Roy c. R., 2022 QCCS 4726
[27] La juridiction pour entendre une affaire consiste en l'autorité légale de la Cour pour juger du pouvoir de décider dans quel district une affaire doit être entendue, malgré le choix initial de la poursuite[9].
[28] Le Code criminel prévoit qu’une cour supérieure de juridiction criminelle est compétente pour entendre une affaire si le prévenu est trouvé, arrêté ou sous garde dans la juridiction territoriale du tribunal, en vertu de l’article 470 C.cr.
[29] De surcroit, le dossier peut être entendu où les faits sont survenus ainsi qu’aux endroits précisés dans l’article 504:
504. Quiconque croit, pour des motifs raisonnables, qu’une personne a commis un acte criminel peut faire une dénonciation par écrit et sous serment devant un juge de paix, et celui-ci doit recevoir la dénonciation, s’il est allégué, selon le cas :
a) que la personne a commis, en quelque lieu que ce soit, un acte criminel qui peut être jugé dans la province où réside le juge de paix et que la personne :
(i) ou bien se trouve ou est présumée se trouver,
(ii) ou bien réside ou est présumée résider,
dans le ressort du juge de paix;
b) que la personne, en quelque lieu qu’elle puisse être, a commis un acte criminel dans le ressort du juge de paix;
c) que la personne a illégalement reçu, en quelque lieu que ce soit, des biens qui ont été illégalement obtenus dans le ressort du juge de paix;
d) que la personne a en sa possession, dans le ressort du juge de paix, des biens volés.
[30] Il y a également l'article 476b) C.cr. qui précise que lorsqu’une infraction est commencée dans une circonscription et consommée dans une autre(« completed »), l’infraction est censée avoir été commise en n’importe laquelle de ces circonscriptions territoriales[10].
[31] Du côté de la common law, on dénote qu’en principe, « l'accusé subi[t] son procès dans le district du lieu de la commission de l'infraction reprochée »[11].
[32] Nous pouvons donc constater qu’une infraction peut se dérouler dans plus d’une division territoriale et faire l'objet d'une poursuite dans différents districts, comme le souligne l’auteur Ewaschuk:
The “venue of the offence” is where the offence entirely happened. Subject to a judicial “change of venue” order “changing the place of trial” to elsewhere in the province, the “venue of the trial” is generally held in the “territorial division” where the offence happened. However, the offence may have occurred in more than “one territorial division”, each having a “real and substantial link to the offence”, e.g., where any element, or part, of the offence takes place there, so that the “venue of the offence” may comprise “several territorial divisions” each having jurisdiction to try the offence, which may be said to be “potential venues for the trial” depending on where the charges are laid. Furthermore, there are “statutory exceptions” giving jurisdiction over the offender in different territorial divisions, thereby permitting the holding of the trial elsewhere than the place where the offence happened. Thus, there may be more than one “venue of the offence” where different territorial divisions have jurisdiction to try the offence or offender, though there usually is only one final “venue of trial”[12].
[Soulignements ajoutés]
[33] En résumé, lorsqu’il s’agit d’une situation où l’infraction est « commise » sur plusieurs territoires, la circonscription territoriale compétente sera celle où le poursuivant a déposé l’accusation, à sa discrétion, le tout sujet à une intervention de la Cour[13].
3.3 Illustrations jurisprudentielles
[34] Les auteurs Manning, Mewett et Sankoff reconnaissent qu’il peut être difficile de déterminer où un crime a eu lieu, particulièrement dans le cas de menaces par téléphone, la poste ou internet, lorsque les propos proviennent d’un endroit et sont reçus dans un autre[14].
[35] L’arrêt de principe Libman semble toutefois avoir résolu cette situation en appliquant la méthode du lien réel et substantiel entre une infraction et le Canada[15].
[36] Il est important de noter que ce lien réel et substantiel n’est pas limité aux éléments essentiels de l’infraction[16].
