R. c. Douiri, 2023 QCCQ 8020
[152] Or, qu’arrive‑t‑il si le Tribunal ne retient pas ce volet du témoignage des plaignantes? Subsidiairement, qu’arrive‑t‑il si le Tribunal entretient un doute raisonnable quant à la question de savoir si les plaignantes étaient effectivement endormies ou inconscientes?
[153] Au‑delà de l’inconscience totale, d’autres états moins incapacitants empêcheront tout de même la plaignante de pouvoir donner un consentement valide en droit. Dans certains cas, même s’il y a eu des indices suggérant un consentement apparent, les circonstances feront en sorte qu’il sera réputé nul et sans effet.
[154] Foncièrement, pour que la plaignante soit capable de donner un consentement subjectif à l’activité sexuelle, elle doit être en mesure de comprendre quatre choses :
(1) L’acte physique;
(2) Le fait que l’acte est de nature sexuelle;
(3) L’identité précise de son partenaire; et
(4) Le fait qu’elle peut refuser de participer à l’activité sexuelle[75].
[155] Selon la jurisprudence, l’incapacité peut découler d’un état qui n’engendre pas l’inconscience, par exemple l’intoxication. Cette question a donné lieu à un riche corpus jurisprudentiel. Les principes et balises suivants s’y dégagent.
[156] Malgré une méprise courante, une jurisprudence abondante et constante énonce que le simple fait d’être intoxiquée par la drogue ou l’alcool (ou les deux) ne rend pas forcément une personne inapte à consentir à des relations sexuelles[76]. Une personne en état d’ébriété peut tout de même être en mesure de comprendre les quatre éléments mentionnés ci‑dessus, y compris le fait qu’elle peut refuser de participer. Conséquemment, le fait d’avoir une relation sexuelle avec une femme intoxiquée ne constitue pas nécessairement une infraction criminelle.
[157] La capacité cognitive requise pour donner ou refuser son consentement n’est pas particulièrement élevée. Le seuil a été décrit comme « minime »[77]. Le discernement requis se rattache aux quatre éléments énumérés par la Cour suprême, sans plus. Pour emprunter l’expression anglaise, le « drunk consent » demeure un consentement valide[78]. Il n’est pas nécessaire que la personne puisse soupeser les risques et les conséquences des gestes sexuels[79]. Inversement, le seuil pour conclure à l’incapacité en raison de l’intoxication est élevé[80]. Dans l’affaire R. c. Pierce, à la lecture des autorités, la juge Durand a estimé qu’une intoxication doit être « extrêmement élevée » pour inférer à l’incapacité de consentir[81].
[158] Notamment, la prise de décisions « imprudentes », la perte d’inhibition causée par les substances intoxicantes et les trous de mémoire causés par l’alcool n’excluent pas la présence d’un consentement valide[82]. De toute évidence, le fait de regretter plus tard une mauvaise décision n’invalide pas le consentement non plus[83]. Comme l’a réitéré la Cour d’appel de la Saskatchewan dans le récent arrêt R. v. Demong, « courts have repeatedly recognized that intoxication can lead people to do things and make choices they would not have made if they were sober »[84].
[159] Malgré ce qui précède, une conclusion d’inaptitude à consentir n’est pas limitée aux plaignantes qui sont « quasi inconscientes »[85] ou qui frôlent l’automatisme. Le critère n’est pas aussi exigeant.
[160] La question de la perte de mémoire mérite une attention particulière.
[161] À cet égard, il faut se garder de confondre les notions de « black‑out », l’inconscience, les trous de mémoire et l’amnésie totale engendrés par l’alcool. Bien que les termes soient parfois employés de façon interchangeable, ils réfèrent à des concepts bien distincts, ayant une portée juridique différente[86]. C’est ce qu’a confirmé le témoin expert Beauchamp‑Doré dans son témoignage en l’espèce.
