Héneault c. R., 2024 QCCS 291
[23] Avec respect, le juge du procès a commis une erreur de droit en tenant compte, à titre de preuve sur la culpabilité, des comportements et symptômes de Mme Héneault observés par le policier à l’extérieur du véhicule de celle-ci, dans la mesure où le policier soumettait alors Mme Héneault à un test physique dans le but de vérifier sa sobriété. Voici pourquoi.
[24] Normalement, en vertu de l’al. 10 b) de la Charte, une personne détenue a droit d’avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informée de ce droit. Ce droit a notamment comme corolaire l’obligation pour le policier de s’abstenir de soutirer des éléments de preuve de la personne détenue, tant qu’elle n’aura pas eu l’opportunité d’exercer son droit : R. c. G.T.D., 2018 CSC 7, para. 2; R. c. Taylor, 2014 CSC 50, para. 26; R. c. Sinclair, 2010 CSC 35, para. 27.
[25] Toutefois, le droit à l’avocat est suspendu lorsque le policier détient légalement un automobiliste en vertu de son pouvoir de contrôle de la sobriété. Dans ce contexte, le policier n’a ni à aviser l’automobiliste de son droit à l’avocat, ni à lui permettre d’exercer ce droit, ni à s’abstenir de lui soutirer des éléments de preuve. Cependant, la preuve soutirée de l’automobiliste ne peut servir qu’à des fins de dépistage, c’est-à-dire pour déterminer s’il existe des motifs raisonnables justifiant une arrestation ou un ordre de fournir un échantillon d’haleine ou de sang, et non à établir la culpabilité au procès.
[26] Ce compromis est établi en vertu de l’article premier de la Charte qui permet la restriction d’un droit garanti par la Charte, au moyen d’une règle de droit, dans des limites raisonnables et justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique. C’est ainsi que le policier peut, sans égard au droit à l’avocat, ordonner à un conducteur de soumettre un échantillon d’haleine dans un appareil de détection approuvé ou de subir des épreuves de coordination de mouvement établies par règlement en vertu de l’art. 320.27 du Code criminel : R. c. Breault, 2023 CSC 9, para. 6; R. c. Woods, 2005 CSC 42, para. 30; R. c. Bernshaw, 1995 CanLII 150 (CSC), [1995] 1 RCS 254, para. 26; R. c. Thomsen, 1988 CanLII 73 (CSC), [1988] 1 RCS 640.
[27] C’est en application du même compromis constitutionnel que le policier peut, en vertu de la common law, vérifier la sobriété d’un automobiliste en le questionnant sur sa consommation d’alcool ou en lui demandant de se soumettre à des épreuves physiques autres que celles prévues au Code criminel : R. c. Orbanski, 2005 CSC 37, para. 43‑49; voir aussi R. c. Breault, 2023 CSC 9, para. 66; Leclerc c. R., 2022 QCCA 365, para. 45‑48.
[28] Les épreuves physiques visées par le pouvoir de common law décrit dans l’arrêt Orbanski ne sont pas limitées à des épreuves de coordination de mouvements. Le test physique peut être informel. Le policier peut donner d’autres types de directives à l’automobiliste pour vérifier sa sobriété, incluant lui demander de sortir de son véhicule, marcher ou se tenir debout : Spano c. R., 2023 QCCA 774, para. 3-5; R. c. Roberts, 2018 ONCA 411, para. 83; Leclerc, para. 46; R. c. Visser, 2013 BCCA 393, para. 64-72; Mustafa c. R., 2017 QCCS 3441, para. 6 et 18.
