vendredi 24 janvier 2014

Le Substitut du procureur général a l'intérêt légal à présenter une requête en déclaration d'inhabilité & l'évaluation de la connexité

R. c. Dufresne, 2002 CanLII 41819 (QC CQ)



L’INTÉRÊT LÉGAL

[28]           Le Tribunal doit en premier lieu décider si le Substitut a l'intérêt légal à présenter la présente requête.
[29]           Dans l'arrêt R. c. Proulx, le juge L'Heureux-Dubé (dissidente) adopte l'analyse du juge LeBel (dissident) siégeant alors à la Cour d'appel, quant rôle du Procureur général du Québec et de ses substituts en ce qui a trait aux poursuites criminelles:
«Gardiens de l’intérêt public, le procureur général et ses substituts assument une responsabilité générale à l’égard du fonctionnement efficace et correct du système de justice pénale. Leur rôle ne se limite pas à celui du plaideur privé, chargé d’un dossier particulier. Le bon exercice de ces fonctions dépend de la reconnaissance d’un large pouvoir discrétionnaire lorsque les substituts conduisent des poursuites criminelles au nom de la Couronne. Cette discrétion constitue une composante importante de la justice criminelle et de son efficacité, les décisions des procureurs de la Couronne mettant en cause des considérations importantes reliées à la perception de l’intérêt public et à sa protection.»
[30]           Cet énoncé de principe n'a pas fait l'objet d'une contestation en Cour suprême, même si le pourvoi fut accueilli par la majorité du tribunal. Quoique prononcé dans un contexte de responsabilité civile, il donne un éclairage précieux en regard de la fonction du Substitut dans la conduite du procès pénal.
[31]           Comme la question touche ici l'intégrité du système judiciaire, le Tribunal conclut que le Substitut a l'intérêt légal à présenter la présente requête en déclaration d’inhabilité.
[32]           Cet intérêt a d'ailleurs été reconnu dans les affaires précitées MontourRiverin-Castonguay et Tremblay, même si la question n'a pas été spécifiquement plaidée.

LA QUESTION DE FOND

[33]           Le lien antérieur avocat-client, entre Me Girard et Madame, n’est pas ici contesté.
[34]           La Cour suprême, dans l’arrêt Martin, établit qu’il faut alors examiner s’il existe une possibilité de préjudice réel, selon la perception d’une personne raisonnablement informée, en vérifiant s’il y a un lien important avec le mandat dont on veut priver l’avocat.
[35]           Ce critère, appliqué à la présente affaire, revient à se demander s’il y a une connexité entre, d’une part, les anciens mandats de Me Girard auprès de Madame et, d’autre part, l’éventuel témoignage de Madame dans les dossiers 150-01-004168-010 et 150-01-004169-018.
[36]           Dans l’affaire Montour, le juge Provost a conclu qu’une telle connexité peut exister si la crédibilité des acteurs constitue une question principale
[37]           Par ailleurs, comme l’écrit le juge Gendreau dans Reine c. Henry, le contre-interrogatoire «…est un formidable outil entre les mains de l’avocat.» Selon la doctrine «…le contenu du contre-interrogatoire est laissé à l’entière discrétion de l’avocat. Ainsi, ce dernier peut confronter le témoin avec des déclarations de nature suggestive. Il peut aussi, dans le seul but d’attaquer sa crédibilité, lui poser des questions sur ses antécédents judiciaires, incluant les faits qui leur ont donné ouverture, et sur son mode de vie afin d’établir sa mauvaise réputation, …» (soulignement ajouté)
[38]           Dans la présente affaire, Me Girard risquerait ainsi de contre-interroger son ancienne cliente sur ses antécédents et les faits qui leur ont donné ouverture. Madame risquerait alors de se sentir désavantagée face son ex-avocat qui la questionne sur des sujets où elle s’est possiblement confiée à lui. Dans le cadre de cette relation professionnelle intime, MGirard a possiblement découvert certains points faibles de son ex-cliente.
[39]           Par souci d’honnêteté, Me Girard risquerait d’éviter certaines sujets lors de son contre-interrogatoire. Peut-être, même, décidera-t-il qu’il n’est pas nécessaire d’interroger Madame si son témoignage n’a pas été véritablement dommageable.
[40]           Le problème vient de prendre une nouvelle dimension : M. Dufresne risque maintenant de se demander si son avocat agit avec une totale liberté, sans restriction mentale.
[41]           À force de multiplier les risques, on s'enferme ici dans la quadrature du cercle!
[42]           L'énoncé suivant de la Cour suprême, dans l'arrêt Martin, prend alors toute sa force:
«Un avocat qui a appris des faits confidentiels pertinents ne peut pas agir contre son client ou son ancien client. Il sera automatiquement déclaré inhabile à agir. Peu importe qu'il donne l'assurance ou qu'il promette de ne pas utiliser les renseignements. L'avocat ne peut pas compartimenter son esprit de façon à trier les renseignements appris de son client et ceux obtenus d'autres sources. Au surplus, il risquerait de s'abstenir d'utiliser des renseignements obtenus licitement, par crainte de donner l'impression qu'ils proviennent du client. Par surcroît, l'ancien client aurait le sentiment d'être désavantagé. Il ne pourrait s'empêcher de penser que les questions posées au cours du contre-interrogatoire au sujet de sa vie privée, par exemple, ont leur origine dans la relation antérieure.»
[43]           Dans l'arrêt Henry, le juge Gendreau rappelle que «…la crédibilité du système judiciaire ne peut souffrir du moindre doute sur la qualité de son fonctionnement
[44]           Tous ces principes sont applicables à la présente affaire.
[45]           Un observateur extérieur, bien informé de la situation, n'aurait pas une bonne perception de la justice en voyant Me Girard contre-interroger le témoin principal de la poursuite sur ses antécédents, sachant que l'avocat agissait lui-même en défense pour ce témoin.
[46]           Bien sûr, les mandats de Me Girard se sont terminés en 1996. Aussi, Me Girard n’a rien appris de nouveau concernant les faits directement à la base des plaintes en 2001.
[47]           Cependant, le lien de connexité demeure à l’égard de la crédibilité de Madame, comme témoin principal, dans le cadre de son futur contre-interrogatoire. Ce lien est suffisamment important, dans la présente affaire, pour éliminer toute solution alternative, comme, par exemple, le contre-interrogatoire de Madame par un autre avocat.
[48]           Chaque cas est un cas d’espèce. Ici, la situation commande de maintenir au premier rang la préservation des normes exigeantes de la profession d’avocat et l’intégrité du système judiciaire.
[49]           MGirard est donc déclaré inhabile à représenter M. Dufresne dans les présents dossiers.

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