Lefebvre c. R., 2021 QCCA 1548
[35] Les conditions d’ouverture du moyen de défense de provocation comportent une dimension objective et subjective[12].
A - Élément objectif
[36] Le volet objectif de la provocation requiert : 1) une action injuste ou une insulte et 2) que l’action injuste ou l’insulte soit suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser[13].
[37] L’élément objectif est ici satisfait, car il concerne une action injuste suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser, c’est-à-dire la menace d’un père de tuer son fils[14], une telle action injuste s’évaluant dans le contexte d’une relation de cette nature.
[38] Ainsi, l'historique et le contexte des relations entre la victime et l'accusé sont pertinents et utiles dans l'application du critère relatif à la « personne ordinaire »[15], car « il faut être en présence d'une action injuste ou d'une insulte qui, à la lumière de l'historique des relations entre l'accusé et la victime, soit susceptible de priver du pouvoir de se maîtriser une personne ordinaire du même âge et du même sexe que l'accusé et ayant en commun avec lui d'autres facteurs donnant à l'action ou à l'insulte en cause une importance particulière »[16].
[39] Il faut d’ailleurs considérer « la situation particulière de l’accusé pour déterminer la norme au regard de laquelle il convient de juger sa conduite »[17], « car il est en effet impossible de conceptualiser la manière dont est censée réagir la personne ordinaire sans prendre en considération le contexte en cause »[18], le tout, sans perturber le caractère objectif de l’analyse[19].
[40] La menace de mort proférée à l’endroit de l’appelant était certainement une action injuste, susceptible de priver une personne raisonnable de sa capacité de se maîtriser.
B - Élément subjectif
[41] Quant à lui, l’élément subjectif exige que : 1) l’accusé doit avoir agi en réaction à la provocation et 2) sous l’impulsion du moment, sans avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid[20].
[42] Durant son témoignage, l’appelant décrit l’intensité des émotions vécues d’une manière compatible avec une perte de maîtrise de soi compte tenu de la soudaineté de la menace de mort proférée par son père et de sa réaction à celle-ci.
[43] En effet, réagissant à la menace de mort de son père, l’appelant dit ressentir une « poussée d’adrénaline », il dit « Moi, là, j’ai une réaction, là, je saute dans les airs », « j’ai vraiment bondi dans les airs, là, », puis « j’ai eu très peur », « C’est là que je déclenche, là, la…». Après avoir vu son père gisant au sol, l’appelant dit : « Et là, je vais m’asseoir dans le fauteuil orange. Et là, je vais me mettre à pleurer. Je me dis : Qu’est-ce qui s’est passé? Qu’est-ce qui s’est passé? Je comprends pas. Je comprends pas qu’est-ce qui s’est passé » et « On est dans un cauchemar ».
[44] Lors du procès, un psychiatre décrit l’appelant comme une personne ayant des traits de personnalité schizoïde, détaché des relations sociales, qui exprime difficilement ses émotions, à l’affect plat, qui a tendance à s’isoler et qui évite tant les conflits que les relations interpersonnelles. L’appelant percevait son père comme imprévisible et potentiellement dangereux.
[45] Lorsqu’il explique la conduite de l’appelant après les événements, le psychiatre dépeint la personnalité obsessionnelle de l’appelant dont la vie rangée et routinière se voit complètement déstabilisée par l’altercation avec son père.
[46] Selon l’expert, l’appelant, confronté à une situation impensable, un « épisode complètement chaotique de sa part », cherche alors « la façon de reprendre le contrôle de tout ça ». Cet aspect de l’opinion du psychiatre atteste indubitablement de la vraisemblance de la position de l’appelant selon laquelle il a réagi soudainement avant d’avoir repris la maîtrise de lui-même.
[47] Dans ce contexte, la capacité limitée de l’appelant d’exprimer ses émotions n’empêchait pas de considérer que celles-ci pouvaient constituer un fondement vraisemblable à l’exigence de perte de contrôle nécessaire à la défense de provocation.
[48] Les émotions décrites par l’appelant, supportées par l’opinion du psychiatre, étayaient suffisamment les inférences nécessaires pour satisfaire le volet subjectif de la défense de provocation[21].
[49] Rappelons que, dans l’affaire R. c. Buzizi, la Cour suprême adopte l’opinion dissidente de la juge Bich de notre Cour dans une affaire où, comme en l’espèce, la légitime défense et la provocation pouvaient s’entremêler, car « le geste agressif de la victime a pu engendrer une réaction dont on peut concevoir qu’elle relève aussi bien de la légitime défense que de la provocation »[22].
[50] D’ailleurs, à la suite de l’arrêt Buzizi, la Cour d’appel de l’Alberta souligne, dans l’arrêt R. v. Rasberry, que : « the range of emotions involved in provocation is not limited to rage, but includes other forms of extreme emotion »[23] et « the nature of the strong emotion elicited by the provocation is not constrained by definition »[24].
[51] Ici, comme il se devait, le juge d’expérience qui présidait le procès a soigneusement vérifié auprès de l’avocat de l’appelant que celui-ci ne soulevait pas la provocation.
[52] De toute évidence, il voulait préserver le droit de l’appelant de contrôler sa défense et respecter ainsi sa volonté d’éviter que le jury adopte le verdict d’homicide involontaire coupable fondé sur la provocation comme verdict de compromis[25].
[53] Bien entendu, le juge devait considérer la nature de la défense principale présentée par l’appelant[26]. Mais, puisque celle-ci n’était pas complètement incompatible avec la légitime défense, ce facteur, comme l’enseigne l’arrêt R. c. Gauthier[27], ne s’avère pas dirimant s’il existe une preuve suffisante qui rend vraisemblable un moyen de défense.
[54] Ainsi, la position de l’appelant ne liait pas le juge dont l’obligation demeurait entière. Lorsque la preuve administrée est raisonnablement susceptible d’étayer les inférences nécessaires à l’application d’un moyen de défense, le juge du procès doit présenter celui-ci au jury pour qu’il l’évalue[28].
[55] Dans l’affaire R. c. Johnson, la Cour d’appel de l’Ontario était confrontée à une situation où la défense principale de l’accusé n’était pas la provocation, mais plutôt le fait que la preuve n’établissait pas hors de tout doute raisonnable l’identité du meurtrier[29].
[56] Malgré cela, le juge Watt explique que le devoir du juge du procès justifiait néanmoins d’ordonner la tenue d’un nouveau procès même si la provocation n’était pas la défense principale invoquée par l’accusé lors du procès :
[109] What controls the obligation of the trial judge to submit the statutory partial defence of provocation to the jury for its determination is the capacity of the evidence adduced at trial to support the inferences essential to give effect to the defence. In my view, the evidence in this case met that standard. It is not for me, as it was not for the trial judge, to say whether the defence was likely, somewhat likely, very likely or not at all likely to succeed as a matter of fact.
[110] In reaching this conclusion that the partial statutory defence of provocation should have been left to the jury, I am not unmindful of the failure of trial counsel to develop a more fulsome foundation for that defence. That he did not do so in light of his primary defence – identity – is understandable. In every event, the air of reality standard is what engages the trial judge’s obligation. Once satisfied, the obligation follows. The issue is whether the standard is met, not by how much or how little it is satisfied. I have also kept in mind the instruction of the Supreme Court of Canada that in cases of doubt about the availability of the statutory partial defence, provocation should be left to the jury.
[Soulignement ajouté]