Péloquin c. R., 2023 QCCA 1233
Lien vers la décision
[77] Dans sa décision rendue le 10 avril 2018, le juge constate que :
[13] Le procès n’avance pas suffisamment rapidement. Le problème ne tient pas tant de la cadence de travail, la preuve est présentée rondement, mais plutôt du fait qu’un temps précieux est consacré depuis le début du procès à la présentation d’une preuve largement répétitive et non controversée pour l’essentiel.
[14] Près d’une trentaine d’investisseurs ont témoigné jusqu’à maintenant. Ils relatent tous à peu près la même histoire typique d’un stratagème à la Ponzi. Ils ont été leurrés et amenés à investir dans un projet d’investissement qui s’est avéré fictif. Plusieurs investisseurs ont perdu leur argent alors que d’autres ont été remboursés en tout ou en partie. Ils impliquent principalement M. Péloquin, Mme Dancause et un certain Benoit Sénécal à titre de promoteurs et superviseurs du projet d’investissement. Les investisseurs recevaient des conventions d’investissement. Des chèques étaient destinés aux comptes en fidéicommis de l’avocat Jean-Marc Lavallée et de Mme Jolicoeur, qui exerçait la profession de notaire. Des sommes d’argent comptant étaient remises à Mme Dancause. M. St-Denis et Mme Goulet, respectivement le conjoint et une amie de Mme Dancause, accompagnaient celle-ci à certaines occasions et recevaient de l’argent en son nom.
R. c. Dancause, 2018 QCCS 1565, par. 13-14.
[78] Malgré cela, et avant tout, le juge s’enquiert auprès de la poursuite de la nécessité de faire témoigner d’autres investisseurs. Elle le convainc qu’elle le doit. Le juge constate ensuite que les contre-interrogatoires des investisseurs ayant déjà témoigné avaient été courts et que, pour les plus longs, on avait cherché à démontrer qu’ils avaient été négligents, cupides, ou de moralité douteuse et qu’ils avaient eux-mêmes contribué à l’avancement du projet d’investissement et, donc, que les témoins étaient biaisés en raison de leurs déboires : R. c. Dancause, 2018 QCCS 1565, par. 15-17.
[80] En s’inspirant des arrêts R. c. Rice, 2018 QCCA 198, R. c. Auclair, 2013 QCCA 671; R. c. Fabrikant (1995), 1995 CanLII 5384 (QC CA), 97 C.C.C. (3d) 544 (C.A.Q.), R. c. Felderhof (2003), 2003 CanLII 37346 (ON CA), 180 CCC (3d) 498 (C.A.O.), R. c. Hamilton, 2011 ONCA 399 et d’autres décisions telles que R. c. Charron, précitée, le juge conclut qu’il peut accéder à la demande de la poursuite.
[81] Pour le juge, la Cour suprême, dans l’arrêt R. c. Auclair, 2014 CSC 6 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 83, a confirmé qu’un juge peut revoir les grandes lignes du plan de poursuite pour s’assurer que les délais anticipés ne deviennent pas déraisonnables. Dans ce cas, écrit la Cour suprême : « [l]es effets cumulatifs de ces circonstances justifiaient l’intervention importante de ce dernier dans des matières généralement laissées à la discrétion de la poursuite, dans ce cas-ci, le choix des accusations qui procéderaient et la détermination de leur ordre de priorité » : R. c. Auclair, précité, par. 2. Je rappelle toutefois, parce qu’il ne faut pas le perdre de vue, que ces circonstances décrivaient l’opération SharQc qui avait donné lieu à 29 chefs d’accusation contre plus de 150 accusés, et donc une situation extrême.
[82] Le juge d’instance s’appuie également sur ses pouvoirs de limiter une preuve inutile :
[46] Au passage, il vaut de souligner que la solution énoncée dans Charron s’harmonise avec le droit de la preuve qui permet de limiter la présentation d’une preuve ayant pour effet de prolonger ou de compliquer inutilement un procès. Le pouvoir discrétionnaire bien établi d’exclure une preuve dont l’effet préjudiciable surpasse la valeur probante, au terme d’une analyse coût-bénéfice, implique notamment de considérer si la preuve est répétitive ou exige un temps excessivement long par rapport à sa valeur probante (R. c. Jabarianha, 2001 CSC 75 (CanLII), [2001] 3 RCS 430, par. 17; R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 RCS 9, p. 21; R. c. Luciano, 2011 ONCA 89, par. 233; R. c. Candir, 2009 ONCA 915, par 61-62; R. c. Charron, précité, par. 61).
