R. c. Lavoie, 2019 QCCS 161
[20] Les tribunaux possèdent le pouvoir de déclarer un avocat inhabile à occuper afin d’assurer un procès équitable à l’accusé et préserver la confiance du public dans l’intégrité de l’administration de la justice[5].
[21] Lorsqu’un tribunal rend une telle décision dans le cadre de la gestion de l’instance ou du procès, le recours à l’encontre de cette décision s’exerce dans le cadre de l’appel, car il ne s’agit pas d’une question de compétence et parce que les recours interlocutoires sont réprouvés vigoureusement[6].
[22] Par contre, lorsque le juge qui préside l’enquête préliminaire déclare un avocat inhabile, cette décision s’avère finale pour l’accusé et l’appel ne lui offrira aucune voie de recours.
[23] Bien que le recours à l’encontre d’une telle décision ait été traditionnellement refusé, car il n’était pas considéré comme une erreur de compétence[7], la jurisprudence récente fait voir qu’il s’agit plutôt d’une décision qui porte atteinte de façon irrémédiable et finale aux droits fondamentaux de l’accusé et à l’encontre de laquelle l’appel n’offre aucune réparation adéquate.
[24] À cet égard, il faut souligner que dans l’arrêt R. c. Farrell[8], la Cour d’appel avait conclu dans une courte décision qu’en l’absence de preuve « que l’ancien client de l’avocat aurait révélé des faits confidentiels qui pourraient être pertinents dans le présent dossier »[9], le juge qui préside l’enquête préliminaire « devait respecter le choix de l’accusé à son avocat et le défaut de ce faire constitue un déni de justice naturelle qui porte atteinte à sa compétence »[10].
[25] Dans ces circonstances limitées, la contestation de la déclaration d’inhabilité d’un avocat à l’étape de l’enquête préliminaire par l’entremise du certiorari devrait être autorisée, car elle ne constituerait pas, dans ce cadre limité, un recours interlocutoire devant être interdit.
[26] En effet, si le juge de l’enquête préliminaire prive l’accusé de l’avocat de son choix sans raison valable, il doit y avoir un recours possible à l’encontre d’une telle décision.
[27] Comme l’explique le juge Lamer dans l’arrêt Nelles c. Ontario[11], « il est indispensable pour assurer la sanction »[12] d’une violation de la Charte « que [l’accusé] puisse s'adresser au tribunal compétent afin d'obtenir réparation »[13], car « [c]réer un droit sans prévoir de redressement heurte de front l'un des objets de la Charte qui permet assurément aux tribunaux d'accorder une réparation en cas de violation de la Constitution »[14].
[28] Pour cette raison, l’observation suivante de la juge Thibault dans l’arrêt R. c. Awashish où elle considère que « [l]a situation peut être différente dans les cas d’atteinte irréparable à un droit fondamental lorsque l’appel n’offre aucun remède efficace »[15] prend tout son sens.
[29] Dans le cadre du pourvoi ultérieur à la Cour suprême dans cette affaire[16], le juge Rowe ne tranche pas cette question. Voici comment il s’exprime :
[21] En obiter, la juge Thibault a mentionné que l’on pourrait recourir au certiorari lorsqu’une décision porte atteinte de façon irrémédiable aux droits fondamentaux de l’accusé et lorsque l’appel n’offre aucune réparation adéquate. Elle a donné l’exemple du tribunal qui ordonne à l’accusée d’enlever son niqab lors de son témoignage. Je remets à une autre occasion l’examen de la question de savoir si une demande de certiorari peut être accueillie en pareilles circonstances.
[Le soulignement est ajouté]
[30] L’opinion incidente formulée par la juge Thibault constitue, au sens de l’arrêt R. c. Henry une « observation utile et convaincante »[17], même s’il ne s’agit pas de la question effectivement tranchée par la Cour d’appel dans l’affaire Awashish[18].
[31] Cela dit, la norme de contrôle traditionnelle applicable à la contestation des décisions du juge de l’enquête préliminaire conduit au même résultat :
[19] La portée de la révision par voie de certiorari est très limitée. Même si à certains moments de son histoire, le bref de certiorari permettait une révision plus poussée, le certiorari d’aujourd’hui « permet dans une large mesure d’obtenir qu’une cour supérieure contrôle la façon dont les tribunaux établis en vertu d’une loi exercent leur compétence; dans ce contexte, il s’agit de “compétence” au sens restreint ou strict » : Skogman c. La Reine, 1984 CanLII 22 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 93, p. 99. Par conséquent, la révision par voie de certiorari n’autorise pas une cour de révision à annuler la décision du tribunal constitué par la loi simplement parce que ce tribunal a commis une erreur de droit ou a tiré une conclusion différente de celle que la cour de révision aurait tirée. Au contraire, le certiorari permet la révision « seulement lorsqu’on reproche à ce tribunal d’avoir outrepassé la compétence qui lui a été attribuée par la loi ou d’avoir violé les principes de justice naturelle, ce qui, d’après la jurisprudence, équivaut à un abus de compétence » : Skogman, précité, p. 100 (citant l’arrêt Forsythe c. La Reine, 1980 CanLII 15 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 268)[19].
[Le soulignement est ajouté]
[32] Comme on le constate, la règle traditionnelle de contrôle des décisions du juge de l’enquête préliminaire est compatible avec l’opinion incidente de la juge Thibault dans Awashish selon laquelle une demande de contrôle judiciaire s’avère possible « dans les cas d’atteinte irréparable à un droit fondamental lorsque l’appel n’offre aucun remède efficace ».
[33] En effet, il faut rappeler que même si «[l]es règles de justice naturelle ou d'équité procédurale sont le plus souvent abordées dans le contexte du contrôle judiciaire des décisions d'organismes administratifs, […] c'est en droit criminel qu'on en retrace l'origine »[20].
[34] Or, dans notre système de justice criminelle accusatoire et contradictoire, l’accusé possède le droit « de ne pas être privé sans raison valable de son droit de retenir les services de l’avocat de son choix »[21] ce qui constitue un droit constitutionnel fondamental[22].
[35] La disqualification de l’avocat d’un accusé à l’étape de l’enquête préliminaire sans motif valable met certainement en cause le respect des règles de justice naturelle.
[36] Autrement dit, une déclaration d’inhabilité prononcée sans motif valable par le juge de l’enquête préliminaire constitue une violation des règles de justice naturelle susceptible de contrôle judiciaire selon les paramètres de l’arrêt Russell[23].
[37] Dans la mesure où la disqualification d’un avocat à l’étape de l’enquête préliminaire s’avère finale et puisqu’il s’agit d’une décision que l’appel éventuel à l’encontre d’une condamnation ne permettra pas de réviser, le recours au contrôle judiciaire doit être autorisé.