mercredi 24 juillet 2024

Les confidences d'un accusé aux intervenants faites dans un cadre thérapeutique en milieu hospitalier sont habituellement privilégiées

R. c. N.S., 2024 QCCA 876

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[9]         La seule question qui subsiste est de savoir si le juge a erré dans son analyse du quatrième critère du test de Wigmore, qui consiste à se demander si l’intérêt public de protéger les communications faites dans un contexte hospitalier l’emporte sur celui de favoriser la recherche de la vérité dans le cadre d’un procès criminel. Plus précisément, la Cour doit déterminer si le juge a indûment limité son analyse en ce qui concerne l’intérêt public dans la recherche de la vérité en affirmant que, même si les aveux étaient exclus, il existait d’autres éléments de preuve permettant la tenue du procès criminel.

[27]      La confidentialité est en effet « essentielle à la continuité et à l’efficacité des rapports thérapeutiques entre un psychiatre et le patient qui le consulte pour des problèmes psychiatriques »[21]. De plus, la santé mentale « représente un intérêt public d’une grande importance »[22], je dirais même d’une importance cruciale. En l’espèce, le fait de ne pas protéger la confidentialité des communications entre une patiente et l’équipe traitante en psychiatrie risquerait d’avoir un effet dissuasif sur la capacité d’autres personnes souffrant de conditions similaires d’obtenir les traitements nécessaires et sur celle des psychiatres et de l’équipe hospitalière de fournir ces traitements[23].

[28]      Il existe également des considérations importantes liées à la protection de la vie privée des patients, découlant tant des valeurs pertinentes qui sous-tendent la Charte canadienne des droits et libertés[24], que de celles qui sont directement applicables selon la Charte des droits et libertés de la personne[25], laquelle garantit le droit à la vie privée[26]. À cela s’ajoutent les multiples dispositions législatives garantissant aux patients la confidentialité dans le cadre de relations médicales ou thérapeutiques avec le personnel hospitalier ou de l’obtention de services de santé et de services sociaux[27].

[29]      Le juge considère que les confidences de l’intimée aux intervenants ont été faites dans un cadre thérapeutique en milieu hospitalier[28] et qu’il existe un important intérêt public à la protection des communications entre la patiente et ces intervenants. La candeur des communications de la patiente avec les intervenants hospitaliers était essentielle, selon la preuve, pour établir le plan de traitement de l’intimée, mais également pour juger de sa dangerosité pour elle-même (rappelons qu’elle avait précédemment été évaluée pour des pensées suicidaires et qu’elle a fait des verbalisations suicidaires le soir de l’incendie) ou pour la victime et le public en général.

[30]      Dans l’arrêt Chatillon c. R.[29], notre Cour considérait justement la question de la production en preuve, dans le cadre d’un procès criminel, de verbalisations faites par l’accusé dans un contexte thérapeutique. Tant le juge Vauclair, pour la majorité, que le juge Mainville, dissident, faisaient mention de l’intérêt public visant à assurer la préservation du caractère confidentiel et privilégié des rapports entre un médecin et un patient ou entre un thérapeute et un patient dans le cadre d’une démarche thérapeutique entreprise de bonne foi[30]. Le juge Vauclair écrivait que, de ne pas reconnaître le privilège dans cette affaire découragerait les personnes aux prises avec des problématiques psychiatriques graves « de rechercher l’aide requise par leur état »[31]. Le juge Mainville s’exprimait dans le même sens en indiquant que « l’on peut douter de l’admissibilité, dans un procès criminel, d’aveux énoncés de façon confidentielle dans le cadre d’une démarche thérapeutique »[32]. Cependant, le juge Mainville a conclu que, dans ce cas précis, l’appelant avait consenti à la divulgation de ses aveux, notamment aux forces de l’ordre, et qu’il avait donc explicitement renoncé au caractère confidentiel de ceux-ci[33]. C’est ce que retient la Cour suprême, en accueillant l’appel[34].

