R. c. Abdullahi, 2023 CSC 19
Lien vers la décision
(1) Le rôle des cours d’appel dans le cadre du contrôle de directives au jury
[30] En cas d’appel d’une déclaration de culpabilité, la cour d’appel peut accueillir l’appel en vertu de l’al. 686(1)a) du Code criminel si elle juge qu’une erreur de droit a été commise, qu’un verdict déraisonnable a été rendu ou qu’il y a eu erreur judiciaire. Les présents motifs portent uniquement sur le premier moyen justifiant l’intervention d’une cour d’appel, puisque les contestations reprochant la formulation de directives erronées au jury sont analysées en tant qu’erreurs de droit (R. c. Illes, 2008 CSC 57, [2008] 3 R.C.S. 134, par. 21).
[31] Les cours d’appel qui contrôlent les directives données au jury par le juge du procès afin de voir si elles comportent des erreurs de droit doivent garder à l’esprit la répartition des tâches dans les procès devant juge et jury. Le jury est le seul juge des faits. Toutefois, il n’est pas présumé connaître le droit qu’il doit appliquer pour rendre son verdict. Le juge régit les procédures et veille à leur déroulement ordonné, notamment en rendant toute décision nécessaire sur des questions de droit au cours de l’instance, et il donne au jury des directives à l’égard du droit applicable. Les procureurs de la Couronne et de la défense présentent la preuve au jury, font valoir les conclusions qui devraient être tirées des faits à la lumière de la preuve et plaident en faveur d’un verdict donné (voir R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 27‑28; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760, par. 30).
[32] Les cours d’appel doivent respecter le rôle que jouent les jurés en tant que juges des faits (voir R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433 (« White 2011 »), par. 56; R. c. Corbett, 1988 CanLII 80 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 670, p. 692). Comme la responsabilité de décider de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé appartient au jury (R. c. White, 1998 CanLII 789 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 72, par. 27), les cours d’appel doivent faire montre de retenue et ne pas intervenir de façon routinière à l’égard des verdicts rendus par les jurys en l’absence d’une erreur de droit. Cependant, les cours d’appel doivent également garder à l’esprit que le juge du procès a la responsabilité de donner au jury des directives quant au droit applicable (R. c. Jacquard, 1997 CanLII 374 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 314, par. 37; R. c. Khill, 2021 CSC 37, par. 144). Qui plus est, les jurés ne possèdent pas l’expérience qu’ont les juges à l’égard de certaines questions; à titre d’exemple, une mise en garde de type Vetrovec pourrait être nécessaire afin de « transmettre aux jurés profanes la sagesse acquise grâce à l’expérience judiciaire relative aux témoins douteux » (R. c. Khela, 2009 CSC 4, [2009] 1 R.C.S. 104, par. 4; voir aussi Rodgerson, par. 34; White 2011, par. 44 et 55‑56). Le juge qui préside un procès doit faire en sorte que le jury comprenne sa tâche et soit convenablement outillé pour prendre sa décision. La cour d’appel doit s’assurer que le juge du procès a rempli son rôle consistant à donner au jury des directives appropriées (Jacquard, par. 14, 32 et 62; R. c. Ménard, 1998 CanLII 790 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 109, par. 27; R. c. Cooper, 1993 CanLII 147 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 146, p. 163).
[33] Enfin, il faut distinguer le rôle de la cour d’appel lors du contrôle de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit de la question de l’application de la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. L’approche décrite dans les présents motifs sert à déterminer si une erreur de droit a été commise dans des directives données au jury par un juge. En revanche, l’application de la disposition réparatrice ne doit être envisagée que dans les cas où une erreur de droit a au préalable été identifiée; il s’agit alors de déterminer si l’erreur peut être « réparée » de manière qu’il n’est pas justifié pour la cour d’appel d’annuler le verdict et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Bien que certaines considérations puissent permettre de déterminer à la fois si une erreur a été commise et si elle peut être « réparée », les deux analyses doivent demeurer distinctes sur le plan conceptuel. L’accusé doit démontrer l’existence d’une erreur de droit. Une fois qu’il s’est acquitté de ce fardeau, la Couronne, si elle invoque la disposition réparatrice, a le fardeau d’établir l’une ou l’autre des conditions d’application de cette disposition : (1) l’erreur de droit était « inoffensive », (2) malgré la présence d’une erreur de droit potentiellement préjudiciable, la preuve contre l’accusé est « accablante » (R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505, par. 25). La disposition réparatrice impose un lourd fardeau à la Couronne. L’accusé a « droit à ce que le verdict soit prononcé par un jury ayant reçu des directives appropriées, et les cours d’appel doivent faire preuve de prudence afin de ne pas empiéter sur ce droit fondamental » (par. 23).