[29] Il reste que les observations faites par les policiers lors de leurs interactions avec l’automobiliste, sans la participation directe de ce dernier à une épreuve physique de vérification de la sobriété, sont admissibles en preuve au procès. De telles observations n’engagent pas le droit à l’avocat, puisqu’elles ne sont pas recueillies en conscrivant le détenu contre lui-même et, par le fait même, ne contreviennent pas à l’obligation des policiers de s’abstenir de lui soutirer des éléments de preuve. Le droit à l’avocat, qui est alors suspendu, n’aurait pas été en jeu dans ce contexte. Conséquemment, le compromis constitutionnel en matière de vérification de la sobriété n’est pas concerné et l’interdiction d’utiliser la preuve pour incriminer l’accusé au procès ne s’applique pas. Cette logique se dégage de la jurisprudence : Orbanski, para. 58, citant R. c. Milne (1996), 1996 CanLII 508 (ON CA), 107 CCC (3d) 118 (C.A. Ont.), pp. 131-132; Roberts, para. 94; R. c. Guillemin, 2017 BCCA 328, para. 23-24; R. c. Brode, 2012 ONCA 140, para. 67-68.
[30] Il s’agit de la mise en œuvre d’un principe bien établi. « Soutirer » de la preuve à un détenu implique un lien causal entre la conduite du policier et la preuve obtenue en mobilisant le détenu contre lui-même. Pour soutirer de la preuve, le policier doit questionner le détenu ou adopter une conduite qui équivaut à le questionner : R. c. Broyles, 1991 CanLII 15 (CSC), [1991] 3 RCS 595, p. 611; R. c. Pileggi, 2021 ONCA 4, para. 71; R. c. McKenzie (2002), 2002 CanLII 45009 (ON CA), 167 CCC (3d) 530, para. 4, 27-32, 36; Drolet c. R., 2021 QCCA 1421, para. 65-66. Autrement dit, il n’y a pas de manquement à l’obligation de s’abstenir de soutirer de la preuve en l’absence d’un comportement du policier en ce sens ou en l’absence d’une preuve émanant du détenu qui en résulte.
[31] Ainsi, une déclaration purement spontanée et non sollicitée faite par le détenu ne contrevient pas au droit à l’avocat, car la déclaration n’est pas soutirée par le policier : Tremblay c. R., 2018 QCCA 2170, para. 19; James c. R., 2001 CanLII 15872, para. 22 (QC CA); R. c. Miller, 2018 ONCA 942, para. 14; R. c. Guenter, 2016 ONCA 572, para. 61-62; R. c. Ralph, 2014 ONCA 3, para. 21. De même, le policier n’a pas à suspendre la fouille accessoire à l’arrestation d’un détenu qui n’a pas encore eu l’occasion de consulter son avocat, car la fouille n’a pas pour effet d’obliger le détenu à créer une preuve contre lui-même : R. c. Debot, 1989 CanLII 13 (CSC), [1989] 2 RCS 1140, p. 1146. En revanche, lorsqu’un policier pose une question au détenu qui peut amener une réponse incriminante (par ex. « Souhaitez-vous dire quelque chose ? », il y a une violation de l’obligation de ne pas soutirer de la preuve : R. c. G.T.D., 2018 CSC 7.
[32] Dans la présente affaire, le policier a demandé à Mme Héneault de se placer debout à l’arrière de son véhicule pour vérifier sa sobriété. Le policier voulait notamment voir si Mme Héneault aurait des pertes d’équilibre. Il s’agissait d’une épreuve physique au sens de l’arrêt Orbanski. Le policier cherchait activement d’éventuels indices d’ivresse chez Mme Héneault en obligeant celle-ci à avoir un comportement qui risquait de l’incriminer. Si le droit à l’avocat n’avait pas été suspendu et que Mme Héneault avait demandé à exercer ce droit, cette démarche d’enquête aurait été considérée comme une tentative de lui soutirer de la preuve. Donc, les symptômes observés chez Mme Héneault au moyen de cette épreuve physique – elle a mis les pieds dans une flaque d’eau, elle était lente à réagir et à comprendre ce qui lui était dit, elle se tenait anormalement près du policier – pouvaient permettre au policier d’étayer ses motifs d’arrestation, mais n’étaient pas admissibles au procès pour prouver l’infraction de conduite avec les capacités affaiblies par l’alcool. Bien évidemment, et cela n’est pas controversé, il en est de même de la déclaration de Mme Héneault sur sa consommation de « deux drinks » en réponse à une question du policier.
