[84] Je rappelle que le crime d’agression sexuelle est grave et qu’il interpelle vivement, comme tous les crimes du reste, les objectifs de dénonciation et de dissuasion, mais également les autres objectifs de la peine qui sont énumérés au Code criminel. Dans les circonstances du dossier et afin de répondre aux différents objectifs de la peine, personne ne suggère que l’appelant mérite autre chose qu’une peine de prison; et il recevra une peine de prison.
[85] La question est de savoir si cette peine peut être purgée dans la collectivité.
[86] Le dilemme entre ces deux modalités de peine d’emprisonnement a été exposé dans l’arrêt Proulx qui reprenait l’idée exprimée d’une part, par feu le juge Rosenberg, dans l’arrêt R. v. Wismayer (1997), 1997 CanLII 3294 (ON CA), 115 C.C.C. (3d) 18 (C.A.O.) et, d’autre part, par un arrêt anglais. Avec sagesse, on rappelle que l’objectif de la peine d’emprisonnement dans la collectivité est de réduire le nombre de délinquants non dangereux en prison. On y a donc recours pour les délinquants qui autrement se retrouveraient derrière les barreaux, de sorte qu’elle n’est pas appropriée pour les délinquants qui mériteraient un autre type de peine que l’emprisonnement :
[56] Conjugué aux al. 718.2d) et e), l’art. 742.1 met les tribunaux en garde contre l’« extension de l’application » du régime d’emprisonnement avec sursis aux délinquants qui n’auraient autrement pas été emprisonnés (Gagnon, précité, à la p. 2645; McDonald, précité, aux pp. 437 à 439). Comme le dit le juge Rosenberg, dans Wismayer, précité, à la p. 42:
[TRADUCTION] L’objectif du législateur de réduire le nombre de délinquants non violents détenus en prison et d’accroître le recours aux sanctions communautaires sera contré si les tribunaux refusent de rendre des ordonnances d’emprisonnement avec sursis à l’égard des infractions qui donnent lieu normalement à des peines d’emprisonnement et n’y recourent que pour les infractions jusqu’ici sanctionnées par des mesures autres que l’emprisonnement.
La réalisation de l’objectif du législateur qui est de réduire le recours à l’emprisonnement pour les délinquants non dangereux pourrait être compromise si des ordonnances de sursis à l’emprisonnement étaient prononcées à tort.
[57] L’expérience des tribunaux anglais dans l’application d’une peine semblable, appelée « suspended sentence » (« conditional sentence » au Canada), illustre bien les préoccupations susmentionnées. Comme l’a expliqué le lord juge en chef Parker, au nom de la Cour d’appel (Division criminelle), dans R. c. O’Keefe (1968), 53 Cr. App. R. 91, aux pp. 94 et 95:
[TRADUCTION] Notre Cour tient à préciser, aussi catégoriquement que possible, qu’une condamnation avec sursis ne doit pas être prononcée lorsque, n’eût été le pouvoir d’infliger cette peine, une ordonnance de probation aurait été la décision appropriée. Après tout, la condamnation avec sursis est une peine d’emprisonnement…
Notre Cour estime donc que, avant de prononcer une condamnation avec sursis, le tribunal doit écarter toute autre sanction possible, comme l’absolution inconditionnelle, l’absolution sous condition, l’ordonnance de probation et l’amende, puis se demander s’il s’agit d’un cas commandant l’emprisonnement et, dans l’affirmative, s’il doit y avoir emprisonnement immédiat ou s’il est possible d’y surseoir?
R. c. Proulx, 2000 CSC 5 (CanLII), [2000] 1 R.C.S. 61, par. 56-57.
[87] En clair, l’emprisonnement avec sursis est une peine de prison (d’une durée maximale de deux ans moins un jour, comme le prévoit le Code criminel) et non une « probation renforcée ou sévère ». Il ne faut donc pas se surprendre lorsque le candidat, n’eût été cette mesure, aurait été condamné à l’incarcération.
[88] Il vaut de rappeler que le législateur a également codifié l’important principe de modération dans le recours à l’emprisonnement, comme le rappelle l’arrêt R. c. Bachou, 2022 QCCA 1145. Ce principe doit être envisagé à l’égard de tous les délinquants. Le juge Cournoyer, qui écrit pour la Cour, ajoute que « [c]e faisant, le législateur a "positionné l’emprisonnement comme une mesure de dernier recours" » : R. c. Bachou, 2022 QCCA 1145, par. 41, voir aussi 37-43.
[89] Cela dit, il est vrai que, tant ce principe que l’arrêt Proulx reconnaissent qu’il faut examiner tous les objectifs de la peine et que, parfois, seule l’incarcération est celle qui permet d’atteindre les objectifs de dénonciation et de dissuasion : R. c. Bachou, 2022 QCCA 1145, par. 43. Voici comment le juge Lamer exprime cette idée dans l’arrêt Proulx :
[114] Lorsque des objectifs punitifs tels que la dénonciation et la dissuasion sont particulièrement pressants, par exemple en présence de circonstances aggravantes, l’incarcération sera généralement la sanction préférable, et ce en dépit du fait que l’emprisonnement avec sursis pourrait également permettre la réalisation d’objectifs correctifs. À l’inverse, selon de la nature des conditions imposées dans l’ordonnance de sursis, la durée de celle‑ci et la situation du délinquant et de la collectivité au sein de laquelle il purgera sa peine, il est possible que l’emprisonnement avec sursis ait un effet dénonciateur et dissuasif suffisant, même dans les cas où les objectifs correctifs présentent moins d’importance.