(2) L’approche fonctionnelle au contrôle en appel de directives au jury
[34] Il n’est pas possible d’établir un cadre d’analyse étape par étape exhaustif pour les besoins du contrôle en appel de directives au jury — chaque affaire étant tributaire de la nature des erreurs alléguées. Au lieu de cela, la Cour a fourni aux cours d’appel des indications pour qu’elles adoptent une « approche fonctionnelle » lorsqu’elles contrôlent des directives au jury afin de voir si elles comportent des erreurs de droit.
[35] Je me permets ici de réitérer les principes qui sous‑tendent cette approche fonctionnelle. L’accusé a le droit d’être jugé par un jury qui a reçu des directives appropriées, et non des directives parfaites (Jacquard, par. 2 et 62; Daley, par. 31; Araya, par. 39; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 9). L’exposé au jury doit être considéré dans son ensemble (Cooper, p. 163; Daley, par. 31 et 53; Calnen, par. 8). C’est la teneur de l’exposé qui importe, et non la question de savoir s’il respecte une formule préétablie ou une séquence donnée (Daley, par. 30 et 53; Calnen, par. 8). Il faut examiner l’exposé non pas isolément, mais plutôt dans le contexte du procès dans son ensemble (Daley, par. 58; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 32). La question essentielle consiste à déterminer si le jury comprenait le droit qu’il devait appliquer à la preuve ou s’il était « convenablement outillé » à cet égard pour trancher l’affaire (Calnen, par. 9; Jacquard, par. 14). Chacun de ces principes illustre un aspect de l’approche fonctionnelle. La façon dont les cours d’appel y ont donné effet a occasionnellement manqué d’uniformité.
[36] La cour d’appel doit s’acquitter de sa tâche en se concentrant sur la « fonction » principale des directives au jury : outiller convenablement celui‑ci pour trancher l’affaire. En d’autres mots, lorsque la cour d’appel contrôle des directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit, elle doit considérer l’exposé au jury dans son ensemble et décider si, eu égard aux circonstances du procès, l’exposé a eu pour effet global d’outiller convenablement le jury pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve.
[37] Que signifie être « convenablement » outillé dans le cas d’un jury? Bon nombre d’expressions ont été utilisées dans la jurisprudence pour décrire les erreurs que renferment des directives au jury ayant pour effet d’outiller inadéquatement celui‑ci, particulièrement les expressions « directives erronées » et « absence de directives ». À mon avis, il est plus facile de saisir le concept de « directives erronées » en considérant la question de savoir si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension exacte du droit pour trancher l’affaire. De même, il est plus facile de saisir le concept d’« absence de directives » en considérant la question de savoir si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension suffisante du droit pour trancher l’affaire. Par conséquent, il est utile de considérer qu’un jury convenablement outillé est un jury qui a reçu des directives à la fois a) exactes et b) suffisantes. Cela requiert que la cour d’appel examine à la fois ce que le juge a dit et n’a pas dit dans ses directives. Il convient de préciser que les allégations d’inexactitude et les allégations d’insuffisance ne constituent pas deux motifs distincts de contrôle en appel de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit, et elles ne remplacent pas non plus les autres expressions qui ont été utilisées dans la jurisprudence pour décrire les erreurs dans les directives au jury, ni ne s’écartent de celles‑ci. Selon la manière dont elle est formulée, l’erreur reprochée peut soulever tant des préoccupations d’inexactitude que des préoccupations d’insuffisance. En définitive, ces concepts sont des outils utiles au moyen desquels une cour d’appel peut répondre à la question ultime de savoir si, suivant une interprétation fonctionnelle, les directives ont convenablement outillé le jury pour qu’il s’acquitte de son rôle.
a) Le jury a‑t‑il reçu des directives exactes?