[33] Ajoutons un point touchant la procédure. Contrairement à ce que plaide le poursuivant, Mme Héneault n’avait pas à présenter une requête en vertu de la Charte pour obtenir l’exclusion des observations du policier lors du test physique informel. Le policier n’a aucunement enfreint la Charte lors du test en question. Il exerçait un pouvoir légal reconnu par la common law selon l’arrêt Orbanski. Donc, la preuve n’a pas été obtenue dans des conditions qui portent atteinte aux droits de la personne détenue au sens du para. 24 (2) de la Charte. C’est plutôt l’utilisation de cette preuve au procès par le juge qui a posé un problème. Une simple objection formulée au procès était suffisante à cet égard.
[34] En somme, le verdict de culpabilité à l’accusation de conduite avec les capacités affaiblies par l’alcool est fondé sur une preuve inadmissible, mais en partie seulement. Mme Héneaut va beaucoup trop loin lorsqu’elle soutient que l’ensemble des observations faites lors de l’interception était inadmissible au procès. Le policier pouvait interagir avec Mme Héneault et observer celle-ci dans le cadre d’une détention légale de vérification de la sobriété. Les signes d’ébriété constatés hors du contexte direct de l’épreuve physique étaient recevables en preuve. En d’autres termes, les symptômes manifestés par Mme Héneaut qui n’ont pas été directement soutirés par le policier au moyen du test physique informel pouvaient servir à prouver l’infraction au procès.
[35] À ce sujet, il est utile de citer ce passage de l’arrêt Orbanski, au para. 58 qui lui-même contient une citation de l’arrêt Milne :
Comme l’a fait remarquer le juge d’appel Moldaver dans Milne, p. 131, il n’est pas difficile de conclure à la proportionnalité lorsque le droit à la liberté de l’automobiliste détenu est en cause parce que les mesures de détection routières [TRADUCTION] « ne prennent que peu de temps et dérangent peu l’automobiliste ». Toutefois, le juge a affirmé que [TRADUCTION] « l’on ne peut en dire autant de l’élément ‘risque d’incrimination’ si, en fait, on peut obliger l’automobiliste à créer une preuve incriminante qui peut plus tard servir au procès » (p. 131). Je souscris à cette conclusion. Selon l’arrêt Milne, cette restriction s’applique uniquement à la preuve obtenue par la participation directe et obligatoire de l’automobiliste aux tests routiers et, dans le cas qui nous occupe, à l’interrogatoire du policier au sujet de la consommation d’alcool. Le juge Moldaver a ajouté l’explication qui suit, à la p. 132 :
[TRADUCTION] Je ne fais pas allusion à ce que l’agent pourrait observer du conducteur dans l’exercice d’autres fonctions autorisées. Ainsi, par exemple, un agent peut observer des signes d’ébriété d’un conducteur, comme une forte odeur d’alcool, ses yeux vitreux et injectés de sang, ses pupilles dilatées, son articulation difficile, sa démarche chancelante en sortant du véhicule, ou d’autres signes semblables. Ces observations seraient admissibles au procès pour prouver l’état d’ébriété.
[Soulignements ajoutés]
[36] Dès le début du contact avec le policier, puis tout au long de la détention et de l’arrestation, avant et après le test physique informel, Mme Héneault a présenté des signes évidents de consommation d’alcool et a fait montre d’un ralentissement notable sur le plan moteur et cognitif. L’admissibilité des symptômes au regard de la requête en vertu de la Charte est expliquée plus loin. La preuve circonstancielle était amplement suffisante pour justifier un verdict de culpabilité à l’infraction de conduite avec les capacités affaiblies par l’alcool. Un affaiblissement à un quelconque degré suffit: R. c. Stellato, 1994 CanLII 94 (CSC), [1994] 2 RCS 478; Dallaire c. R., 2013 QCCA 2098, para. 8; R. c. Aubé, 1993 CanLII 4143 et R. c. Laprise, 1996 CanLII 6000. Il y a lieu de maintenir la déclaration de culpabilité, malgré l’erreur de droit : al. 686 (1) b) (iii) du Code criminel.
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