R. c. Dancause, 2018 QCCS 1565, par. 46.
[83] Pour toutes ces raisons, le juge d’instance accepte la demande du ministère public et il résume la façon dont il permet la production de ces témoignages, la partie soulignée étant particulièrement importante pour la suite :
[50] Voici la procédure déterminée par le Tribunal. Le témoin concerné doit être présent devant le jury et être assermenté normalement. Toutefois, en lieu et place d’un interrogatoire principal, la Couronne est autorisée à produire une déclaration écrite assermentée du témoin et à déposer des pièces. Le témoin doit confirmer qu’il adopte le contenu de sa déclaration assermentée. La déclaration assermentée doit être brève et sobre. Le Tribunal se réserve la possibilité de refuser, au cas par cas, le dépôt d’une déclaration assermentée si les intérêts de la justice le requièrent. Les accusés peuvent ensuite contre-interroger le témoin s’ils le jugent opportun, sans qu’il soit nécessaire d’obtenir la permission du Tribunal.
[51] Cette façon d’administrer la preuve favorise l’efficacité du procès et s’accorde avec les impératifs d’une saine administration de la justice. Par ailleurs, cette solution ne présente aucun préjudice réel pour les accusés, quelles que puissent être leurs défenses respectives. Le droit à une défense pleine et entière est préservé, car les accusés pourront contre-interroger les témoins. Cette mesure comporte même des avantages pour les accusés. La preuve de la Couronne sera réduite à l’essentiel et pourrait donc avoir moins d’effet auprès du jury. Surtout, le procès sera écourté conformément au droit des accusés d’être jugés dans un délai raisonnable.
R. c. Dancause, 2018 QCCS 1565, par. 50-51.
[Je souligne]
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[84] En appel, les appelants plaident essentiellement que la décision a compromis l’équité du procès. Ils rappellent que les déclarations sous serment relataient des propos tenus par les accusés aux investisseurs. Elles touchaient possiblement des aspects pertinents par rapport aux éléments essentiels des infractions et ne portaient pas sur des éléments secondaires ou périphériques. Enfin, le juge n’aurait donné aucune directive quant à la façon d’apprécier la fiabilité ou la crédibilité de ces témoins dans ce contexte particulier.
[85] Si l’intimé accepte que les témoignages ne portaient pas sur des aspects périphériques, il soutient que les déclarations se limitaient à établir le contexte des investissements et des remboursements. Au surplus, il ajoute que c’était une preuve largement répétitive et non controversée. Selon l’intimé, les appelants ne parviennent pas à démontrer une véritable atteinte à leur droit à une défense pleine et entière. Ceux-ci invoquent un préjudice hypothétique en alléguant que les témoins auraient pu dévoiler des faits inattendus et inconnus à ce jour à l’occasion d’un interrogatoire principal.
[86] En définitive, j’ai compris à l’audience qu’outre le constat que les témoignages ne portaient pas sur des faits périphériques, en présentant une preuve écrite, le ministère public aurait été autorisé à guider ses témoins et à offrir des déclarations minimalistes, sans risquer de placer devant le jury les difficultés susceptibles de résulter des témoignages, en lien entre autres avec la capacité des témoins d’observer, de se rappeler et de relater les faits.
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[87] D’emblée, la façon de contrer ce moyen d’appel laisse en partie songeur. À force d’insister sur le caractère répétitif de la preuve proposée, l’intimé semble faire la démonstration que le juge aurait dû la refuser, tout simplement. En fait, j’ai expliqué que le juge y avait songé, mais l’intimé l’avait convaincu que cette preuve était nécessaire. Un juge peut certainement et prudemment prévenir la répétition de la preuve : R. c. Candir, 2009 ONCA 915. Il le peut certainement lorsque les délais sont sur le point de devenir déraisonnables. En effet, lorsque les délais anticipés approchent la limite du raisonnable, que celle-ci soit déterminée par les plafonds ou par l’évaluation d’un dépassement raisonnable, un juge peut s’immiscer avec prudence dans les pouvoirs discrétionnaires de la poursuite : R. c. Auclair, 2014 CSC 6 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 83; R. c. Anderson, 2014 CSC 41 (CanLII), [2014] 2 R.C.S. 167, par. 60.
[89] Toutefois, bien après le jugement du juge d’instance et les décisions sur lesquelles il s’appuie, la Cour suprême, a rappelé les limites des pouvoirs de gestion :
[24] Garantir l’efficience ne peut toutefois se faire au détriment des règles de preuve. Monsieur Samaniego soutient que les décisions relatives à la gestion de l’instance et en matière de preuve doivent toujours rester distinctes pour garantir que des décisions erronées en cette dernière matière ne puissent revêtir le vernis de la gestion de l’instance lors d’un examen en appel. Bien que je ne souscrive pas à l’avis selon lequel les décisions relatives à la gestion de l’instance et en matière de preuve doivent toujours rester distinctes, je conviens que la gestion de l’instance ne peut pas servir à légitimer les décisions erronées en matière de preuve.