[38] Dans certaines affaires, on allègue que ce qu’a dit le juge dans son exposé a transmis au jury une compréhension inexacte du droit. Ce serait le cas, par exemple, si une directive du juge tendait à indiquer que la prépondérance des probabilités est la norme de preuve requise pour prononcer un verdict de culpabilité (R. c. Starr, 2000 CSC 40, [2000] 2 R.C.S. 144, par. 243). Un autre exemple serait le cas où le juge donnerait aux jurés une directive leur indiquant que, pour pouvoir prononcer un acquittement, ils doivent être unanimes relativement à leur doute, plutôt qu’unanimes à l’égard de leur verdict (R. c. Brydon, 1995 CanLII 48 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 253, par. 24). Il est également possible qu’un exposé au jury prête à ce point confusion qu’il constitue une erreur de droit (R. c. Hebert, 1996 CanLII 202 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 272, par. 8; voir aussi Rodgerson, par. 42).
[39] De telles erreurs ont généralement été qualifiées de « directives erronées » (voir, p. ex., Rodgerson, par. 37; Ménard, par. 29‑30; R. c. Lifchus, 1997 CanLII 319 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 320, par. 9; R. c. Morin, 1988 CanLII 8 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 345, p. 354‑355; Boucher c. The Queen, 1954 CanLII 3 (SCC), [1955] R.C.S. 16). Comme je l’ai expliqué précédemment, il est plus facile de saisir en quoi consistent ces erreurs en considérant la question de savoir si le jury a été outillé avec une compréhension exacte du droit lui permettant de trancher l’affaire. Cette façon de faire permet d’axer l’examen sur la compréhension globale par le jury d’une question donnée.
[40] Une directive n’est pas inexacte simplement parce que certains mots n’y sont pas employés ou parce qu’elle ne reprend pas une formule de façon stricte; « ce qui importe [c’est] le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités » (Daley, par. 30; voir aussi Khela, par. 53; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745, par. 11; Starr, par. 233). La question consiste à déterminer si le jury a reçu des directives exactes lui permettant de trancher l’affaire conformément au droit et à la preuve (Jacquard, par. 32).
[41] L’exposé au jury doit être considéré dans son ensemble. Comme l’a indiqué la Cour, « le droit d’un accusé à un jury ayant reçu des directives appropriées n’équivaut pas au droit à un jury ayant reçu des directives parfaites » (Jacquard, par. 32). Une seule ambiguïté ou déclaration problématique dans une partie de l’exposé ne constitue pas nécessairement une erreur de droit lorsque l’exposé dans son ensemble a permis de transmettre au jury une compréhension exacte de la question de droit pertinente (R. c. Goforth, 2022 CSC 25, par. 35 et 40; Jaw, par. 32; Cooper, p. 163‑164). Une déclaration inexacte peut être compensée par une déclaration exacte ailleurs dans l’exposé, pourvu que le jury ait compris avec exactitude le droit qu’il doit appliquer (White 2011, par. 82 et 84; Ménard, par. 30; Jacquard, par. 20).
[42] L’organisation de l’exposé et l’endroit où se trouvent les inexactitudes alléguées dans celui‑ci permettent d’apprécier l’exactitude globale de cet exposé (Jaw, par. 33). Par exemple, un énoncé problématique dans une partie de l’exposé risque moins de miner un énoncé approprié formulé dans une partie plus importante de l’exposé (voir, p. ex., Khela, par. 55; R. c. Athwal, 2017 ONCA 222, par. 2‑3 (CanLII)). À l’inverse, il y a potentiellement davantage de risques que le jury soit induit en erreur lorsque le juge énonce le droit correctement dans une partie plus générale de son exposé, mais le reformule ensuite de manière inexacte dans une partie plus importante ou substantielle de son exposé (voir, p. ex., R. c. Subramaniam, 2022 BCCA 141, 413 C.C.C. (3d) 56, par. 73‑77; R. c. Bryce (2001), 2001 CanLII 24103 (ON CA), 140 O.A.C. 126, par. 13‑15 et 20). Il existe un risque plus grand que le jury ait une compréhension inexacte du droit lorsque l’énoncé inexact est formulé dans un exposé supplémentaire en réponse à une question du jury (Brydon, par. 19; R. c. Naglik, 1993 CanLII 64 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 122, p. 139); cela peut fort bien exacerber l’effet d’une telle erreur et, de ce fait, sa gravité.
[43] L’examen doit à tout moment être axé sur la question de savoir si le jury avait une compréhension exacte du droit sur la base de l’exposé.
b) Le jury a‑t‑il reçu des directives suffisantes?