[162] Comme le rappelait notre Cour d’appel dans l’arrêt R. c. Di Iorio, l’amnésie en rapport avec les événements n’est pas un facteur déterminant pour établir la capacité de discernement[87]. Dans les dossiers d’agression sexuelle, la seule absence de souvenir n’entraîne pas une conclusion d’incapacité de consentir chez la plaignante[88]. Dans l’arrêt R. v. T.L., une affaire d’agression sexuelle sur une plaignante intoxiquée, la Cour d’appel du Nunavut précisait que selon le bon sens, « lack of memory proves nothing about what actually happened »[89].
[163] Le Tribunal adhère à l’analyse suivante du juge Ducharme dans l’affaire R. v. J.R., un dossier impliquant une plaignante fortement intoxiquée par l’alcool et la cocaïne, qui ne se souvenait pas des événements :
Ms. Sweeny submits that K.P.’s memory loss is direct evidence that she did not subjectively consent to any sexual contact. While far from clear, this submission appears to be based on the assumption that, if K.P. had subjectively consented, she would have retained a memory of it. Therefore, as K.P. has no memory of doing so, I should conclude that she did not, in fact, consent. For the same reason, Ms. Sweeny contends that K.P.’s loss of memory is evidence that she lacked the capacity to consent at the time of the sex.
I reject these submissions as they are both contrary to logic and unsupported by the evidence in this case. In the circumstances of this case, this is nothing less than an attempt to turn an absence of evidence into direct evidence of a crucial fact. Absent expert evidence, a loss of memory or a “blackout” is direct evidence of nothing except the fact that the witness cannot testify as to what happened during a particular period. Indeed, Ms. Martin the toxicologist called by the Crown described a blackout as, “a complete loss of memory for a portion of time during a drinking episode.” In a sexual assault case, this is particularly unfortunate since, as was noted in R. v. Esau (1997), 1997 CanLII 312 (CSC), 116 C.C.C. (3d) 289 at 296 (S.C.C.), “[t]he parties’ testimony is usually the most important evidence in sexual assault cases.” Esau is particularly relevant to the case at bar because it is a sexual assault case involving a complainant with no memory of the relevant time. In Esau at 297, Justice Major said of the complainant’s memory loss, “[a]ny number of things may have happened during the period in which she had no memory.” Thus, the only significance of memory loss, without more, is that the complainant cannot give direct evidence as to whether or not she consented to the sexual contact or whether or not she had the capacity to do so.
I also cannot find any support for the Crown’s proposition in the jurisprudence. Indeed, the law is precisely to the contrary. If the Crown’s submission was correct this would mean that, in any case where the trier of fact accepted that the complainant had been touched sexually, although she had no memory of this, the actus reus would be proven and the only remaining issue would be whether or not there was any basis for the defence of honest but mistaken belief in consent. The cases discussed below in footnotes 13 to 15, infra, demonstrate clearly that this is not the case. In none of these cases is a blackout or memory loss, without more, taken as proof of lack of consent or lack of capacity[90].
[gras ajouté]
[164] La Cour d’appel de la Saskatchewan a adopté le même raisonnement dans l’arrêt R. v. Demong, précisant que bien des choses auraient pu arriver pendant la période dont la plaignante ne se souvient pas. Il s’agit d’un vide dans la preuve et non pas une preuve affirmative d’absence de consentement[91]. Dans cette affaire, la plaignante avait consommé de la vodka, du rhum et un comprimé de Clonazépam (un dépresseur affectant le jugement, l’humeur et la mémoire). Ces substances l’avaient laissée dans un état faible, fatiguée, les membres lourds, étourdie et semi‑consciente. Elle décrivait son degré d’intoxication comme atteignant le niveau « 9/10 ». Hormis quelques images floues, elle n’avait pas de souvenir de la relation sexuelle. Pour sa part, l’accusé n’a pas témoigné. La Cour d’appel est intervenue et a infirmé la condamnation.
[165] Dans l’arrêt R. v. Owston, la Cour d’appel a infirmé la condamnation, entre autres, pour des motifs semblables[92].