[31]      En l’espèce toutefois, comme discuté précédemment, il n’y a eu ni consentement de l’intimée à la divulgation des communications par les intervenants hospitaliers, sauf pour des fins très restreintes n’ayant pas de réelle incidence ici, ni renonciation à leur confidentialité. De fait, le juge conclut que sans la garantie de confidentialité des communications échangées avec les intervenants hospitaliers, l’intimée n’aurait jamais parlé des événements pouvant l’incriminer.

[32]      Il est indéniable que les infractions criminelles en cause sont objectivement très graves. L’infraction d’incendie criminel constituant un danger pour la vie humaine est punissable de l’emprisonnement à perpétuité et celle d’incendie criminel causant des dommages matériels est punissable de 14 ans d’emprisonnement[35]. Il est aussi manifeste que les pertes et les conséquences subies par la victime ont été considérables. Il faut en outre considérer que, selon la position exprimée par le ministère public, la preuve des aveux était essentielle pour obtenir une condamnation dans le dossier de l’intimée.

[33]      Malgré cela, selon les faits particuliers de cette affaire, en faisant preuve de bon sens et de discernement[36], il m’apparaît que, comme le conclut le juge de première instance, dans l’intérêt public général, le maintien de la confidentialité des communications entre la patiente et le personnel hospitalier lors de son hospitalisation psychiatrique prime sur la recherche de la vérité dans le cadre du procès criminel en cause. J’ajouterais que ce constat prévaut même si, dans la présente affaire, la possibilité de tenir un procès criminel est fortement compromise.

[34]      Il était essentiel que l’intimée, qui a été admise à l’urgence psychiatrique dans un état de désorganisation comportementale, en faisant des verbalisations suicidaires et en présentant un important potentiel de dangerosité pour le public, puisse faire part des faits à la source de son hospitalisation et de son état d’esprit aux intervenants responsables de sa prise en charge avec toute la candeur nécessaire.

[35]      Ceci était impératif, non seulement pour qu’elle puisse obtenir des traitements médicaux appropriés, mais également pour que le potentiel de dangerosité qu’elle présente pour elle-même ou pour autrui, incluant la victime dans le présent dossier, puisse être évalué adéquatement et exhaustivement. Il n’existait pas ici de danger pressant à la vie ou à la sécurité d’autrui nécessitant une divulgation immédiate[37].

[36]      Comme énoncé précédemment, ne pas reconnaître le privilège au cas par cas dans la présente affaire pourrait décourager les personnes aux prises avec des problématiques psychiatriques graves de requérir l’aide médicale requise par leur état[38].

[37]      Il en va de la protection de la vie et de la santé de patients psychiatriques qui se présentent souvent dans les hôpitaux dans un état de grande vulnérabilité[39]. Il en va également de la protection du public en général, qui s’attend à ce que les personnes potentiellement instables ou dangereuses en raison de leur état psychiatrique soient traitées et, si requis, hébergées en établissement le temps qu’il faudra pour améliorer leur état et neutraliser leur potentiel de dangerosité.

L’actus reus & la mens rea de l'infraction de conduite dangereuse

R. c. Roy, 2012 CSC 26

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[33]                          Selon l’arrêt Beatty, l’actus reus de la conduite dangereuse est celui décrit à l’al. 249(1)a) du Code, c’est-à-dire conduire « d’une façon “dangereuse pour le public, eu égard aux circonstances,  y compris la nature et l’état du lieu, l’utilisation qui en est faite ainsi que l’intensité de la circulation à ce moment ou raisonnablement prévisible dans ce lieu” » (par. 43).