[44] Dans certaines affaires, on allègue que le juge n’a pas dit quelque chose qui devait être dit afin que le jury soit outillé convenablement pour trancher l’affaire. On prétend alors que le jury n’a pas reçu de directives suffisantes. Dans certains cas, le fait de ne pas donner une directive, ou de ne pas en donner une suffisamment détaillée, peut constituer une erreur de droit.
[45] Ces situations ont généralement été qualifiées d’« absence de directives » (voir, p. ex., Khill, par. 145; Lifchus, par. 9; R. c. Bevan, 1993 CanLII 101 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 599, p. 619). Comme je l’ai expliqué plus tôt, il est plus facile de saisir le concept d’« absence de directives » en considérant la question de savoir si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension suffisante du droit pour trancher l’affaire. Cette façon de faire indique à la cour d’appel d’axer son examen sur la fonction des directives.
[46] Le caractère suffisant d’une directive peut être défini au moyen de deux questions interreliées : (i) La directive était‑elle requise? (ii) S’il s’agissait d’une directive requise, a‑t‑elle été donnée avec suffisamment de détails?
(i) Une directive était‑elle requise?
[47] Certaines directives doivent être données dans tous les procès devant jury. D’autres sont requises dans certaines circonstances, mais pas dans d’autres. Les cours d’appel saisies d’allégations de directive insuffisante doivent se demander s’il s’agissait d’une directive obligatoire ou d’une directive conditionnelle aux circonstances de l’affaire.
[48] Parmi les directives obligatoires qui doivent être données dans chaque affaire, mentionnons par exemple une explication de la norme de preuve hors de tout doute raisonnable (Lifchus, par. 22). Les directives doivent aussi inclure, entre autres, une explication des accusations portées contre l’accusé, y compris les éléments constitutifs de chaque infraction devant être soumise à l’appréciation du jury, une explication de la thèse de chaque partie, une récapitulation de la preuve rattachée au droit, les verdicts ouverts au jury et les exigences relatives à l’unanimité du verdict (Daley, par. 29). L’omission d’une directive obligatoire constitue nécessairement une erreur de droit.
[49] Les directives conditionnelles sont des directives qui peuvent être requises dans certaines affaires, mais non dans d’autres. Il peut s’agir, par exemple, d’une mise en garde de type Vetrovec en présence d’une déposition d’un témoin douteux qui n’est pas étayée par la preuve (Khela, par. 11), ou d’une directive restrictive interdisant le recours à un raisonnement fondé sur la propension générale (Calnen, par. 5). Les moyens de défense possibles et les infractions incluses ne sont soumis à l’appréciation du jury que s’ils sont vraisemblables au regard de la preuve (R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 50; R. c. Aalders, 1993 CanLII 99 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 482, p. 504‑505). Le fait que de telles directives ne sont pas requises dans tous les cas ne signifie pas qu’elles doivent être considérées comme facultatives. Lorsque les circonstances de l’affaire font qu’une directive particulière est requise, l’omission de la donner constitue une erreur de droit.
(ii) La directive a‑t‑elle été donnée avec suffisamment de détails?
[50] Lorsqu’une directive est requise (qu’elle soit obligatoire ou conditionnelle), les cours d’appel doivent déterminer si elle a été donnée avec suffisamment de détails pour outiller le jury afin qu’il tranche l’affaire.
[51] À titre d’exemple, l’explication de la norme de preuve nécessitera davantage que la simple mention de l’expression « hors de tout doute raisonnable » (Lifchus, par. 22). Cette explication est obligatoire dans toutes les affaires. Toutefois, la preuve peut requérir la formulation d’une directive spécifique. Un exemple d’une telle situation est l’affaire Rodgerson, dans laquelle les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage étaient pertinents à l’égard de deux questions en litige : l’argument de légitime défense plaidé par l’accusé, et l’intention de ce dernier de commettre un meurtre. Le juge du procès a donné au jury la directive de considérer ces éléments de preuve liés au comportement de l’accusé après l’infraction avec tous les autres éléments de preuve présentés au procès. Notre Cour a conclu qu’une directive plus spécifique était requise relativement à l’utilisation restreinte qui pouvait être faite de ces éléments de preuve à l’égard de la question de l’intention, parce que ces éléments ne pouvaient pas être utilisés de la même manière qu’à l’égard de l’argument de légitime défense. L’omission de donner cette directive plus spécifique constituait une erreur de droit (par. 27‑29; voir aussi Khill, par. 125‑127 et 129‑130). La nécessité de cette directive conditionnelle était due aux circonstances de l’affaire.
