Procureur général du Québec c. Luamba, 2024 QCCA 1387
[194] Selon la Cour, la preuve démontre également que l’effet préjudiciable causé par l’art. 636 C.s.r. renforce, perpétue et accentue le désavantage (historique et systémique) subi par les personnes noires.
[195] Historiquement, les collectivités noires ont une perspective et une expérience différentes des pratiques policières tels que les contrôles « de routine » ou les interceptions routières « aléatoires ». Comme le souligne la CODP :
Peu de gens savent que les Noirs ont été considérés comme des « biens » jusqu’à tard dans les années 1800 ici au Canada. Le Canada a son propre passé esclavagiste, malgré l’appel lancé par le lieutenant‑gouverneur John Graves Simcoe en 1792 en vue de mettre fin à la « pratique » de l’esclavage. Des patrouilles sanctionnées par la Fugitive Slave Act de 1850 du Congrès américain poursuivaient les esclaves et surveillaient les Noirs en général, aussi loin au nord que le Canada.
C’est dans ce contexte historique que les relations des communautés noires avec la police se sont établies et ont initialement été définies.[281]
[196] Il faut tenir compte de ce contexte pour bien comprendre comment l’art. 636 C.s.r. renforce, perpétue et accentue le désavantage subi par les personnes noires. Cela est d’autant plus important que l’expérience subjective des personnes noires interpellées ou interceptées à répétition par la police a tendance à être minimisée[282]. Les effets du profilage racial (et de la « surinterpellation ») ne sont pourtant pas anodins pour les personnes (et les collectivités) noires.
[197] La preuve d’expert, la littérature scientifique et les rapports de commissions gouvernementales démontrent que le profilage racial dans les interventions policières (dont les contrôles de routine ou les interceptions routières « aléatoires ») a des conséquences multiples et profondes pour les personnes ciblées[283]. Ces éléments de preuve établissent notamment que :
- Les personnes noires « éprouvent souvent un sentiment d’humiliation, de peur, de colère, de frustration et d’impuissance en raison du profilage racial dont elles se sentent victimes »[284]. L’exposition fréquente à des interpellations, interceptions et fouilles policières peut avoir des conséquences négatives (et parfois durables) sur leur santé physique[285] et sur leur santé mentale[286];
- Les personnes noires qui subissent du profilage racial peuvent par exemple développer des traumatismes (voire un syndrome de stress post‑traumatique)[287] ou souffrir de dépression ou d’anxiété[288];
- De nombreuses familles racisées modifient « la façon dont [elles] élèvent leurs enfants afin de les préparer à réagir à de telles interactions avec la police, jugées inévitables »[289]. Plusieurs personnes développent par ailleurs des « stratégies » afin de se protéger contre le profilage racial et les interceptions arbitraires (p. ex. filmer les interceptions, éviter de se rendre dans certains quartiers ou de conduire certains modèles de voitures, faire preuve d’une extrême prudence et vigilance au volant, etc.)[290];
- Le profilage racial mine la confiance des personnes noires envers la police et les institutions publiques[291]. Il crée un sentiment de méfiance, voire carrément d’hostilité[292], envers les forces de l’ordre et le système judiciaire[293];
- La perte de confiance dans la légitimité, l’intégrité et l’objectivité de la police et du système judiciaire peut mener certaines personnes à refuser de collaborer avec la police[294], et même à développer des comportements antisociaux (p. ex. refus d’obéir à la loi ou participation au crime)[295]. En outre, les personnes qui craignent la police ou qui remettent en question sa légitimité sont moins susceptibles de faire appel à elle en cas de besoin[296], « ce qui renforce leur vulnérabilité et augmente leurs taux de victimisation »[297];
- Le profilage racial a un effet négatif sur l’estime de soi des personnes noires[298] (ex. sentiment d’être un « criminel », un « déchet »[299], ou encore un « citoyen de seconde zone »[300]). Il peut aussi y avoir une incidence négative sur leur motivation à l’école ou au travail ainsi que sur leur accès à l’éducation ou à l’emploi[301];
- Le profilage racial amenuise le sentiment d’appartenance des membres de la communauté noire à la société québécoise[302]. La surinterpellation des personnes noires « produit ou accentue […] un désengagement civique (Lerman & Weaver, 2014) et ultimement accroît le sentiment d’insécurité chez les membres de la population ciblée (Livingstone, Rutland & Alix, 2018; Livingstone, Meudec & Harim, 2020) »[303];
- Le profilage racial peut amener les personnes noires à intérioriser des stéréotypes négatifs à propos d’elles-mêmes et de la communauté noire[304];
- Le profilage racial « pav[e] la voie à une judiciarisation accrue »[305] des personnes noires et « renforce la marginalisation et l’exclusion sociale »[306] des communautés noires;
- Dans certains cas, les interceptions peuvent « dérap[er] vers des abus physiques »[307]. Fait à noter, les personnes noires sont fortement surreprésentées dans les interactions violentes avec la police[308].