[34]                          Pour déterminer si l’actus reus a été établi, il faut déterminer si la façon de conduire était objectivement dangereuse pour le public dans les circonstances.  L’enquête doit être axée sur les risques créés par la façon de conduire de l’accusé, et non sur les conséquences, comme un accident dans lequel il aurait été impliqué.  Comme l’a déclaré la juge Charron au par. 46 de Beatty, « [l]e tribunal ne doit pas tirer de conclusion hâtive au sujet de la façon de conduire en se fondant sur la conséquence.  Il doit procéder à un examen sérieux de la façon de conduire » (je souligne).  Une façon de conduire peut à juste titre être qualifiée de dangereuse lorsqu’elle met en danger le public.  L’élément pertinent, c’est le risque de dommage ou de préjudice qu’engendre la façon de conduire, non les conséquences d’un accident ultérieur.  Dans cet examen portant sur la façon de conduire, il importe de se rappeler que la conduite est une activité fondamentalement dangereuse, mais elle n’en est pas moins une activité légale dotée d’une valeur sociale (Beatty, par. 31 et 34).  Les accidents résultant de la matérialisation des risques inhérents à la conduite d’un véhicule ne devraient habituellement pas entraîner des déclarations de culpabilité.

[35]                          En résumé, l’analyse relative à l’actus reus de l’infraction doit porter sur la façon de conduire le véhicule à moteur.  Le juge des faits ne doit pas simplement tirer de conclusions sur la façon dangereuse de conduire en se fondant sur les conséquences.  Il doit procéder à un examen sérieux de la façon de conduire.

         (4)     La mens rea

[36]                          L’analyse relative à la mens rea doit être centrée sur la question de savoir si la façon dangereuse de conduire résultait d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation (Beatty, par. 48).  Il est utile d’aborder le sujet en posant deux questions.  La première est de savoir si, compte tenu de tous les éléments de preuve pertinents, une personne raisonnable aurait prévu le risque et pris les mesures pour l’éviter si possible.  Le cas échéant, la deuxième question est de savoir si l’omission de l’accusé de prévoir le risque et de prendre les mesures pour l’éviter si possible constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé.

[37]                          La simple imprudence que même les conducteurs les plus prudents peuvent à l’occasion commettre n’est généralement pas criminelle.  Tel qu’indiqué précédemment, la juge Charron a formulé ainsi cette idée au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Beatty : « [s]’il faut considérer comme une infraction criminelle chaque écart par rapport à la norme civile, quelle qu’en soit la gravité, on risque de ratisser trop large et de qualifier de criminelles des personnes qui en réalité ne sont pas moralement blâmables » (par. 34).  La Juge en chef a exprimé un point de vue semblable : « même les bons conducteurs ont à l’occasion des moments d’inattention qui peuvent, selon les circonstances, engager leur responsabilité civile ou donner lieu à une condamnation pour conduite imprudente.  Mais en général, ces moments d’inattention ne vont pas jusqu’à l’écart marqué requis pour justifier une déclaration de culpabilité pour conduite dangereuse » (par. 71).

[38]                          L’exigence minimale en matière de faute réside dans l’écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation — un critère objectif modifié.  L’application de ce critère objectif modifié signifie que, bien que la personne raisonnable soit placée dans la situation de l’accusé, la preuve des qualités personnelles de l’accusé (telles que son âge, son expérience et son niveau d’instruction) n’est pas pertinente, sauf si elles visent son incapacité d’apprécier ou d’éviter le risque (par. 40).  Certes, la preuve d’une mens rea subjective — c’est-à-dire, conduire délibérément de façon dangereuse — justifierait une déclaration de culpabilité pour conduite dangereuse, mais cette preuve n’est pas requise (la juge Charron, par. 47; voir aussi la juge en chef McLachlin, par. 74-75, et le juge Fish, par. 86).

Comment un juge doit apprécier la crédibilité d'une plaignante qui allègue des pertes de mémoire ou une incapacité à consentir dans un contexte d'agression sexuelle

R. c. Douiri, 2023 QCCQ 8020

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[152]      Or, qu’arrive‑t‑il si le Tribunal ne retient pas ce volet du témoignage des plaignantes? Subsidiairement, qu’arrive‑t‑il si le Tribunal entretient un doute raisonnable quant à la question de savoir si les plaignantes étaient effectivement endormies ou inconscientes?