[52] Lorsqu’on demande au jury d’appliquer des dispositions qui ont été interprétées par les tribunaux, il sera souvent insuffisant pour le juge de simplement citer les dispositions pertinentes aux jurés, sans leur expliquer le sens que la jurisprudence leur a donné (C. Granger, The Criminal Jury Trial in Canada (2e éd. 1996), p. 246; voir, p. ex., R. c. Maxwell (1975), 1975 CanLII 1251 (ON CA), 26 C.C.C. (2d) 322 (C.A. Ont.)). Il n’est pas inhabituel que les tribunaux considèrent que des dispositions du Code criminel incluent des exigences ou des restrictions qui ne ressortent pas de façon évidente du texte de ces dispositions. Par exemple, dans R. c. Boudreault, 2012 CSC 56, [2012] 3 R.C.S. 157, notre Cour a jugé que le libellé de l’infraction relative à la garde ou au contrôle d’un véhicule à moteur par une personne dont les capacités sont affaiblies — infraction qui était prévue au par. 253(1) du Code criminel (maintenant abrogé) — exigeait qu’il existe un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien. Dans de telles circonstances, le simple fait de citer au jury le texte de la disposition serait insuffisant.
[53] Comme c’est le cas pour l’exactitude, le caractère suffisant d’une directive doit être évalué dans le contexte de l’exposé au jury dans son ensemble. Il est possible qu’une directive insuffisamment détaillée dans une partie de l’exposé soit toutefois complétée dans une autre partie de l’exposé, et qu’en conséquence le jury ait été outillé avec une compréhension suffisante du droit pour trancher l’affaire (Calnen, par. 6; Daley, par. 31; Jacquard, par. 14 et 20).
[54] Il n’existe pas de règle stricte pour déterminer le niveau de détail que doit comporter une directive pour être suffisante. Le niveau de détail requis dépendra des circonstances de chaque affaire (Rodgerson, par. 30; R. c. Mack, 2014 SCC 58 (CanLII), 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3, par. 50; Daley, par. 57 et 76). De plus, les juges ne sont pas obligés de respecter une formulation spécifique; ce qui importe, c’est la teneur de la directive et non le fait qu’elle respecte une formule consacrée ou s’en écarte (Daley, par. 30 et 53; Mack, par. 48).
[55] Les modèles de directives au jury sont des guides importants, mais ils ne sont pas déterminants quant au caractère suffisant d’une directive. D’une part, les juges ne sont pas obligés de donner leurs directives suivant des formules convenues, et une directive moins détaillée pourrait être suffisante si les circonstances de l’affaire ne requièrent pas autant de détails que ceux énoncés dans le modèle. D’autre part, il est possible que les circonstances de l’affaire exigent une directive comportant davantage de détails que ceux fournis dans le modèle. La Cour a mis en garde contre le recours excessif aux modèles de directives; ce sont des outils précieux, mais non le produit final (R. c. R.V., 2021 CSC 10, par. 64; Rodgerson, par. 51 et 54).
[56] Les cours d’appel doivent également être conscientes que la concision est une vertu dans les directives au jury (Daley, par. 56). Le juge a l’obligation « de clarifier et de simplifier » le droit (Jacquard, par. 13). Si l’exposé au jury outille suffisamment ce dernier à l’égard de ce qu’il a besoin de considérer, le fait de ne pas avoir dit tout ce qui aurait pu être dit ne constitue pas une erreur de droit (Mack, par. 59).
c) L’examen de l’exposé à la lumière des circonstances du procès
[57] La question centrale en cas de contrôle en appel consiste à déterminer si les directives ont convenablement outillé le jury pour trancher l’affaire. Pour répondre à cette question, l’approche fonctionnelle exige que les cours d’appel examinent les directives non pas isolément, mais plutôt dans le contexte du procès. Chaque procès est différent. Une directive qui outille convenablement le jury dans un procès donné ne le fera pas nécessairement dans un autre. Pour outiller le jury, il faut lui fournir uniquement ce qui lui est nécessaire pour trancher l’affaire dont il est saisi.