[198] Ici encore, la preuve trouve écho dans la jurisprudence. Dans l’arrêt Le, la Cour suprême reconnaît que « [l’]effet des interventions policières excessives à l’égard des minorités raciales et du fichage des membres de ces collectivités, en l’absence de tout soupçon raisonnable de la tenue d’une activité criminelle, constitue plus qu’un simple désagrément »[309]. Selon la Cour suprême, ce type de pratique « a un effet néfaste sur la santé physique et mentale des personnes visées et a une incidence sur leurs possibilités d’emploi et d’éducation », en plus de « contribue[r] à l’exclusion sociale continue des minorités raciales, [de] favorise[r] une perte de confiance dans l’équité du système de justice pénale et [de] perpétue[r] la criminalisation »[310].
[199] Quant à l’effet discriminatoire de la distinction, la preuve démontre que le profilage racial a pour effet de perpétuer et de renforcer la discrimination à l’égard des personnes noires. L’expert Mulone décrit bien la dynamique qui sous-tend les interventions policières proactives (comme les interceptions routières sans motif requis) et la « logique de cercle vicieux » qui fait en sorte que les discriminations raciales vont engendrer d’autres discriminations raciales. Il vaut de reproduire ce long passage de son rapport d’expertise :
L’interpellation et l’interception (ainsi que l’ensemble des pratiques proactives policières) sont fondamentalement un exercice de prédiction. Il s’agit de prédire si l’individu qui suscite la suspicion chez le policier est vraiment en train de cacher quelque chose, de mériter une intervention policière, ou pas. Parfois la prédiction s’avère juste. Parfois fausse (et le biais de confirmation, discuté plus haut, tend à faire en sorte que l’on se rappelle beaucoup plus des bonnes prédictions que de celles qui ont échoué). Ce qui est sûr par contre, c’est que les outils de prédiction conduisent à ce que Bernard Harcourt appelle un « effet de cliquet » (Harcourt, 2007; 2011). Cette prophétie autoréalisatrice se construit de la manière suivante : les policiers cherchent à « viser » le plus juste possible dans leur intervention (intervenir auprès de quelqu’un qui a effectivement quelque chose à se reprocher); pour savoir qui doit être ciblé en priorité, ils peuvent se référer aux statistiques policières de la criminalité (mais également à leur propre vécu, à ce qui leur a été enseigné, à leurs préjugés ou à d’autres éléments comme les circulaires qui sont diffusées quotidiennement […]); or, ces statistiques montrent que certains groupes racisés sont plus criminalisés que d’autres, et cette caractéristique visible devient l’un des critères pour cibler les « bonnes personnes »; comme on surveille plus un groupe (considéré comme plus criminel), on attrape forcément plus souvent des individus en provenance de ce groupe; à la fin de l’année, en regardant les statistiques, on se rend compte qu’on avait bien raison de cibler en priorité tel groupe plutôt que tel autre; en fait, leur participation aux statistiques de la criminalité devrait même avoir augmenté; dès lors, on va mettre encore plus de ressources pour cibler cette communauté.
Cette dynamique est importante à mettre de l’avant, et ce, pour au moins deux raisons. D’une part, parce qu’elle obéit à une logique de cercle vicieux et qu’à ce titre, elle est extrêmement difficile à briser. Ensuite, parce que tant qu’on n’agit pas activement contre elle, elle va reproduire et accentuer des discriminations raciales existantes. De la même manière qu’il est logique d’imaginer qu’on cherche à augmenter les interventions policières dans les endroits où la criminalité est plus élevée et/ou sérieuse (Tiratelli, Quinton & Bradford, 2018), un accroissement des interpellations et des interceptions sur une population donnée va forcément accroître le nombre d’infractions criminelles détectées (Hinkle & Weisburd, 2008). Ainsi, des pratiques discriminatoires vont engendrer des discriminations à leur tour. Autrement dit, les discriminations raciales vont justifier d’autres discriminations raciales (Balibar, 2007; Bessone, 2013).[311]
[Soulignements ajoutés]
[200] Dans le même ordre d’idées, la CDPDJ relève que :
[l]’application inégale et discriminatoire de la loi qui se fait dans le contexte de la sécurité publique donne une fausse image de la réalité. En conséquence, les personnes appartenant à une communauté « profilée » vont courir plus de risques d’être interpellées, arrêtées, traduites en justice et exposées à un traitement différent et inégal à toutes les étapes du processus judiciaire.[312]
[Renvoi omis]
[201] Le juge de première instance souligne, à bon droit, que « [c]e n’est pas au demandeur que revient le fardeau d’expliquer pourquoi la règle de droit a cette cascade d’effets ou d’établir la raison pour laquelle les personnes noires au volant ont à subir un désavantage particulier »[313]. Il suffit de constater que la règle de droit contestée, parce qu’elle « ouvre la porte à un traitement différencié des personnes de race noire au volant »[314], a pour effet d’élargir l’écart entre les personnes noires (un groupe historiquement défavorisé) et le reste de la société[315].
[202] Tout comme le juge, la Cour en vient à la conclusion que les intimés se sont acquittés du fardeau qui était le leur à la deuxième étape de l’analyse.
* * *
[203] En résumé, une preuve abondante établit que l’art. 636 C.s.r. a pour effet de créer une distinction fondée sur un motif énuméré au par. 15(1), soit la race[316], et qu’il agit d’une manière qui a pour effet de renforcer, perpétuer ou accentuer le désavantage subi par les personnes de race noire. L’atteinte au droit à l’égalité garanti par le par. 15(1) est donc démontrée.