[153]      Au‑delà de l’inconscience totale, d’autres états moins incapacitants empêcheront tout de même la plaignante de pouvoir donner un consentement valide en droit. Dans certains cas, même s’il y a eu des indices suggérant un consentement apparent, les circonstances feront en sorte qu’il sera réputé nul et sans effet.

[154]      Foncièrement, pour que la plaignante soit capable de donner un consentement subjectif à l’activité sexuelle, elle doit être en mesure de comprendre quatre choses :

(1)  L’acte physique;

(2)  Le fait que l’acte est de nature sexuelle;

(3)  L’identité précise de son partenaire; et

(4)  Le fait qu’elle peut refuser de participer à l’activité sexuelle[75].

[155]      Selon la jurisprudence, l’incapacité peut découler d’un état qui n’engendre pas l’inconscience, par exemple l’intoxication. Cette question a donné lieu à un riche corpus jurisprudentiel. Les principes et balises suivants s’y dégagent.

[156]      Malgré une méprise courante, une jurisprudence abondante et constante énonce que le simple fait d’être intoxiquée par la drogue ou l’alcool (ou les deux) ne rend pas forcément une personne inapte à consentir à des relations sexuelles[76]. Une personne en état d’ébriété peut tout de même être en mesure de comprendre les quatre éléments mentionnés ci‑dessus, y compris le fait qu’elle peut refuser de participer. Conséquemment, le fait d’avoir une relation sexuelle avec une femme intoxiquée ne constitue pas nécessairement une infraction criminelle.

[157]      La capacité cognitive requise pour donner ou refuser son consentement n’est pas particulièrement élevée. Le seuil a été décrit comme « minime »[77]. Le discernement requis se rattache aux quatre éléments énumérés par la Cour suprême, sans plus. Pour emprunter l’expression anglaise, le « drunk consent » demeure un consentement valide[78]. Il n’est pas nécessaire que la personne puisse soupeser les risques et les conséquences des gestes sexuels[79]. Inversement, le seuil pour conclure à l’incapacité en raison de l’intoxication est élevé[80]. Dans l’affaire R. c. Pierce, à la lecture des autorités, la juge Durand a estimé qu’une intoxication doit être « extrêmement élevée » pour inférer à l’incapacité de consentir[81].

[158]      Notamment, la prise de décisions « imprudentes », la perte d’inhibition causée par les substances intoxicantes et les trous de mémoire causés par l’alcool n’excluent pas la présence d’un consentement valide[82]. De toute évidence, le fait de regretter plus tard une mauvaise décision n’invalide pas le consentement non plus[83]. Comme l’a réitéré la Cour d’appel de la Saskatchewan dans le récent arrêt R. v. Demong, « courts have repeatedly recognized that intoxication can lead people to do things and make choices they would not have made if they were sober »[84].

[159]      Malgré ce qui précède, une conclusion d’inaptitude à consentir n’est pas limitée aux plaignantes qui sont « quasi inconscientes »[85] ou qui frôlent l’automatisme. Le critère n’est pas aussi exigeant.

[160]      La question de la perte de mémoire mérite une attention particulière.

[161]      À cet égard, il faut se garder de confondre les notions de « black‑out », l’inconscience, les trous de mémoire et l’amnésie totale engendrés par l’alcool. Bien que les termes soient parfois employés de façon interchangeable, ils réfèrent à des concepts bien distincts, ayant une portée juridique différente[86]. C’est ce qu’a confirmé le témoin expert Beauchamp‑Doré dans son témoignage en l’espèce.

[162]      Comme le rappelait notre Cour d’appel dans l’arrêt R. c. Di Iorio, l’amnésie en rapport avec les événements n’est pas un facteur déterminant pour établir la capacité de discernement[87]. Dans les dossiers d’agression sexuelle, la seule absence de souvenir n’entraîne pas une conclusion d’incapacité de consentir chez la plaignante[88]. Dans l’arrêt R. v. T.L., une affaire d’agression sexuelle sur une plaignante intoxiquée, la Cour d’appel du Nunavut précisait que selon le bon sens, « lack of memory proves nothing about what actually happened »[89].