[58] Bien que les directives doivent être examinées à la lumière des circonstances du procès, les cours d’appel doivent considérer attentivement de quelle manière ces circonstances sont pertinentes à l’égard de la question centrale du contrôle en appel : soit déterminer si les directives du juge ont convenablement outillé le jury pour trancher l’affaire. Une fois de plus, je le rappelle, un jury convenablement outillé peut être décrit comme un jury qui a reçu des directives à la fois exactes et suffisantes. Les circonstances du procès doivent être considérées pour déterminer si les directives sont exactes et suffisantes et ne doivent pas être utilisées pour remplacer les directives; autrement, cela aurait pour effet de supplanter l’obligation du juge du procès de donner des directives exactes et suffisantes au jury.
[59] À la lumière de ce qui précède, je vais maintenant examiner les trois considérations du « procès dans son ensemble » sur lesquelles les juges majoritaires se sont appuyés pour conclure que les directives ne révélaient pas d’erreur de droit : (i) la preuve; (ii) les plaidoiries finales des procureurs; et (iii) l’absence d’objection de la part du procureur de la défense. Il ne s’agit pas là d’une liste exhaustive des considérations susceptibles d’être pertinentes au regard de la jurisprudence de notre Cour; ce sont plutôt celles qui sont en litige dans le présent pourvoi.
(i) La preuve
[60] La preuve produite au procès permet de déterminer ce que le jury a besoin de comprendre afin d’être convenablement outillé pour trancher l’affaire. En conséquence, la preuve peut permettre de déterminer le caractère suffisant de certaines directives. Par exemple, la question de savoir si une mise en garde de type Vetrovec est nécessaire dépendra des témoins; s’il n’y a pas de témoin douteux, alors le fait d’omettre une telle mise en garde ne constitue pas une erreur de droit. Dans Rodgerson, une directive plus spécifique était nécessaire en raison de la nature de la preuve présentée au procès. Pour les directives de ce genre, la question de savoir s’il est nécessaire d’en donner une et quel doit être son niveau de détail dépend de la preuve qui a été produite.
[61] La preuve ne permet pas dans tous les cas de déterminer le caractère suffisant d’une directive. Par exemple, pour être suffisamment détaillée, une directive sur la norme de preuve doit expliquer l’expression « hors de tout doute raisonnable » conformément à la jurisprudence, indépendamment de la preuve qui est produite. Le jury doit comprendre le droit qu’il est appelé à appliquer à cette preuve. L’existence d’éléments de preuve pertinents à l’égard d’une question litigieuse donnée ne saurait remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit. Si un jury est outillé avec une compréhension inexacte du droit, il est permis de s’attendre qu’il appliquera ce cadre juridique inexact à la preuve, quelle que soit cette preuve. Si la directive est insuffisante, la cour d’appel ne peut pas s’assurer que le jury a entrepris sa tâche à l’intérieur du cadre juridique requis.
[62] La solidité globale de la preuve de la Couronne n’est pas une considération pertinente pour les besoins du contrôle d’une directive au jury afin de déterminer si elle comporte des erreurs de droit. Le poids à accorder aux éléments de preuve est une question de fait qui relève du jury. La solidité de la preuve de la Couronne peut être une considération pertinente pour l’application de la disposition réparatrice, mais il s’agit là d’une question distincte (Araya, par. 53).
(ii) Les plaidoiries finales des procureurs
[63] Tout comme la preuve, les plaidoiries finales des procureurs font partie des circonstances globales du procès; dans certaines circonstances, elles peuvent permettre de déterminer le caractère suffisant des directives du juge. Les plaidoiries finales des procureurs peuvent notamment être pertinentes pour déterminer si une directive conditionnelle était requise. Par exemple, dans Khill, l’insistance répétée du procureur de la défense sur la « fraction de seconde » finale de l’incident étayait la nécessité pour le juge du procès de donner une directive spécifique sur le « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » dans son exposé sur la légitime défense (par. 134‑135). Par ailleurs, si un procureur fait une déclaration problématique dans ses plaidoiries finales, il peut incomber au juge de la corriger et d’avertir le jury de faire abstraction de cette déclaration; l’omission de le faire peut constituer une erreur (R. c. Rose, 1998 CanLII 768 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 262, par. 63 et 126‑127).
