[42] La jurisprudence canadienne moderne relative aux infractions d’enlèvement et de séquestration respectivement décrites aux par. 279(1) et (2) du Code fait écho à la conception de ces deux infractions élaborée par la common law.
[43] Dans R. c. Tremblay, 1997 CanLII 10526 (C.A. Qué.), le juge LeBel (maintenant juge de notre Cour) a écrit :
La séquestration prive l’individu de sa liberté de se déplacer d’un point A à un point B. L’enlèvement, quant à lui, consiste dans la prise de contrôle d’une personne pour l’amener contre son gré d’un point A à un point B. La distinction entre les infractions devient parfois délicate car pour amener une personne d’un point A à un point B, on l’empêche par le fait même de se déplacer d’un point A à un point B. C’est la raison pour laquelle un enlèvement entraîne nécessairement une séquestration. La séquestration, cependant, peut survenir sans qu’un enlèvement ait eu lieu à l’origine. [Je souligne, p. 11.]
[44] L’arrêt Tremblay est important à deux égards : d’abord, il souscrit à la conception que la séquestration constitue un élément essentiel du crime d’enlèvement, comme dans la common law, puis, il admet la distinction fondamentale, faite par la common law, selon laquelle l’enlèvement suppose un déplacement tandis que cet élément est absent quand il est question de séquestration (p. 10-11). En ce sens, l’interprétation qu’on y trouve de l’infraction d’enlèvement, telle qu’elle a été codifiée, concorde avec la notion d’enlèvement en tant que forme aggravée d’emprisonnement illégal élaborée par la common law ou, pour reprendre la description faite par Bishop, en tant qu’[traduction] « emprisonnement illégal aggravé par le déplacement de la personne emprisonnée » (§ 750).
[45] Dans R. c. Oakley (1977), 1977 ALTASCAD 118 (CanLII), 4 A.R. 103, la Cour suprême de l’Alberta, section d’appel, a effectué une analyse exhaustive des origines et de l’évolution de l’infraction d’enlèvement dans la common law et de ses caractéristiques modernes. Elle a notamment relevé que l’enlèvement avait été décrit comme une [traduction] « forme aggravée d’emprisonnement illégal » et indiqué que cette description « correspond à la façon dont le législateur en est venu à considérer ce type d’infraction » (par. 37). Au paragraphe suivant, la cour a adopté l’interprétation qu’a donnée la common law à cette infraction ainsi que les caractéristiques qui la distinguent de l’infraction de séquestration :
[traduction] Un des meilleurs énoncés a été fait en 1894 par le juge Coffey, de la Cour suprême de l’Indiana, dans l’affaire Eberling c. State, 35‑36 N.E.R. 1023, où il a écrit, à la page 1023 :
M. Bishop, dans son traité de droit criminel s’exprime comme suit (volume 1, S. 553) : « [l]’enlèvement et l’emprisonnement illégal, deux infractions contre la personne, dont la seconde est généralement incluse dans la première, sont punissables en common law. Constitue un emprisonnement illégal toute restriction illicite de la liberté individuelle, que ce soit dans un établissement de nature carcérale ou dans un endroit utilisé pour l’occasion, et dans un lieu clos ou non, avec recours à la force physique ou à des mots et à un ensemble de ces diverses forces. L’enlèvement est un emprisonnement illégal aggravé. » Si l’on tient cette définition pour exacte, l’enlèvement tel qu’il était défini par la common law était un emprisonnement illégal aggravé par le déplacement de la personne emprisonnée. 2 Bish. Crim. Law, S. 750. [par. 38]
[46] Le juge en chef Nemetz de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, exposant l’opinion unanime de la cour dans R. c. Metcalfe (1983), 1983 CanLII 248 (BC CA), 10 C.C.C. (3d) 114, a lui aussi repris l’énoncé fait par la Cour suprême de l’Indiana dans Eberling c. State et cité dans Oakley, selon lequel [traduction] « [l]’enlèvement est un emprisonnement illégal aggravé par le déplacement de la personne emprisonnée » (p. 119).
[47] À mon avis, l’interprétation par les tribunaux canadiens de la disposition du Code relative à l’enlèvement fournit un appui substantiel à l’argument selon lequel le législateur n’a pas eu l’intention, lorsqu’il l’a édictée, de s’écarter du sens que l’infraction avait acquis en common law. En s’appuyant sur cette jurisprudence, le juge en chef Finch a résumé avec justesse les éléments fondamentaux de l’infraction. L’actus reus nécessite que la victime soit saisie et emmenée en un endroit contre son gré, ce qui peut s’accomplir par la violence ou par la fraude. La mens rea est établie si une des intentions décrites au par. 279(1) du Code est prouvée.
