A.P. c. R., 2022 QCCA 1494
[113] L’appelant fait valoir que la juge est intervenue à plusieurs reprises en l’absence d’objection par la poursuite, principalement en lien avec l’utilisation de la règle du ouï-dire. Cela aurait eu un effet dévastateur chez l’accusé qui a ainsi été privé d’exprimer ce qu’il avait à dire pour sa défense et n’a pas pu mener celle-ci comme il l’entendait, ce qui soulève une crainte raisonnable de partialité.
[114] Il ajoute qu’aucun témoin n’a subi le même interventionnisme lorsqu’il ou elle relatait les paroles d’autrui. Par ailleurs, les raccourcis intellectuels de la juge ainsi que le jugement moral et ses préjugés envers la culture haïtienne laissaient naître une crainte raisonnable de partialité.
[115] L’intimé est plutôt d’avis que les interventions de la juge étaient tout à fait justifiées, que l’appelant exagère la portée de ces interventions de la juge et qu’il ne relève pas le lourd fardeau qui est le sien en ce qui concerne son grief relativement à la partialité de la juge.
[116] Ce moyen d’appel est intimement lié à la question du droit à un procès équitable devant un juge impartial, tel que reconnu par l’article 11d) de la Charte canadienne[114]. L’impartialité est définie comme « l’état d’esprit de l’arbitre désintéressé eu égard au résultat et susceptible d’être persuadé par la preuve et les arguments soumis »[115].
[117] Dans Bande indienne de Wewaykum, la juge en chef McLachlin pour la Cour suprême écrivait notamment :
59 Considérée sous cet éclairage, « [l]’impartialité est la qualité fondamentale des juges et l’attribut central de la fonction judiciaire ». Elle est la clé de notre processus judiciaire et son existence doit être présumée. Comme l’ont signalé les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt S. (R.D.), précité, par. 32, cette présomption d’impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge, dont l’autorité dépend de cette présomption. Par conséquent, bien que l’impartialité judiciaire soit une exigence stricte, c’est à la partie qui plaide l’inhabilité qu’incombe le fardeau d’établir que les circonstances permettent de conclure que le juge doit être récusé.[116]
[Renvoi omis]
[118] Ainsi, les juges bénéficient d’une importante présomption d’impartialité[117], laquelle impose une preuve convaincante afin d’être réfutée[118]. Il convient par ailleurs de souligner que la crainte raisonnable de partialité doit être fondée sur des motifs sérieux[119]; de simples conjectures ne sont donc pas suffisantes[120].
[119] Selon la Cour suprême dans Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie :
[L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander «à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le juge], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »[121]
[120] Puisque l’analyse de la crainte raisonnable de partialité est tributaire des circonstances propres à chaque affaire, « l’évaluation des reproches formulés à l’égard du juge doit se faire de manière globale et les propos doivent être analysés dans leur contexte »[122].
[121] Cela dit, les interventions d’un juge en elles-mêmes n’entraînent pas nécessairement sa partialité[123]. Dans Brouillard c. La Reine, la Cour suprême rappelle l’évolution de la façon de faire d’un juge :
D'abord, il est clair que l'on n'exige plus du juge la passivité d'antan; d'être ce que, moi, j'appelle un juge sphinx. Non seulement acceptons‑nous aujourd'hui que le juge intervienne dans le débat adversaire, mais croyons‑nous aussi qu'il est parfois essentiel qu'il le fasse pour que justice soit effectivement rendue. Ainsi un juge peut et, parfois, doit poser des questions aux témoins, les interrompre dans leur témoignage, et au besoin les rappeler à l'ordre.
[…]
En conclusion, si le juge peut et doit intervenir pour que justice soit rendue il doit quand même le faire de telle sorte que justice paraisse être rendue. Tout est dans la façon.[124]
[Soulignements ajoutés; italiques dans l’original]
[122] De plus, la jurisprudence de notre Cour indique que la « quantité des interventions importe moins que la manière d'y procéder »[125].
[123] Le rôle du juge consiste à arbitrer les débats. Il ne doit donc pas prendre activement part aux procédures[126]. Une participation trop active du juge au débat constitue d’ailleurs un motif pour ordonner un nouveau procès[127].
[124] Les auteurs Tristan Desjardins et Martin Vauclair résument en ces termes les balises encadrant les interventions d’un juge lors d’un témoignage :
Son rôle exige donc qu’il se limite à poser des questions permettant de clarifier des ambiguïtés, d’explorer des réponses vagues ou d’obtenir la réponse du témoin sur un fait pertinent au litige, mais omis par les avocats, tout en prenant soin de ne pas introduire une preuve non pertinente ou autrement inadmissible. Cela ne l’autorise pas à faire le travail d’une partie et notamment d’interroger un accusé avec des questions touchant principalement sa crédibilité. Dans tous les cas, le juge devrait attendre la fin du témoignage pour poser ses questions.[128]
[125] Ainsi, les pouvoirs d’intervention du juge se trouvent limités par son devoir d’impartialité; sa conduite ne doit pas « laisser transparaître un parti pris, donner l’impression qu’il usurpe le rôle des avocats en prenant le contrôle de l’enquête, laisser entrevoir qu’il assiste l’avocat d’une partie, entraver le témoin dans la narration de son récit ou perturber la présentation d’une défense »[129].