[64] Notre Cour a déclaré que les plaidoiries finales des procureurs peuvent « combler les lacunes » de l’exposé du juge (Daley, par. 58). Cet énoncé doit cependant être considéré à la lumière de la nature de l’erreur alléguée. Les cours d’appel ont estimé que les plaidoiries finales étaient en mesure de combler les lacunes de la récapitulation de la preuve par le juge (voir, p. ex., R. c. Connors, 2007 NLCA 55, 269 Nfld. & P.E.I.R. 179, par. 15; R. c. Smith, 2010 BCCA 35, 282 B.C.A.C. 145, par. 41 et 46; R. c. Krasniqi, 2012 ONCA 561, 291 C.C.C. (3d) 236, par. 81). C’est le cas parce que les juges ne sont pas tenus de récapituler en détail l’ensemble de la preuve; ils ont seulement l’obligation de récapituler les éléments cruciaux, et de veiller à ce que le jury comprenne l’importance de ces éléments eu égard aux questions en litige dans l’affaire (Daley, par. 56‑57; R. c. P.J.B., 2012 ONCA 730, 298 O.A.C. 267, par. 47).
[65] Je suis d’accord avec l’intervenante, la Criminal Lawyers’ Association of Ontario, pour dire que les plaidoiries finales des procureurs ne peuvent pas remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit. Le fait que les procureurs peuvent avoir expliqué convenablement un principe juridique ne remédie pas à l’omission du juge du procès de le faire (Avetysan, par. 23‑24; R. c. Gray, 2012 ABCA 51, 522 A.R. 374, par. 19). Les jurés sont invariablement avisés d’appliquer le droit tel qu’il est énoncé par le juge et non par les procureurs ou d’autres sources. Une telle directive témoigne de l’obligation du juge du procès d’exposer le droit au jury. Elle empêche aussi le jury de glaner des explications disparates et potentiellement incohérentes sur le droit. Le fait de se fonder sur de multiples sources pourrait fort bien avoir pour effet non seulement de créer de la confusion chez les jurés, mais également de nuire au contrôle en appel de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit. En effet, dans un tel cas, les cours d’appel ne sauraient pas quels principes juridiques le jury a appliqués.
(iii) Le silence des procureurs
[66] Les juges qui président des procès organisent souvent une discussion préalable à leur exposé au jury, comme le prévoit l’art. 650.1 du Code criminel. Lors de cette procédure, le juge remet habituellement aux procureurs une ébauche de son exposé au jury et les invite à le commenter. Cela se veut un échange utile. Les procureurs doivent dévoiler leur jeu, et le juge doit prêter attention à ce que disent les procureurs, tout en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’un processus contradictoire. Après que le juge a donné ses directives au jury, les procureurs ont l’occasion de soulever des objections à l’égard de l’exposé ou de demander des clarifications ou des directives additionnelles avant que le jury ne commence ses délibérations. Tout comme dans le cas de la discussion préalable à l’exposé, ce processus se veut un échange utile où les procureurs dévoilent leur jeu. Enfin, lorsque les jurés posent des questions durant leurs délibérations, les procureurs ont l’occasion de formuler des observations au juge sur la manière de répondre à ces questions. Lorsque les procureurs omettent, à ces diverses occasions, de demander l’inclusion d’une directive ou de soulever une objection à l’égard de l’exposé tel qu’il a été présenté, les cours d’appel estiment souvent que le silence des procureurs est une considération importante.
[67] Quoique le silence des procureurs puisse être une considération pertinente, il ne faut pas oublier que l’exposé au jury est une responsabilité qui incombe au juge du procès et non aux procureurs. La Cour a déclaré à maintes reprises que, bien que pertinent, le silence des procureurs n’est pas déterminant (voir, p. ex., Thériault c. La Reine, 1981 CanLII 180 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 336, p. 343‑344; Daley, par. 58; Mack, par. 60). Conclure autrement pourrait « nettement porter atteinte au droit d’appel d’un accusé dans les cas où son avocat manquerait d’expérience en matière de procès devant un jury » (Jacquard, par. 37). Le silence des procureurs est simplement l’une des nombreuses considérations à prendre en compte dans une approche fonctionnelle.
