droit au silence :
[46] The propriety of cross-examination on a prior statement made by an accused to the police turns on the purpose of the cross-examination. If the cross‑examination is designed to challenge the credibility of an accused’s testimony based on inconsistencies between that testimony and a previous version of events provided by the accused, the cross-examination is appropriate. […][56]
[Soulignement ajouté]
[71] La même idée est reprise par notre Cour dans l’arrêt Boivin :
[22] En revanche, l’accusé qui choisit de témoigner peut être contre-interrogé sur les incohérences existant entre sa déclaration faite à la police et son témoignage rendu au procès. […]
[23] L’avocat du ministère public peut ainsi suggérer, dans le cadre du contre-interrogatoire de l’accusé, que la version des événements pertinents exposée dans son témoignage est significativement différente de la version initiale donnée à la police.
[24] Le juge des faits peut alors se fonder sur cette incohérence pour tirer une conclusion défavorable à l’égard de la crédibilité de l’accusé ou de la vraisemblance de la version offerte. Cette conclusion ne repose pas sur l’exercice du droit au silence, mais sur l’incohérence des récits racontés par l’accusé. La déduction admissible ne se fonde pas sur le silence de l’accusé avant le procès, mais sur les différences matérielles entre les versions racontées.[57]
[Renvois omis; soulignements ajoutés]
[72] Par ailleurs, même si le poursuivant doit présenter une preuve hors de tout doute raisonnable pour chacune des accusations, l’appréciation de la crédibilité d’un témoin ne peut être segmentée par chef d’accusation[58]. Sur la même question, le juge Mainella de la Cour d’appel du Manitoba écrit :
[73] While this Court made the obiter comment in R v Nikkel, 2006 MBCA 40, that “[e]vidence on one count cannot be used as evidence on the other counts of a multi-count indictment, unless the evidence is admissible as similar fact evidence”, there can be instances outside that general rule where evidence may be relevant and admissible under the rules of evidence to more than one count without being similar fact evidence. Four examples of exceptions to the general rule stated in Nikkel are noteworthy.
[…]
[77] A fourth example is determinations of credibility. The trier of fact is entitled to use the totality of the evidence in a case to assess the credibility of a witness, including the accused.[59]
[Renvois omis; soulignements ajoutés]
[73] Dans le cas qui nous occupe, l’appelant n’a jamais été contraint de témoigner contre lui-même et sa décision de témoigner à son procès survient alors qu’il est bien au fait de toute la preuve à charge. Il n’y a donc ici aucune surprise possible sous ce rapport. De plus, la Déclaration ne compte pas à titre de « témoignage ». Cela suffit pour écarter l’argument fondé sur l’alinéa 11c) de la Charte.
[74] Aussi, la Déclaration n’est aucunement incriminante au sens de l’article 13 de la Charte[60]. Même l’appelant admet cette réalité :
372. Le poursuivant a déposé en preuve une déclaration vidéo qui, somme toute est disculpante et confirme son innocence à l’égard des infractions qui lui sont rapprochées.[61]
[75] Bien plus, l’appelant a lui-même recours à sa Déclaration pour s’en prendre à la crédibilité des plaignantes dans les dossiers 186 et 183[62].
[76] Dans son mémoire d’appel, l’appelant ajoute :
[35] Lorsque le premier juge a entendu la requête pour procès séparés, la matérialisation du risque qu’engendrait la tenue d’un procès conjoint n’avait rien d’abstrait puisqu’il venait de conclure à l’admissibilité de la déclaration qui fut par la suite déposée en preuve à la demande de l’intimé. […]
[Renvoi omis]
[77] En dépit, selon l’appelant, du caractère certain d’une violation à venir, il ne présente de manière préventive aucune requête soulevant une atteinte à l’équité procédurale ou pour revendiquer une protection quelconque. Durant son procès, il ne formule pas davantage d’objection en vertu de la règle de common law sur les confessions. Pourtant, le juge avait gardé la porte ouverte en mentionnant que sa décision d’admettre la Déclaration valait pour les trois dossiers « à moins d’une autre procédure ultérieurement ».
[78] Finalement, comme je le mentionne au commencement de mes motifs, la Déclaration a joué un rôle secondaire dans l’appréciation globale de la crédibilité de l’appelant. Son seul témoignage permettait déjà au juge de tirer des conclusions déterminantes sur cette question, sans besoin de recourir à d’autres facteurs d’appréciation.
[79] C’est pourquoi je partage l’opinion suivante du poursuivant :
[64] D’ailleurs, même si le juge avait commis une erreur à cet égard, il est clair que cette erreur n’aurait eu aucun impact sur le verdict. Le juge en serait venu à la même conclusion quant à l’agression qu’a subi A.D. S’il n’avait pas considéré ces éléments à l’égard de l’ensemble des chefs d’accusation, nul douter qu’il aurait tout de même rejeté la version de l’appelant. En effet, le juge explique dans le menu détail pourquoi il ne croit pas celui-ci et cet élément n’est qu’un infime ruisseau abreuvant la liste fleuve des contradictions, invraisemblances et mensonges relevés par le juge.[63]
[Renvoi omis]
[80] Pour conclure sur ce moyen d’appel, dès l’instant où les conditions étaient présentes pour réunir les dossiers de l’appelant et, parallèlement, pour rejeter sa requête en séparation des procès, sa Déclaration jugée libre et volontaire pouvait légalement servir à le contre-interroger aux fins d’apprécier globalement sa crédibilité[64].
[81] Et si, pour une raison qui m’échappe, l’appelant voyait dans cette conséquence inéluctable une possible atteinte à un droit protégé ou encore une entorse aux règles de common law en matière de déclaration extrajudiciaire, voire une transgression à la Loi sur la preuve au Canada[65], il devait alors se manifester lors du procès en ayant recours au véhicule juridique approprié pour soutenir le bien-fondé de son opposition tout en assumant le fardeau associé à cette démonstration.
[82] En somme, le déroulement du procès fait voir trois choses : 1) la Déclaration a servi uniquement, et dans les limites du droit applicable, à ce pour quoi le poursuivant s’était engagé avant le procès, c’est-à-dire à tester la crédibilité de son auteur; 2) l’appelant ne s’est pas opposé aux questions du poursuivant portant sur cet aspect de la preuve; et 3) il n’est pas revenu sur cette question lors de ses plaidoiries écrites soumises en première instance. J’en déduis que l’appelant n’a subi aucun préjudice et que le Tribunal de première instance est demeuré compétent pour trancher les infractions dont il était saisi[66].