R. c. Proulx, 2000 CSC 5 (CanLII), [2000] 1 R.C.S. 61, par. 114 (je souligne).
[90] Je conviens qu’atteindre l’équilibre n’est pas toujours simple. Après tout, lorsqu’on conclut que le crime mérite une peine de prison, le raisonnement pousse naturellement vers le choix de l’incarcération. Comme le rappelait la Cour suprême, « [l]a détermination d’une peine juste et appropriée est un art délicat » : R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 91.
[91] D’abord, le juge tombe dans l’erreur évoquée par mon collègue le juge Doyon dans l’arrêt R. c. Lemieux, c’est-à-dire de s’appuyer sur des précédents inadéquats :
[107] D’autre part, il serait tout aussi erroné de déterminer la peine en insistant indûment sur les peines infligées depuis 2007. Il pourrait alors être trop facile de conclure, sur cette base, que les tribunaux imposent l’incarcération dans les cas d’agressions sexuelles. Une telle conclusion pourrait bien être erronée puisque l’emprisonnement avec sursis était prohibé jusqu’à récemment, ce qui ne laissait pas de place à cette alternative à l’incarcération.
R. c. Lemieux, 2023 QCCA 480, par. 107.
[92] En effet, les décisions auxquelles le juge fait référence, et reprises plus haut au paragraphe [44], sont des décisions qui ont été prononcées alors que l’emprisonnement dans la collectivité n’était plus autorisé par la loi. En revanche, l’arrêt R. c. M.B., que cite le juge, est rendu à un moment où cette peine était possible. Cependant, les faits de cette affaire sont très éloignés des faits du présent dossier. Dans M.B., l’appelant était médecin de profession. Il avait été condamné pour des infractions sexuelles à l’égard d’enfants et d’une patiente. La Cour y note que « les facteurs aggravants sont par ailleurs particulièrement importants puisque deux chefs d’accusation comportent une atteinte à l’intégrité psychologique de deux jeunes enfants et que toutes les infractions se sont déroulées dans le cadre d’une relation médecin-patiente et ont donné lieu à des abus de confiance » : R. c. M.B., 2000 CanLII 11365, par. 62 (C.A.Q.).
[93] Évidemment, comme l’arrêt Tremblay le souligne, la relation médecin-patient place l’aiguille de l’abus de confiance à un niveau élevé et les agressions sexuelles sur les enfants ne font rien pour diminuer la lourde responsabilité du délinquant démontrée par la preuve.
[94] Il est vrai que le présent dossier comporte des éléments aggravants, notamment la vulnérabilité de la plaignante, la pénétration vaginale et l’absence de protection. L’appelant a profité du sommeil de la plaignante pour l’agresser. En quelque sorte, ces éléments aggravants font déjà bouger l’aiguille vers la peine d’emprisonnement et en augmentent la durée, par opposition à une peine d’une autre nature ou d’une durée moindre.
[95] Toutefois, afin d’écarter l’emprisonnement dans la collectivité, le juge s’appuie de manière erronée sur la dissuasion et sur la dénonciation.
[96] Je rappelle ses propos cités plus haut, au paragraphe [46] des présents motifs, selon lesquels il faut « prioriser la dénonciation et la dissuasion générale afin de lancer un message clair » et que c’est « par une lourde peine que le message portera » afin « que ce genre de crime cesse ».
[97] Je rappelle d’abord que l’arrêt Proulx reconnaît que la poursuite des objectifs de dénonciation et de dissuasion générale n’est pas un obstacle dirimant à l’emprisonnement avec sursis : R. c. Proulx, 2000 CSC 5 (CanLII), [2000] 1 R.C.S. 61, par. 102 et 107.
[98] Plus récemment, la Cour suprême a reconnu, à l’instar de notre Cour, qu’il faut infliger une peine juste et que le fait de l’augmenter uniquement pour atteindre les deux objectifs de dénonciation et de dissuasion est une erreur :
[51] Ainsi, « on ne peut infliger à une personne une peine totalement disproportionnée à la seule fin de dissuader ses concitoyens de désobéir à la loi » (Nur, par. 45). De même, le juge Vauclair affirme avec justesse que « la recherche de l’exemplarité au détriment des éléments de preuve qui démontrent le mérite des objectifs de réhabilitation est incompatible avec le principe d’individualisation » (Lacelle Belec c. R., 2019 QCCA 711, par. 30 (CanLII), citant R. c. Paré, 2011 QCCA 2047, par. 48 (CanLII), le juge Doyon). La proportionnalité joue un rôle restrictif et, en ce sens, elle est garante d’une peine qui est individualisée, juste et appropriée.