[163]      Le Tribunal adhère à l’analyse suivante du juge Ducharme dans l’affaire R. v. J.R., un dossier impliquant une plaignante fortement intoxiquée par l’alcool et la cocaïne, qui ne se souvenait pas des événements :

Ms. Sweeny submits that K.P.’s memory loss is direct evidence that she did not subjectively consent to any sexual contact. While far from clear, this submission appears to be based on the assumption that, if K.P. had subjectively consented, she would have retained a memory of it. Therefore, as K.P. has no memory of doing so, I should conclude that she did not, in fact, consent. For the same reason, Ms. Sweeny contends that K.P.’s loss of memory is evidence that she lacked the capacity to consent at the time of the sex.

I reject these submissions as they are both contrary to logic and unsupported by the evidence in this case. In the circumstances of this case, this is nothing less than an attempt to turn an absence of evidence into direct evidence of a crucial fact. Absent expert evidence, a loss of memory or a “blackout” is direct evidence of nothing except the fact that the witness cannot testify as to what happened during a particular period. Indeed, Ms. Martin the toxicologist called by the Crown described a blackout as, “a complete loss of memory for a portion of time during a drinking episode.” In a sexual assault case, this is particularly unfortunate since, as was noted in R. v. Esau (1997), 1997 CanLII 312 (CSC)116 C.C.C. (3d) 289 at 296 (S.C.C.), “[t]he parties’ testimony is usually the most important evidence in sexual assault cases.” Esau is particularly relevant to the case at bar because it is a sexual assault case involving a complainant with no memory of the relevant time. In Esau at 297, Justice Major said of the complainant’s memory loss, “[a]ny number of things may have happened during the period in which she had no memory.” Thus, the only significance of memory loss, without more, is that the complainant cannot give direct evidence as to whether or not she consented to the sexual contact or whether or not she had the capacity to do so.

I also cannot find any support for the Crown’s proposition in the jurisprudence. Indeed, the law is precisely to the contrary. If the Crown’s submission was correct this would mean that, in any case where the trier of fact accepted that the complainant had been touched sexually, although she had no memory of this, the actus reus would be proven and the only remaining issue would be whether or not there was any basis for the defence of honest but mistaken belief in consent. The cases discussed below in footnotes 13 to 15, infra, demonstrate clearly that this is not the case. In none of these cases is a blackout or memory loss, without more, taken as proof of lack of consent or lack of capacity[90].

[gras ajouté]

[164]      La Cour d’appel de la Saskatchewan a adopté le même raisonnement dans l’arrêt R. v. Demong, précisant que bien des choses auraient pu arriver pendant la période dont la plaignante ne se souvient pas. Il s’agit d’un vide dans la preuve et non pas une preuve affirmative d’absence de consentement[91]. Dans cette affaire, la plaignante avait consommé de la vodka, du rhum et un comprimé de Clonazépam (un dépresseur affectant le jugement, l’humeur et la mémoire). Ces substances l’avaient laissée dans un état faible, fatiguée, les membres lourds, étourdie et semi‑consciente. Elle décrivait son degré d’intoxication comme atteignant le niveau « 9/10 ». Hormis quelques images floues, elle n’avait pas de souvenir de la relation sexuelle. Pour sa part, l’accusé n’a pas témoigné. La Cour d’appel est intervenue et a infirmé la condamnation.

[165]      Dans l’arrêt R. v. Owston, la Cour d’appel a infirmé la condamnation, entre autres, pour des motifs semblables[92].

[166]      Par ailleurs, cela ne signifie pas que l’amnésie est sans valeur dans l’analyse de la capacité de consentir. Comme l’a reconnu le juge Ducharme dans R. v. J.R., il s’agira d’un élément de preuve circonstancielle à considérer à la lumière de l’ensemble du dossier. Son poids dépendra souvent d’une preuve d’expert qui, sans être obligatoire, sera presque toujours essentielle[93].

