R. c. Nedelcu, 2012 CSC 59
[101] Parmi les principaux moyens qu’il invoque, le ministère public prétend que, lors de l’interrogatoire préalable dans le cadre de l’action civile contre l’intimé, celui‑ci n’était pas « forcé » de témoigner au sens de l’arrêt Henry. Le ministère public affirme que l’intimé n’était forcé de témoigner ni subjectivement, parce qu’il avait librement décidé de se soumettre à l’interrogatoire préalable [m.a., par. 36], ni objectivement, parce qu’il avait choisi de déposer une défense et donc de [traduction] « s’assujettir aux règles procédurales [. . .] aux termes desquelles il serait, seulement alors, contraint de témoigner » (m.a., par. 37).
[102] Bien que le juge Binnie n’ait pas examiné en détail ce qui constitue un témoignage « forcé » au sens de l’arrêt Henry, il a indiqué qu’un accusé qui choisit librement de témoigner à ses deux procès n’est pas un témoin « forcé » et ne bénéficie pas de la protection de l’art. 13 (par. 43). Il a aussi ouvert une parenthèse pour préciser : « En l’espèce, il y a lieu de considérer la déposition d’un témoin contraignable comme un témoignage forcé même si le témoin n’a pas été assigné formellement » (par. 34 (je souligne)).
[103] L’observation du juge Binnie selon laquelle un accusé qui décide de témoigner est un témoin « volontaire » signifie simplement que, du fait qu’un accusé possède le droit de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même en vertu de l’al. 11c) de la Charte, celui qui choisit de témoigner renonce à son droit de ne pas être contraignable. Par contre, un témoin qui dépose volontairement au procès de quelqu’un d’autre ne témoigne pas « volontairement » au sens de l’arrêt Henry, même s’il le fait de son plein gré, par exemple, pour aider l’accusé. La différence est celle‑ci : un accusé qui témoigne volontairement renonce à un droit constitutionnel en choisissant de témoigner. Tout autre témoin peut par ailleurs être forcé, ce qui signifie que le témoin est contraignable en vertu de la loi, qu’il témoigne « volontairement » ou non. Ce point de vue est également confirmé par l’observation ci-après du juge Binnie : « . . . il y a lieu de considérer la déposition d’un témoin contraignable comme un témoignage forcé même si le témoin n’a pas été assigné formellement. »
[104] Par conséquent, le fait que l’intimé a librement décidé de se soumettre à l’interrogatoire préalable n’est pas pertinent. Le caractère forcé d’un témoignage ne devrait pas être évalué suivant une norme subjective. Il serait contraire aux principes établis d’accorder au témoin qui offre de témoigner de son plein gré un degré de protection moindre en vertu de la Charte qu’au témoin qui est assigné ou autrement forcé de témoigner, dans le cas où ils auraient tous les deux pu être de toute façon forcés de témoigner en application de la loi. Par conséquent, afin d’établir s’il y a quid pro quo dans un cas donné, le tribunal devrait vérifier si le témoin était contraignable en vertu de la loi, et non s’il se sentait subjectivement forcé de témoigner. En l’espèce, la question pertinente est la suivante : l’intimé était‑il forcé, en vertu de la loi, de témoigner dans l’instance?
[105] Selon le deuxième moyen soulevé par le ministère public relativement à la contrainte, l’intimé n’a pas été objectivement forcé de témoigner parce qu’il avait choisi de déposer une défense et s’était donc assujetti de son plein gré aux exigences de l’interrogatoire préalable en matière civile.
[106] Ce moyen doit également être rejeté. Premièrement, comme l’a fait remarquer l’intervenante l’Advocates’ Society, l’intégrité de la procédure civile de communication préalable pourrait être compromise si les tribunaux considéraient que les défendeurs dans une action civile ne sont pas des témoins « forcés » pour l’application de l’art. 13. Les parties dans une instance criminelle pourraient alors trouver avantageux de ne pas coopérer dans une action civile, ce qui forcerait l’autre partie à obtenir une ordonnance pour les contraindre à témoigner lors de l’interrogatoire préalable.
[107] Qui plus est, cependant, il existe une raison de principe pour laquelle un défendeur qui témoigne dans le cadre d’une procédure civile de communication préalable constitue un témoin « forcé » pour l’application de l’art. 13. Encore une fois, la question pertinente est la suivante : L’intimé était-il forcé, en vertu de la loi, de témoigner dans l’instance? En l’espèce, la disposition législative aux termes de laquelle le défendeur est contraint de se soumettre à un interrogatoire préalable, qu’il dépose ou non une défense, est la règle 31.04(2) des Règles de procédure civile :
31.04 . . .
(2) La partie qui désire interroger au préalable un défendeur peut lui signifier un avis d’interrogatoire, conformément à la règle 34.04, ou un questionnaire, conformément à la règle 35.01, uniquement après :
a) soit la remise de la défense par le défendeur et, à moins que les parties ne conviennent autrement, la signification d’un affidavit de documents par la partie interrogatrice;
b) soit la constatation en défaut du défendeur.
[108] Par conséquent, le défaut de déposer une défense ne permet pas à l’intimé [traduction] « d’éviter de s’assujettir aux règles procédurales [. . .] aux termes desquelles il serait, seulement alors, contraint de témoigner », comme le fait valoir le ministère public (m.a., par. 37). Si le défendeur avait omis de déposer une défense, le demandeur aurait pu le faire constater en défaut et l’obliger ensuite, en vertu de la règle 31.04(2)b), à être interrogé au préalable. Je note que le fait que le demandeur ait ou non effectivement fait constater l’intimé en défaut n’est pas pertinent. S’il importe peu pour l’application de l’art. 13 qu’un témoin, susceptible d’être forcé de témoigner en vertu de la loi, choisisse de le faire de son plein gré, il n’importe pas davantage qu’un demandeur n’utilise pas le pouvoir que lui confère la loi de contraindre un défendeur à se soumettre à un interrogatoire préalable. Dans les deux cas, la loi offre un moyen de contraindre le témoin. C’est ce qui rend un témoin contraignable. Que ce moyen ait été utilisé ou non ne change pas le fait qu’il existe et qu’il aurait pu être utilisé.
[109] Je conclus donc que l’intimé était un témoin contraignable en vertu de la loi et, par conséquent, un témoin « forcé » au sens de l’arrêt Henry et pour l’application de l’art. 13.