[37] Dans l’affaire Bigelow[17] où un enfant avait été enlevé en Ontario et retrouvé en Alberta, la Cour d’appel d’Ontario a conclu que les deux provinces étaient compétentes pour entendre l’affaire. Elle a notamment identifié ces trois exemples d’infractions interprovinciales : (1) si une continuité des opérations s’étend sur plusieurs provinces, (2) si un acte manifeste est commis dans cette province, et (3) si les effets de l’infraction commise dans une province sont ressentis dans une autre[18].
[38] Dans l’arrêt Ibeagha, la Cour d’appel du Québec mentionnait que selon les enseignements de Bigelow, il s’agit de déterminer si un fait pertinent pour prouver un élément essentiel s’y est produit. Elle a ainsi confirmé qu'il n’est pas nécessaire qu’un des éléments essentiels de l’infraction à proprement parler ait été commis dans une juridiction pour lui donner compétence[19].
[39] Une précision a cependant été apportée dans Webber par la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse eu égard à la rédaction de l'acte d’accusation qui doit mentionner un lieu d'infraction concordant avec l'endroit où les accusations sont déposées. Dans cette affaire, on lisait que les actes avaient été commis au Nouveau-Brunswick alors que l'acte d'accusation avait été déposé en Nouvelle-Écosse, ce qui faisait obstacle à la compétence d’un juge de cette dernière province[20].
[40] Dans l’affaire Hirsch[21], l’accusé avait affiché des menaces à l’endroit de son ex-conjointe sur son propre profil Facebook. La victime n’avait pas accès à la page Facebook de l’accusé, mais un ami l’a informée de la situation et lui a transmis des captures d’écran. L’accusé soulevait l’absence de juridiction en Saskatchewan alléguant qu’il aurait pu être à l’extérieur de la province lorsqu’il a affiché les messages.
[41] Cet argument a été rejeté par la Cour d’appel de la Saskatchewan qui a rappelé qu’une infraction n’a pas à être commise sur un seul territoire. Un lien réel et substantiel entre l’infraction et le territoire où elle est poursuivie suffit. Ainsi, le seul fait que la victime ait reçu les menaces en Saskatchewan était suffisant pour conférer la compétence de cette province sur cette infraction.
[42] Dans l’affaire Fournier, la Cour supérieure de la Colombie-Britannique a conclu que le fait de recevoir l’appel téléphonique menaçant en Colombie-Britannique suffisait à donner juridiction à cette province, malgré l’absence d’information sur le lieu d’origine de l’appel. La Cour a déterminé qu’une infraction de menaces peut avoir été commise à la fois au lieu où elles ont été proférées ainsi qu’au lieu de réception de l’appel menaçant[22].
[43] Dans l'arrêt Bekar, la Cour d'appel d'Alberta a conclu que le lieu où les lettres de menaces avaient été reçues constituait l'endroit de la commission de l'infraction alléguée[23].
[44] Enfin, dans Ross[24], il était reproché à l’accusée d’avoir publié un message sur Facebook dans lequel elle transgressait une ordonnance de non-publication. Le message a été rédigé au Nouveau-Brunswick, mais consulté notamment au Québec. La Cour du Québec a reconnu sa compétence puisque les effets de la transgression de l’ordonnance ont été ressentis au Québec, au sens de Bigelow[25].
[45] À la lumière de ces exemples jurisprudentiels, je suis convaincue que la Cour supérieure a compétence pour entendre la présente affaire à Montréal.
[46] Le fait que les messages aient été reçus par la plaignante dans le district judiciaire de Montréal crée un lien réel et substantiel suffisant pour confirmer la juridiction, quel que soit le lieu d’émission desdits messages.
[47] Plus précisément, la réception des messages par la plaignante et l’effet qu’ils ont produit à son endroit sont des éléments factuels pertinents pour prouver un ou des éléments essentiels des infractions reprochées, soit le harcèlement criminel et l’intimidation d’une personne associée au système judiciaire[26].