[167]      Dans l’arrêt R. c. Kishayinew, la Cour suprême a énoncé que lorsque la plaignante a d’importants trous de mémoire causés par l’intoxication, il doit y avoir une preuve circonstancielle quant à la question de l’absence subjective de consentement au moment de l’acte sexuel[94]. Dans cette affaire, la plaignante ne se souvenait pas de la relation sexuelle comme telle. Toutefois, il y avait une abondance d’éléments circonstanciels[95] :

         La plaignante pleurait et était désorientée. Elle voulait retourner chez elle. Or, l’accusé lui a dit de le suivre, l’amenant chez lui, six rues plus loin[96];

         Elle ne voulait pas suivre l’accusé. Une fois rendue chez lui, elle ne voulait pas y rester. Elle a tenté de s’échapper, mais l’accusé l’a empêchée[97];

         Elle n’avait pas consenti à ses tentatives de l’embrasser ou de la toucher. Malgré ses refus, l’accusé s’imposait physiquement sur elle[98];

         Elle avait tenté de quitter la maison à plusieurs reprises, sans succès. La porte du sous‑sol était barrée[99];

         Avant son trou de mémoire, elle se souvenait que l’accusé tentait de lui arracher les vêtements alors qu’elle résistait[100]; et

         Après son trou de mémoire, elle voulait s’échapper.

[168]      Des éléments circonstanciels semblables sont totalement absents dans le présent dossier, autant concernant PL1 que PL2.

[169]      Dans l’arrêt R. v. Czechowski, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a également reconnu que l’absence de consentement peut être déterminée par une preuve circonstancielle lorsque la plaignante intoxiquée a peu ou pas de souvenirs de l’incident[101]. La victime avait bu 10 consommations d’alcool fort et de la cocaïne. Malgré ses importants trous de mémoire entourant l’acte sexuel, l’amnésie n’était pas totale. De plus, il y avait une preuve indépendante et objective appuyant la théorie de la poursuite :

         Avant les trous de mémoire, la victime se souvenait que l’accusé a mis sa main sous sa jupe et lui a violemment déchiré la culotte;

         Avant les trous de mémoire, l’accusé lui a confisqué sa sacoche et son téléphone cellulaire, l’avertissant qu’elle pourrait les récupérer seulement après avoir eu des relations sexuelles avec lui;

         L’accusé l’a étranglée et séquestrée lorsqu’elle a tenté de quitter le domicile;

         Le juge a admis des messages vocaux contemporains laissés par la victime peu après le viol, dans lesquels on l’entendait pleurer et s’étouffer;

         L’évaluation faite à l’hôpital pendant l’obtention de la trousse médicolégale a révélé de nombreuses ecchymoses, des plaies défensives et des déchirures importantes aux parties génitales.

[170]      Le présent dossier ne présente pas d’éléments semblables.

[171]      En résumé, si la plaignante est tout simplement incapable de se souvenir des événements cruciaux (en raison de son intoxication), il n’appartient pas au Tribunal de combler les trous en présumant une absence de consentement ou encore une incapacité à consentir valablement au moment de l’acte litigieux. Agir de la sorte compromettrait la présomption d’innocence. Le fardeau incombe à la Couronne d’établir hors de tout doute raisonnable l’absence de consentement. Ultimement, le Tribunal doit déterminer quelle était l’intention réelle de la plaignante (relativement au consentement) au moment de l’acte sexuel, et non pas une conclusion subséquente par la plaignante qui déduit ou qui présume quelle aurait été son intention, ou encore quelle aurait dû être son intention dans les circonstances[102]. Un verdict de culpabilité ne peut reposer sur les raisonnements inverses ou reconstruits. Au même chapitre, un verdict de culpabilité ne peut reposer seulement sur le fait que la plaignante ait pris une mauvaise décision lorsqu’intoxiquée[103], qu’elle regrette par la suite.