jeudi 18 novembre 2010

Voies de fait graves/ non-divulgation/ relations vaginales non protégées

Résumé : R. c. Cuerrier

« […] le ministère public devra établir que l’acte malhonnête (les mensonges ou
l’omission de divulguer) a eu pour effet d’exposer la personne consentante à un
risque important de lésions corporelles graves. »

Arguments juridiques et questions abordées

La Cour suprême était appelée à se prononcer sur la question de savoir si la non-divulgation de la séropositivité par une personne séropositive pouvait être considérée comme une « fraude » qui viciait le consentement aux termes du droit criminel relatif aux voies de fait (alinéa 265(3) c) du Code criminel). Les sept juges qui ont entendu l’affaire ont conclu que la non-divulgation, par M. Cuerrier, de sa séropositivité pouvait constituer une fraude viciant le consentement. Toutefois, ils étaient divisés sur la manière de définir la fraude, puisqu’ils considéraient que la définition traditionnelle de la fraude qui se limitait « à la nature et au caractère de l’acte » était ici inadéquate.

Les juges majoritaires (les juges Cory, Major, Bastarache et Binnie) ont établi une
nouvelle approche fondée sur le préjudice pour décider ce qui constituera une fraude
viciant le consentement au contact physique, y compris les rapports sexuels. Selon cette approche, la fraude dont il est question à l’alinéa 265(3) c) comprend la « malhonnêteté » (c’est-à-dire la non divulgation de faits importants) qui a pour effet d’exposer la personne qui consent à « un risque important de lésions corporelles graves » (c’est-à-dire une « privation »).

Le raisonnement des juges majoritaires a été exposé en ces termes par le juge Cory :
La première condition pour qu’il y ait fraude est la preuve de la malhonnêteté.
Selon les dispositions de l’art. 265, l’acte ou le comportement malhonnête doit
avoir trait à l’obtention du consentement aux rapports sexuels, en l’occurrence des
rapports non protégés. Les actes de l’accusé doivent être appréciés objectivement
afin d’établir s’ils seraient considérés comme malhonnêtes par une personne
raisonnable. L’acte malhonnête est soit une supercherie délibérée concernant la
séropositivité, soit la non-divulgation de cet état de santé. Il ne faut pas oublier
que les relations sexuelles sont habituellement plus qu’une simple manifestation
de l’instinct de reproduction. Elles peuvent être le point culminant d’une
démonstration d’amour, d’admiration et de respect. Elles représentent les
relations physiques les plus intimes, et les actions et réactions à l’origine du
consentement mutuel à s’y livrer sont complexes et difficiles à saisir
rétrospectivement. Il ne servirait à rien de conjecturer sur la question de savoir si le consentement résulterait plus facilement de mensonges délibérés que de
l’omission de divulguer. La mort est la conséquence possible de rapports sexuels
non protégés avec un partenaire séropositif. Dans ces circonstances, il n’y a
aucune raison d’établir une distinction entre les mensonges et l’omission délibérée
de divulguer.

La deuxième condition de l’existence d’une fraude est que la malhonnêteté
entraîne une privation sous forme de préjudice réel ou, simplement, de risque de
préjudice. Un préjudice ou risque de préjudice insignifiant ne satisfera pas
toutefois à cette condition dans les cas d’agression sexuelle où l’activité aurait été consensuelle si le consentement n’avait pas été obtenu par fraude. […] À mon
avis, le ministère public devra établir que l’acte malhonnête (les mensonges
ou l’omission de divulguer) a eu pour effet d’exposer la personne consentante
à un risque important de lésions corporelles graves. (Nous soulignons)
Selon la Cour, « [l]e risque de contracter le sida par suite de rapports sexuels non
protégés satisferait clairement à ce critère ». Des rapports sexuels non protégés
pourraient poser un risque important de lésions corporelles graves, c’est-à-dire l’infection au VIH, si bien que la non-divulgation de la séropositivité dans ce cas pourrait équivaloir à une fraude qui vicie le consentement du partenaire aux rapports sexuels.

Toutefois, le ministère public serait quand même tenu « de prouver hors de tout doute raisonnable que le plaignant aurait refusé d’avoir des relations sexuelles non protégées avec l’accusé s’il avait été informé qu’il était séropositif ».
Suivant ce raisonnement, le ministère public doit prouver trois éléments pour établir la fraude viciant le consentement du partenaire :

1) l’accusé a commis un acte qu’une personne raisonnable considérerait comme
malhonnête;
2) un préjudice ou un risque important de lésions corporelles graves;
3) le plaignant n’aurait pas consenti à l’acte n’eût été de la malhonnêteté de l’accusé.

Même si les juges minoritaires ne partageaient pas la même conception de la fraude que les juges majoritaires; a) tous les juges ont conclu que la non-divulgation de la séropositivité pouvait constituer une fraude viciant le consentement et b) six des sept juges ont expressément déclaré qu’il devait y avoir un risque important de transmission de VIH pour que la non-divulgation puisse transformer des rapports sexuels autrement consensuels en voies de fait graves.

Enfin, l’infraction de voies de fait « graves » oblige à faire la preuve que les voies de fait « blessent, mutilent ou défigurent le plaignant ou mettent sa vie en danger. » Puisque ni l’une ni l’autres des plaignantes n’avaient été diagnostiquées séropositives à l’époque du procès, si bien qu’aucune lésion corporelle réelle n’avait été subie, le ministère public était tenu de prouver que la vie des plaignantes avait été mise en danger en raison de la force exercée par l’intimé.

