R. c. Domerçant-Barosy, 2025 QCCS 177
Lien vers la décision
[192] La Couronne a voulu faire témoigner une enquêtrice de police à titre d’experte en gangs de rue. Elle a présenté une requête en ce sens avant la sélection du jury.
[193] À l’époque pertinente, l’enquêtrice était analyste à la section du renseignement criminel. En résumé, la Couronne voulait que ce témoin puisse faire état de l’existence de certains gangs de rue de Montréal-Nord et de Rivière-des-Prairies, des conflits opposant ces gangs de rue, des relations entre les accusés et certains gangs et, enfin, des relations entre certaines victimes et un gang rival. Le tout sur la base d’éléments de preuve recueillis au cours de l’enquête, d’informations collectées par le renseignement criminel et des connaissances et de l’expérience professionnelle du témoin.
[194] Cette preuve était problématique à plusieurs égards. Le Tribunal a dit ceci à l’audience :
Encore ici, le Tribunal annonce ses conclusions sommaires pour favoriser l’avancement efficace des procédures et pour guider les parties pour la préparation du procès. Il est préférable de faire cette annonce maintenant et non d’attendre au procès. La preuve d’expert touchant les gangs de rue proposée par la Couronne ne passe le test élaboré dans l’arrêt R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 RCS 9 et revu dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23. Des motifs complets seront déposés plus tard. En résumé, la nécessité d’aider le jury n’a pas été établie, l’expertise est essentiellement fondée sur des éléments de preuve de seconde main inadmissibles, l’experte n’est pas suffisamment qualifiée pour la présente cause, sans égard à ses qualités professionnelles générales et son engagement sincère d’être objective et impartiale, et de surcroit la preuve aurait un effet hautement préjudiciable bien supérieur à sa valeur probante incertaine. Ici, il importe de préciser que la présente décision n’empêche pas d’emblée la Couronne de présenter une preuve de contexte pour établir le mobile ou l’intention des crimes au moyen d’éléments de preuve légalement admissibles. Il demeure que la preuve d’expert proposée est inamissible. La requête est rejetée.
[195] Voici les motifs additionnels annoncés.
[196] D’abord, rappelons en quoi consiste le test sur l’admissibilité d’une preuve d’expert selon les arrêts R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 RCS 9 et White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23. En droit, la preuve d’opinion est présumée inadmissible. Cependant, le témoignage d’un expert peut être jugé recevable. L’examen comporte deux étapes. À la première étape, le juge doit appliquer les critères énoncés dans l’arrêt Mohan : 1) la pertinence; 2) la nécessité d’aider le jury; 3) l’absence de toute règle d’exclusion; et 4) la qualification suffisante de l’expert, ce qui inclut la capacité et la volonté de se conformer à l’obligation de rendre un témoignage juste, objectif et impartial. La preuve d’expert n’est pas admise si ces critères ne sont pas satisfaits. À la deuxième étape, le juge doit assumer un rôle de gardien (gatekeeping role) et mettre en balance, selon une analyse globale, les bénéfices et les risques liés à la preuve d’expert proposée. Le Tribunal a le pouvoir d’exclure une preuve d’expert qui présente des risques pesant plus lourd que ses avantages.
[197] Le Tribunal a abordé le témoignage de l’enquêtrice avec prudence. Voici pourquoi.
[198] Lors de l’examen de l’admissibilité d’une preuve d’expert, le fait que l’expert proposé soit un policier n’est pas un empêchement dirimant. À notre époque moderne, un policier a souvent des compétences et des connaissances spécialisées.