R. c. Samaniego, 2022 CSC 9, par. 24.
[90] Ces pouvoirs ne peuvent pas s’exercer au détriment de l’équité et des règles de preuve et devenir la solution privilégiée lorsque le mur des délais s’avance en raison d’une difficulté prévisible pour l’administration de la preuve. En ce sens, le juge a raison d’écrire : « [b]ien entendu, les pouvoirs de gestions d’instance ne sont pas illimités. Le juge doit veiller à respecter le canevas de notre système accusatoire et ne pas intervenir indûment dans les débats (R. c. John, 2017 ONCA 622, par. 48-51) » : R. c. Dancause, 2018 QCCS 1565, par. 42.
[91] Dans l’arrêt Rice, et que reprend le juge, la Cour explique que les juges « doivent être novateurs tout en demeurant soucieux de l’équité des procédures » : R. c. Rice, 2018 QCCA 198, par. 62. L’affaire R. c. Charron, 2017 QCCS 688, était alors citée et dans laquelle le juge Cournoyer, maintenant à notre Cour, avait autorisé le ministère public à déposer des déclarations sous serment pour établir des faits périphériques « par rapport aux véritables enjeux du procès si cela ne met pas en jeu le droit à une défense pleine et entière de l’accusé. » : R. c. Charron, précité, par. 66.
[92] Comme la juge L’Heureux-Dubé l’écrivait à propos des réparations constitutionnelles dans l’arrêt O’Connor, les pouvoirs de gestion entre les mains des juges s’apparentent davantage au scalpel qu’à la hache : R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 69.
[93] La question est encore plus délicate lorsque la preuve vise des déclarations imputées à des accusés, comme en l’espèce, et qui ne porte pas sur des faits périphériques. Cela n’est d’ailleurs pas contesté. Comme c’était le cas dans l’affaire Auclair, j’estime qu’il faut alors des circonstances sérieuses, voire exceptionnelles, pour qu’un juge adopte des mesures qui touchent aux prérogatives des parties ou, comme l’écrit un des appelants, « s’immisce[nt] dans la conduite du procès et de la stratégie des parties ». Cette proposition reprend les propos de la Cour suprême dans R. c. Anderson, 2014 CSC 41 (CanLII), [2014] 2 R.C.S. 167, au par. 59.
[94] Sans contredit, la décision de gestion est hautement discrétionnaire et doit répondre aux particularités de l’affaire. Comme le souligne la Cour suprême, « il importe, en appel, que les décisions relatives à la gestion de l’instance soient examinées dans le contexte du procès dans son ensemble, plutôt que comme des incidents isolés. Les décisions relatives à la gestion de l’instance […] font appel au pouvoir discrétionnaire du juge. En l’absence d’une erreur de principe ou d’un exercice déraisonnable de ce pouvoir, les décisions qui en sont le fruit commandent la déférence » : R. c. Samaniego, 2022 CSC 9, par. 26.
[95] Ce rappel étant fait, je suis d’avis que, même si le juge a soupesé avec minutie les enjeux et qu’il a, en définitive, utilisé le scalpel pour élaborer la solution, il commet une erreur en autorisant la poursuite à introduire en preuve, par le truchement de déclarations sous serment, des déclarations imputées à des accusés. Ces éléments de preuve sont en principe des éléments importants de la preuve incriminante qui sont mieux administrés de vive voix, ce qui permet de contre-interroger les témoins après un témoignage principal non directif.
[96] Cela dit, j’accepte l’argument de l’intimé qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit au sens de 686(1)b)iii) C.cr. Si les préoccupations des appelants évoquées plus haut sont légitimes, leurs griefs demeurent essentiellement théoriques. Ils ne démontrent aucune atteinte à l’équité du procès ou un préjudice à leur droit à une défense pleine et entière.
[97] Je rappelle que le juge était ouvert à revoir sa décision au cas par cas et à refuser le dépôt d’une déclaration sous serment si les intérêts de la justice le requéraient. Les appelants ne se sont jamais prévalus de ce mécanisme additionnel et déterminant pour pallier tout préjudice individuel qu’un d’eux pouvait anticiper avec un témoin. En appel, devant une preuve écrasante de leur participation à la fraude, les appelants n’apportent rien de concret pour soutenir une erreur ou une injustice.
[98] Je propose d’appliquer la disposition réparatrice pour rejeter ce moyen.