[166] Par ailleurs, cela ne signifie pas que l’amnésie est sans valeur dans l’analyse de la capacité de consentir. Comme l’a reconnu le juge Ducharme dans R. v. J.R., il s’agira d’un élément de preuve circonstancielle à considérer à la lumière de l’ensemble du dossier. Son poids dépendra souvent d’une preuve d’expert qui, sans être obligatoire, sera presque toujours essentielle[93].
[167] Dans l’arrêt R. c. Kishayinew, la Cour suprême a énoncé que lorsque la plaignante a d’importants trous de mémoire causés par l’intoxication, il doit y avoir une preuve circonstancielle quant à la question de l’absence subjective de consentement au moment de l’acte sexuel[94]. Dans cette affaire, la plaignante ne se souvenait pas de la relation sexuelle comme telle. Toutefois, il y avait une abondance d’éléments circonstanciels[95] :
• La plaignante pleurait et était désorientée. Elle voulait retourner chez elle. Or, l’accusé lui a dit de le suivre, l’amenant chez lui, six rues plus loin[96];
• Elle ne voulait pas suivre l’accusé. Une fois rendue chez lui, elle ne voulait pas y rester. Elle a tenté de s’échapper, mais l’accusé l’a empêchée[97];
• Elle n’avait pas consenti à ses tentatives de l’embrasser ou de la toucher. Malgré ses refus, l’accusé s’imposait physiquement sur elle[98];
• Elle avait tenté de quitter la maison à plusieurs reprises, sans succès. La porte du sous‑sol était barrée[99];
• Avant son trou de mémoire, elle se souvenait que l’accusé tentait de lui arracher les vêtements alors qu’elle résistait[100]; et
• Après son trou de mémoire, elle voulait s’échapper.
[168] Des éléments circonstanciels semblables sont totalement absents dans le présent dossier, autant concernant PL1 que PL2.
[169] Dans l’arrêt R. v. Czechowski, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a également reconnu que l’absence de consentement peut être déterminée par une preuve circonstancielle lorsque la plaignante intoxiquée a peu ou pas de souvenirs de l’incident[101]. La victime avait bu 10 consommations d’alcool fort et de la cocaïne. Malgré ses importants trous de mémoire entourant l’acte sexuel, l’amnésie n’était pas totale. De plus, il y avait une preuve indépendante et objective appuyant la théorie de la poursuite :
• Avant les trous de mémoire, la victime se souvenait que l’accusé a mis sa main sous sa jupe et lui a violemment déchiré la culotte;
• Avant les trous de mémoire, l’accusé lui a confisqué sa sacoche et son téléphone cellulaire, l’avertissant qu’elle pourrait les récupérer seulement après avoir eu des relations sexuelles avec lui;
• L’accusé l’a étranglée et séquestrée lorsqu’elle a tenté de quitter le domicile;
• Le juge a admis des messages vocaux contemporains laissés par la victime peu après le viol, dans lesquels on l’entendait pleurer et s’étouffer;
• L’évaluation faite à l’hôpital pendant l’obtention de la trousse médicolégale a révélé de nombreuses ecchymoses, des plaies défensives et des déchirures importantes aux parties génitales.
[170] Le présent dossier ne présente pas d’éléments semblables.
[171] En résumé, si la plaignante est tout simplement incapable de se souvenir des événements cruciaux (en raison de son intoxication), il n’appartient pas au Tribunal de combler les trous en présumant une absence de consentement ou encore une incapacité à consentir valablement au moment de l’acte litigieux. Agir de la sorte compromettrait la présomption d’innocence. Le fardeau incombe à la Couronne d’établir hors de tout doute raisonnable l’absence de consentement. Ultimement, le Tribunal doit déterminer quelle était l’intention réelle de la plaignante (relativement au consentement) au moment de l’acte sexuel, et non pas une conclusion subséquente par la plaignante qui déduit ou qui présume quelle aurait été son intention, ou encore quelle aurait dû être son intention dans les circonstances[102]. Un verdict de culpabilité ne peut reposer sur les raisonnements inverses ou reconstruits. Au même chapitre, un verdict de culpabilité ne peut reposer seulement sur le fait que la plaignante ait pris une mauvaise décision lorsqu’intoxiquée[103], qu’elle regrette par la suite.
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