[199] Toutefois, le statut de policier du témoin expert est un facteur à considérer avec soin. Le juge doit s’assurer que le témoin peut fournir une aide indépendante au jury au moyen d’une opinion objective et exempte de parti pris. Le juge doit également se questionner sur l’impact auprès du jury du témoignage d’un policier qui serait qualifié d’expert par le tribunal. Les perceptions ont leur importance. Dans l’esprit du public et du jury, le policier est une figure d’autorité qui représente la loi et l’ordre. Sa fonction consiste notamment à élucider les crimes, appréhender les délinquants et protéger le public. Ainsi, l’opinion professionnelle fournie par un policier pourrait, même s’il était de bonne foi, exercer une influence indue sur le jury chargé de déterminer la culpabilité ou l’innocence de l’accusé. Un tel témoignage pourrait comporter le risque d’empiéter sur la fonction de juge des faits ou de créer un déséquilibre au procès. Par ailleurs, certains thèmes touchant la criminalité au sein de la société ou certains milieux criminalisés pourraient être injustement préjudiciables envers l’accusé. Il reste que la détermination de l’admissibilité d’une expertise est particulière à chaque cas et repose sur les faits. Si le test juridique est satisfait, un policier peut être qualifié de témoin expert, incluant sur des sujets touchant les gangs de rue (R c. Whitehawk, 2024 SKCA 95, par. 91-107; R. c. Oppong, 2021 ONCA 352; R. c. Mills, 2019 ONCA 940, par. 51-77; R. c. Labrèche, 2023 QCCS 2465, par. 77-97; R. c. Theus, 2018 QCCS 4895).
[200] Ensuite, comme mentionné à l’audience, la preuve d’opinion du témoin ne respectait pas le critère de nécessité. Selon ce critère, la preuve d’expert doit porter sur des questions qui requièrent une expérience ou des connaissances particulières, à propos desquelles le jury a véritablement besoin d’assistance pour tirer ses propres conclusions. Ce critère vise à empêcher que l’expert usurpe les fonctions du juge des faits (R. c. Mohan, par. 19, 21 et 22; R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, par. 45; R. c. D.D., 2000 CSC 43, par. 46-57). Ici, l’existence de certains gangs de rue, les conflits entre celles-ci et les relations des personnes impliquées avec ces gangs étaient des sujets purement factuels qui pouvaient être établis par des témoins et moyens de preuve ordinaires. Le jury pouvait tirer ses propres conclusions sur ce genre de questions de fait sans l’aide de l’opinion de l’enquêtrice. Une preuve d’expert doit être plus que simplement utile. La nécessité d’une expertise ne peut pas découler du manque de témoins ordinaires disposés à témoigner pour la Couronne sur un sujet donné.
[201] Par ailleurs, le témoignage sollicité aurait essentiellement consisté à présenter au jury des renseignements sur les gangs de rue provenant d’autres sources, c’est-à-dire des preuves recueillies lors de l’enquête et des données provenant du renseignement criminel. Il est vrai qu’un expert peut baser son opinion sur des faits portés à sa connaissance et qui constituent du ouï-dire. Il est même permis de relater de tels faits au jury pour permettre à celui-ci d’évaluer les fondements de l’opinion de l’expert. Il reste que le ouï-dire ne peut pas établir la véracité de son contenu. Une expertise n’est pas un moyen de contourner la règle du ouï-dire pour pallier un manque de preuve admissible sur des questions de fait. Par ailleurs, le recours au ouï-dire affecte la force probante de l’expertise. Plus les faits sur lesquels se fonde l’expert sont établis par la preuve, plus la valeur probante de son opinion est grande. Inversement, plus les faits sur lesquels se fonde l’expert sont non établis par la preuve, moins la valeur probante de son opinion est grande (R. c. Lavallée, 1990 CanLII 95 (CSC), [1990] 1 RCS 852, pp. 892-897). Ici, la preuve était peu probante parce qu’elle reposait essentiellement sur des éléments de seconde main.
[202] De toute manière, l’enquêtrice a reconnu que ses connaissances étaient limitées concernant les gangs de rue de Montréal-Nord, alors qu’il était allégué que les accusés avaient des liens avec ces gangs. L’enquêtrice n’était donc pas suffisamment qualifiée pour témoigner à titre d’experte sur cette question.
[203] Enfin, il aurait fallu, d’abord et avant tout, déterminer si le sujet des gangs de rue était admissible devant le jury. Le Tribunal a précisé à l’audience que sa décision sur l’inadmissibilité de l’expertise ne réglait pas nécessairement la question.
[204] Considérant tous ces facteurs, le Tribunal a jugé que la preuve de l’experte en matière de gangs de rue ne satisfaisait pas à tous les critères de l’arrêt Mohan et comportait un effet préjudiciable supérieur à sa valeur probante.