[68] Le silence des procureurs peut être particulièrement pertinent relativement à la question de savoir si une directive conditionnelle était requise. À titre d’exemple, l’omission du procureur de la défense de demander une directive restrictive interdisant de recourir à un raisonnement fondé sur la propension générale peut renforcer la conclusion qu’une telle directive n’était pas nécessaire dans les circonstances de l’affaire (Calnen, par. 41). Le silence du procureur peut aussi suggérer que la directive qui a été donnée était suffisamment détaillée. Par exemple, l’absence d’objection peut indiquer le caractère suffisant d’une mise en garde de type Vetrovec (Khela) ou de directives sur l’intoxication avancée (Daley) formulées par un juge. Le silence des procureurs peut également étayer la conclusion que, considéré dans son ensemble, l’exposé énonce avec exactitude le droit sur une question en litige donnée. Dans l’affaire Goforth, par exemple, l’absence d’objection du procureur de la défense n’avait pas rendu exact l’exposé au jury, mais elle appuyait la conclusion selon laquelle l’effet global de l’exposé avait donné au jury des directives exactes sur la norme de prévisibilité applicable à l’égard de l’infraction (par. 39). Il est permis de penser qu’une directive suffisante pour les procureurs était vraisemblablement suffisante pour le jury (voir, p. ex., Jaw, par. 36), mais les impressions du moment peuvent être mal comprises, en particulier dans les affaires complexes soulevant de multiples questions de droit.
[69] Le silence des procureurs peut être particulièrement significatif en présence d’indications qu’il s’agissait d’une décision stratégique. Si l’absence d’une directive au procès était susceptible de procurer un avantage à la partie qui plaide ensuite en appel que cette directive était requise, alors la cour d’appel pourrait se demander si le procureur concerné a pris la décision stratégique de ne pas demander la directive au procès (Calnen, par. 41; voir aussi R. c. Royz, 2009 CSC 13, [2009] 1 R.C.S. 423, par. 3). Il peut s’agir d’une considération importante. Les procureurs ne peuvent pas s’abstenir de formuler une objection au procès et la réserver en vue d’un appel. En outre, les cours d’appel hésitent à juste titre à remettre en question les décisions stratégiques des procureurs, sauf pour prévenir une erreur judiciaire (Calnen, par. 67; R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520, par. 34). Inversement, si l’omission d’une directive ne présentait pas d’avantage apparent pour la partie appelante, cela peut suggérer que l’erreur était le résultat d’une inattention plutôt qu’une décision stratégique (Khill, par. 144; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 48).
[70] Les cours d’appel peuvent également être amenées à se demander si le silence des procureurs est pertinent pour l’application de la disposition réparatrice. Le silence des procureurs peut indiquer, par exemple, que même si l’omission dans les directives du juge constituait une erreur de droit, cette erreur était inoffensive dans les circonstances (R. c. Arcangioli, 1994 CanLII 107 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 129, p. 143; Jaw, par. 44). Comme je l’ai souligné précédemment, il s’agit d’une analyse distincte.
(iv) Les plaidoiries et les motifs concernant la peine
[71] Les plaidoiries des procureurs sur la peine ainsi que les motifs exposés par le juge à l’égard de la peine qu’il inflige surviennent nécessairement après que le jury a rendu un verdict de culpabilité. En conséquence, les éléments qui doivent être considérés pour la première fois lors de la détermination de la peine ne sauraient être pertinents relativement à la question de savoir si le jury était convenablement outillé pour décider si l’accusé devait être déclaré coupable ou non coupable.
(3) Résumé
[72] En résumé, lorsque les cours d’appel contrôlent un exposé au jury afin de déterminer s’il comporte des erreurs de droit potentielles, elles doivent considérer l’exposé dans son ensemble et déterminer si l’effet global de celui‑ci lui a permis de réaliser sa fonction : outiller convenablement le jury eu égard aux circonstances du procès pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve. La tâche de la cour d’appel doit en tout temps être axée sur cette fonction. Il est utile de considérer qu’un jury convenablement outillé est un jury qui a reçu des directives à la fois exactes et suffisantes. La cour d’appel doit se demander si le jury avait, à la lumière de ce que le juge a dit dans l’exposé, une compréhension exacte du droit, tout en gardant à l’esprit qu’une directive n’a pas besoin de satisfaire à un modèle idéal, ni d’être formulée suivant une formule consacrée. La cour d’appel doit aussi se demander si le juge a commis une erreur, soit en donnant une directive qui n’était pas suffisamment détaillée, soit en omettant entièrement de donner une directive. Bien que certaines directives soient obligatoires et que leur omission constitue une erreur de droit, la nécessité d’autres directives est conditionnelle aux circonstances de l’affaire. Chaque fois qu’une directive est requise, le juge doit la donner, et ce, avec suffisamment de détails pour permettre au jury de s’acquitter de sa tâche. Les circonstances du procès ne sauraient remplacer l’obligation du juge de veiller à ce que le jury soit convenablement outillé, mais elles permettent effectivement de déterminer ce que le jury devait comprendre pour trancher l’affaire.