R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, par. 51; R. c. Sylvain-Bourgelas, 2024 QCCA 486, par. 91.
[99] La dénonciation des comportements inacceptables débute avec le dépôt des accusations criminelles. Dans la mesure où la société a fermé les yeux devant des comportements de la nature de ceux en cause, ou les a banalisés, on peut affirmer que cette époque est définitivement révolue. La criminalisation des comportements et le stigmate rattaché au procès et à la condamnation participent à la dénonciation. La peine termine l’exercice. Mais à cette étape, il s’agit de punir de façon juste un crime et un délinquant. Seule une peine juste est acceptable. La gravité du crime, les circonstances dans lesquelles il est commis, et le délinquant font inéluctablement varier le résultat et doivent être reconnus.
[100] Dans l’arrêt V.L., la Cour explique pourquoi les tribunaux ne devraient pas s’investir de la mission de faire cesser le crime. Pour la majorité, j’y écris :
[53] Le système de justice criminelle, dont les tribunaux ne sont qu’une composante, est justement cela, un système. Dans l’accomplissement de sa mission, les composantes du système, organismes gouvernementaux ou initiatives communautaires, collaborent dans leurs interventions sur les problèmes sociaux qui parfois, et malheureusement, se transforment en drames plus graves, trop graves. Chaque composante participe à sa manière à l’effort collectif pour agir, notamment, sur les comportements délinquants et sur l’aide apportée aux victimes. Il a été observé, avec raison selon moi, que l’orientation des tribunaux de juridiction criminelle semblent fondamentalement peu équipés pour intervenir efficacement à l’égard de ce dernier volet : voir Anne-Marie Boisvert, La création d'un tribunal spécialisé en matière de violences sexuelles et de violence conjugale au Québec : vers une meilleure justice?, (2021) 26 Rev. Can. D.P. 269.
[54] Dans l’arrêt Lacelle Bélec, la Cour rappelait qu’il « est évident que le procès criminel et le processus de détermination de la peine ne parviendront jamais à soulager entièrement certaines victimes des souffrances qu’elles ont subies et qu’elles subissent parfois toujours » et « de là l’importance de l’accompagnement et de l’aide mis en place par l’État ou les groupes communautaires qui se réalisent dans un autre contexte qu’une salle de cour » : R. c. Lacelle Belec, 2019 QCCA 711, par. 70-71.
[55] Cela étant dit, la criminalisation d’un comportement, la mise en accusation de la personne délinquante, sa condamnation et l’attribution d’un casier judiciaire participent à la dénonciation et à la dissuasion. Il ne faut pas sous-estimer ces éléments. La punition n'est qu’un des maillons.
[56] La certitude d’être accusé s’avère beaucoup plus dissuasive que la sévérité de la peine elle-même : R. c. Hills, 2023 CSC 2, par. 137. La science sociale ne peut être ignorée à cet égard : R. c. Paré, 2011 QCCA 2047, par. 53; R. c. Brais, 2016 QCCA 356, par.19-23.
[57] Comme le souligne l’auteure et professeure Anne-Marie Boisvert : « L'infliction de souffrance pour apaiser la souffrance n'est pas nécessairement une stratégie gagnante. Elle est même en contradiction avec elle-même. » : Anne-Marie Boisvert, La création d'un tribunal spécialisé en matière de violences sexuelles et de violence conjugale au Québec : vers une meilleure justice? (2021) 26 Rev. Can. D.P. 269, p. 286 (références omises).
[58] J’ajoute que la juge de la peine saisit mal le propos de la Cour dans l’arrêt Laurendeau. La Cour explique qu’en matière de peine pour des crimes commis dans un contexte de violence conjugale, la peine « doit dénoncer le caractère inacceptable et criminel de la violence conjugale et celui d'accroître la confiance des victimes et du public dans l'administration de la justice » : R. c. Laurendeau, 2007 QCCA 1593, par. 19.
[59] D’abord, comme je l’ai mentionné, il est vrai que l’action et la réponse du système pénal participent à la confiance du public, mais la criminalisation et la mise en accusation sont déjà des signaux importants que la société juge un comportement inacceptable. Le procès et la condamnation sont également des messages importants. Ensuite, il faut replacer ces propos dans le contexte où une absolution conditionnelle était demandée pour Laurendeau. La Cour explique que « si l'absolution conditionnelle n'est pas exclue en principe, elle ne sera indiquée que dans certains cas dont le présent ne fait pas partie » et elle convient plutôt que les circonstances particulières de l’affaire militaient en faveur d'une peine d'emprisonnement : Laurendeau, par. 18-20.
R. c. V.L., 2023 QCCA 449, par. 53-59.
[101] Cela dit, lorsque des personnes vulnérables sont victimes, le législateur a indiqué que les facteurs de dissuasion et de dénonciation doivent recevoir une attention particulière (art. 718.04 C.cr.). Si ce facteur rend plus rares les cas où l’emprisonnement ne sera pas la réponse au crime, il demeure que tous les objectifs doivent être considérés et que la possibilité d’une peine d’emprisonnement dans la collectivité ne peut être écartée.