[48] L’appelant invoque toutefois un passage de Metcalfe qui, selon lui, appuie son argument voulant que l’enlèvement ne soit pas une infraction continue. Le juge en chef Nemetz indique, à la p. 118, que [traduction] « [l]e crime [d’enlèvement] ne serait complet lorsque la personne est prise puis transportée [. . .] au lieu de captivité ». L’appelant invoque aussi une observation semblable, faite dans R. c. Reid, [1972] 2 All E.R. 1350, par la Cour d’appel anglaise :
[traduction] Nous ne voyons rien dans la jurisprudence et la doctrine ni aucune raison de principe qui permette d’affirmer que le crime [d’enlèvement] ne serait pas complet lorsque la personne est saisie et emmenée ou qu’il faudrait considérer l’enlèvement comme une infraction continue comportant la dissimulation de la personne saisie, comme on nous l’a fait valoir. [p. 1351‑1352]
[49] Selon moi, Metcalfe et Reid n’appuient pas l’argument de l’appelant. Ces arrêts établissent que le crime d’enlèvement est complet, en droit, dès le rapt initial, que la victime ait ou non été « cachée » ou tenue captive par la suite. L’inverse — à savoir que la séquestration subséquente ne fait pas partie de l’infraction — ne s’ensuit toutefois pas. Le juge en chef Finch a reconnu cette distinction en l’espèce. À mon avis, il a judicieusement fait remarquer que
[traduction] l’observation [dans Reid] selon laquelle il n’y a pas lieu de considérer l’enlèvement comme une « infraction continue » s’inscrivait dans le contexte de la question de savoir si l’on était en présence d’une infraction complète lorsque la victime n’avait pas été cachée. Je ne pense pas qu’on puisse y voir la consécration du principe selon lequel une séquestration subséquente ne peut pas faire partie de l’infraction. [Je souligne; par. 45.]
[50] Saisie d’une question semblable, la Cour suprême de la Nouvelle‑Galles‑du‑Sud a statué à l’unanimité, dans Davis, que la séquestration subséquente de la victime faisait bien partie de l’infraction d’enlèvement :
[traduction] L’affirmation selon laquelle l’enlèvement cesse d’être un enlèvement lorsque la responsabilité criminelle de son auteur est acquise n’est étayée ni par Reid ni par [une autre décision]. L’infraction peut alors être complète en droit parce que l’enlèvement est complet pour ce qui est de la preuve, mais elle n’est pas nécessairement complète en fait. Lorsqu’il est établi qu’une personne a été « enlevée », au sens où elle a été contrainte d’aller quelque part contre son gré, l’« enlèvement » se poursuit jusqu’à ce que cesse la contrainte. Il ne prend pas fin simplement parce qu’une certaine distance est franchie ou un certain temps écoulé ni même parce que l’auteur a cessé de déplacer la victime et a commencé à la garder à un endroit donné. En fait, l’auteur enlève la victime, c’est‑à‑dire qu’il fait en sorte qu’elle l’accompagne pendant tout le temps, quelle qu’en soit la durée, où la victime est, à cause de la conduite de l’auteur, détenue contre son gré en un lieu autre que celui de la détention initiale. L’enlèvement commence avec la détention et le déplacement de la victime, et il ne se termine que lorsque la victime est relâchée ou cesse de s’opposer à la détention. [Je souligne; par. 64.]
[51] C’est un raisonnement convaincant sur ce point, même s’il s’appuie en partie sur le libellé de la disposition relative à l’enlèvement du Crimes Act 1900 de la Nouvelle‑Galles‑du‑Sud. Cette décision est aussi instructive pour un autre motif. Comme le juge Howie l’a signalé, établir une distinction entre la phase du rapt initial et celle de la détention est difficile et artificiel [traduction] « en particulier lorsque la victime est déplacée souvent d’un endroit à un autre et non simplement détenue à un endroit » (par. 57).
[52] Enfin, l’appelant soutient que notre arrêt Bell c. La Reine, 1983 CanLII 166 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 471, étaye son argument que l’enlèvement n’est pas une infraction continue. Je ne suis pas de cet avis.
[53] La principale question qui se posait, dans Bell, était de savoir si le crime d’importation de stupéfiants au Canada énoncé à l’art. 5 de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N‑1, est complet lorsque la substance a traversé la frontière ou s’il se poursuit jusqu’à ce qu’elle soit parvenue à sa destination finale prévue au Canada. Exposant l’opinion majoritaire, le juge McIntyre a conclu qu’il fallait donner au mot « importer » employé à l’art. 5 son sens ordinaire soit « simplement d’introduire ou de faire introduire au pays » (p. 489). Il s’ensuivait selon lui que l’infraction « est complète dès lors que les marchandises entrent au pays » (ibid.).
[54] Le juge McIntyre a donné des exemples d’infractions qui, à son sens, constituaient des infractions « continues ». Après avoir fait remarquer que le meurtre n’était pas une infraction continue, mais que le complot en vue d’en commettre un pouvait l’être, il a ajouté ce qui suit :
Le vol n’est pas une infraction continue. Il est accompli lorsque, avec l’intention requise, on s’empare illégalement du bien d’autrui. Par contre, la possession de biens qu’on sait avoir été obtenus par la perpétration d’un vol est une infraction continue. L’infraction d’enlèvement ne serait pas une infraction continue, mais la séquestration de la victime après l’enlèvement le serait. [Je souligne; p. 488.]