La Cour a jugé que cette condition avait été remplie parce que le fait d’avoir des relations sexuelles non protégées créait un risque important à la vie des plaignantes (la transmission du VIH). Selon le juge Cory, « [A]ucune autre conclusion n’est possible compte tenu des conséquences potentiellement mortelles d’une telle infection. »

Commentaires


Dans l’arrêt Cuerrier, la Cour suprême a été invitée, pour la première fois, à déterminer si le droit criminel en matière de voies de fait au Canada pouvait être appliqué dans les affaires de non-divulgation du VIH. La Cour a statué qu’une personne séropositive pouvait être déclarée coupable de voies de fait graves pour non-divulgation lorsque le consentement du partenaire aux relations sexuelles a été obtenu par la fraude et la Cour a profité de cette occasion pour définir le cadre du recours au droit criminel dans les affaires de non-divulgation.

Selon la Cour suprême, la notion de « risque important » joue un rôle capital ce qui
entraine les conséquences suivantes :

- Premièrement, une personne séropositive peut être déclarée coupable de voies de
fait graves même s’il n’y a pas transmission de VIH. La fraude est établie lorsque
la non-divulgation de la séropositivité a eu pour effet d’exposer le partenaire
consentant à un risque important de lésions corporelles graves. Par conséquent, la
simple exposition à un risque important de transmission de VIH est suffisante pour
l’application du droit criminel en matière de voies de fait.

- Deuxièmement, il n’y a pas d’obligation générale de divulguer sa séropositivité
en vertu du droit criminel. La Cour suprême a défini l’obligation de divulgation en
lien avec les « risques que comportent les rapports sexuels »10: plus le risque pour le plaignant est élevé, plus il est probable que l’accusé ait une obligation de divulguer.

Le juge Cory a précisé plus loin qu’il n’y aurait pas d’obligation de divulguer en
l’absence de « risque important de lésions corporelles graves ». En conséquence de
cette décision une personne n’a une obligation juridique de divulguer sa séropositivité à des partenaires sexuels qu’avant des rapports sexuels qui posent un « risque important » de transmission du VIH.

- Troisièmement, une personne séropositive a une obligation juridique de
divulguer sa séropositivité avant d’avoir des rapports sexuels non protégés avec
des partenaires sexuels. Selon la Cour suprême, des rapports sexuels non protégés
constituent un risque important de transmission du VIH qui exige la divulgation.

Dans l’arrêt Cuerrier, la Cour suprême a clarifié l’application du droit criminel dans les affaires de non-divulgation, mais il y a encore bien des incertitudes. La question la plus évidente soulevée par l’arrêt Cuerrier, mais qui demeure sans réponse, est la suivante : qu’est-ce qui constitue, sur le plan juridique, un risque « important » de transmission du VIH?

L’arrêt de la Cour dans l’affaire Cuerrier laisse entendre qu’en droit criminel canadien, des relations vaginales non protégées (et sans doute les relations anales) seront considérées comme comportant un « risque important » de transmission du VIH, sur le plan juridique. Il n’est pas clair quelles autres pratiques seraient visées.

En effet, selon les juges majoritaires, « la nature et l’étendue de l’obligation de divulguer, s’il en est, devront toujours être examinées en fonction des faits en présence ». Les organismes qui sont intervenus dans l’affaire Cuerrier ont plaidé que si la Cour devait imposer la responsabilité criminelle pour la non-divulgation de la séropositivité, celle-ci ne devrait pas concerner les pratiques sexuelles protégées (p. ex. le port du condom). La Cour suprême n’a pas statué de façon définitive sur cette question.

Toutefois, les juges majoritaires ont laissé entendre que si un condom était utilisé, le risque de préjudice ne serait peut-être pas assez important pour justifier la responsabilité criminelle. Par conséquent, il n’y aurait peut-être pas d’obligation de divulguer.

Les relations sexuelles avec une personne séropositive comporteront toujours des
risques. Il se peut que les relations sexuelles qui ne comportent absolument aucun
risque soient impossibles. Toutefois, on pourrait juger que l’utilisation prudente
de condoms réduit tellement le risque de préjudice que celui-ci ne serait plus
considéré comme important, de sorte qu’il se pourrait qu’il n’y ait plus de
privation ou de risque de privation.

Les motifs des juges minoritaires McLachlin et Gonthier appuient également la
conclusion selon laquelle la divulgation ne serait pas exigée dans le cas de rapports sexuels protégés. Là encore, les relations sexuelles protégées ne seraient pas visées, la common law antérieure à la décision Clarence exigeant qu’il y ait une probabilité ou un risque importants de transmission de la maladie […]

Par conséquent, six des sept juges qui ont entendu l’affaire Cuerrier ont indiqué, sans statuer, que la personne qui ne divulguait pas sa séropositivité mais qui avait des rapports sexuels moins risqués ne devrait pas faire l’objet de poursuites criminelles pour sa non-divulgation.

Pareillement, il semble logique et vraisemblable que si l’utilisation du condom était acceptée comme moyen de diminuer le risque au point où celui-ci ne soit plus important sur le plan juridique, les autres rapports sexuels moins risqués, par exemple les relations sexuelles orales sans condom, devraient être traités de la même manière. Qui plus est, les connaissances scientifiques sur le VIH ont grandement évolué depuis l’arrêt Cuerrier en 1998. Il est de plus en plus clair qu’une charge virale indétectable a pour effet de réduire radicalement le risque de transmission; toutefois, ce que cela signifie pour les personnes vivant avec le VIH en termes d’obligation juridique de divulguer leur statut reste encore à
déterminer.

Tiré de:
http://www.aidslaw.ca/FR/kit-avocats/documents/6_a_CuerriersumFR.pdf

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