dimanche 4 août 2024

L'étanchéité du voir-dire

Bazompora c. R., 2024 QCCS 2837

Lien vers la décision


[45]        La juge d’instance s’appuie également sur les constatations d’un policier, relatées lors de son témoignage dans le cadre d’un voir-dire, sur l’état de la plaignante.

[46]        La preuve administrée lors de ce voir-dire n’a jamais été versée au fond.

[47]        Les avocats des parties ont consenti à libérer les témoins policiers à la fin du voir-dire. Ils ont déclaré ne pas en avoir besoin pour la preuve au fond[8] et ils ont déclaré la preuve close généralement à la fin du procès[9].

[48]        Sort qu’ils n’ont par contre pas réservé à l’appelant à qui on indique à la fin de son témoignage lors du voir-dire, qu’il devait témoigner à nouveau lors de la preuve au fond[10], laissant entrevoir la connaissance des parties sur les conséquences du moment où la preuve est administrée.

[49]        Le juge Carl Thibault de notre Cour a rendu une décision étoffée au sujet du caractère étanche du voir-dire[11] dont nous reproduisons ici les extraits pertinents :

[82] La jurisprudence et la doctrine qualifient souvent le voir-dire de « procès dans le procès », en raison de l'étanchéité des procédures. Ce principe est notamment abordé par la Cour suprême dans l'arrêt Erven :

Il est évident que le voir-dire et le procès lui-même jouent des rôles différents. Le voir dire sert à déterminer l'admissibilité d'un élément de preuve. Le procès vise à trancher l'affaire au fond en fonction de la preuve recevable. Le voir-dire a lieu en l'absence du jury qui doit toujours en ignorer l'objet. L'accusé peut témoigner au voir-dire et garder le silence pendant le procès lui-même. La preuve présentée au voir-dire ne peut être utilisée au procès lui-même.

[83] On doit voir dans ces propos une séparation claire et nette entre les échanges tenus lors d'un voir-dire et ceux lors du procès au fond. Un juge ne devrait donc pas fonder son verdict sur une preuve entendue dans le cadre d'un voir-dire, puisque cela constituerait une erreur de droit.

[84] Cependant, cette étanchéité pourrait être écartée dans certaines circonstances par le biais d'un voir-dire mixte, aussi appelé « blended voir-dire », mais à des conditions bien précises :

[…]

[85] Ce procédé, communément désigné comme le « versement de la preuve » du voir-dire dans le procès, permet donc aux parties de ne pas avoir à refaire une preuve préalablement présentée dans le cadre d'un voir-dire, le tout afin d'accélérer la tenue du procès. Cette pratique demeure néanmoins sujette au consentement des parties, puisqu'il déroge au principe général énoncé par la Cour suprême.

[86] Ce sujet a récemment été abordé par la Cour d'appel dans l'arrêt Tebourbi. Dans celui-ci, le juge Patrick Healy, j.c.a., réfère d'abord aux propos de la Cour suprême dans l'arrêt Korponay,  elle enseigne qu'une renonciation ne sera valide que s'il est « bien clair que la personne renonce au moyen de procédure conçu pour sa protection et qu'elle le fait en pleine connaissance des droits que cette procédure vise à protéger et de l'effet de la renonciation sur ces droits au cours de la procédure ». Il poursuit en énonçant des principes généraux sur l'admissibilité d'une preuve reçue dans le cadre d'un voir-dire :

[…]

[87] Le Tribunal retient de ces propos la nécessité pour le juge souhaitant verser la preuve entendue lors d'un voir-dire au procès d'obtenir le consentement éclairé et explicite des parties, conclusion qui ne peut découler du silence d'une des parties.

[88] En ce sens, il importe de vérifier qu'un tel consentement a été donné par les parties dans le cadre du procès. […]

[…]

                                                                                          [Références omises]

[50]        En l’espèce, une lecture attentive des notes sténographiques et du procès-verbal de l’audience ne permet pas de constater qu’un tel consentement explicite a été donné, de sorte que les constatations des policiers sur l’état de la plaignante ne font pas partie de la preuve.

[51]        Il est également clair que jamais la juge d’instance n’a demandé un tel consentement pour que soit versée au fond la preuve présentée lors du voir-dire.

[52]        La décision de la juge d’instance d’utiliser au fond une preuve entendue dans le cadre d’un voir-dire, sans le consentement des parties, est une erreur de droit susceptible d’être révisée selon la norme de la décision correcte.

[53]        Citant le juge Healy de la Cour d’appel, le juge Thibault de notre Cour conclut ainsi :

[96] Comme le rappelait encore récemment le juge Healy dans l’arrêt Tebourbi, il est impératif que la question du versement au fond de la preuve provenant du voir-dire soit résolue en toute clarté et sans aucune ambiguïté avant que ne soit rendu le jugement sur l’admissibilité de ces éléments. En outre, l’exigence du consentement des parties demeure absolue, et ce même lorsqu’il n’y a aucun préjudice apparent pour l’une d’entre elles, de sorte que le juge ne saurait conserver un pouvoir discrétionnaire résiduel et unilatéral lui permettant d’introduire le contenu d’un voir-dire en preuve.[12]

                                                                                                [Références omises]

[54]        Le Tribunal est donc d’avis que la juge de première instance a commis une erreur de droit en omettant d’obtenir un consentement explicite et clair pour que soit versée la preuve et qu’elle puisse l’utiliser.

[55]        Ce faisant, elle utilise encore ici des éléments qui n’ont pas été mis en preuve afin de statuer sur la crédibilité de l’appelant et qui ont eu une incidence importante sur le raisonnement de la juge du procès en matière d’évaluation de la crédibilité des témoins[13].

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