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mercredi 19 mars 2025

Principes généraux concernant l’admissibilité de la preuve par ouï-dire

R. c. Charles, 2024 CSC 29

Lien vers la décision


[43]                        La preuve par ouï-dire est présumée inadmissible (voir, p. ex., Bradshaw, par. 1 et 21). Son inadmissibilité présumée s’explique par le fait qu’il est souvent difficile d’évaluer la véracité d’une déclaration faite à l’extérieur du tribunal. Dans Bradshaw, la juge Karakatsanis a expliqué que, de manière générale, « le ouï-dire n’est pas fait sous serment, le juge des faits ne peut observer le comportement du déclarant au moment où il fait sa déclaration, et le déclarant n’est pas soumis à l’épreuve du contre-interrogatoire » (par. 20). Or, « [l]e processus de recherche de la vérité d’un procès repose sur la présentation de la preuve en cour » (Bradshaw, par. 19) et « notre système accusatoire repose sur l’hypothèse voulant que le contre-interrogatoire représente le meilleur moyen de révéler les causes d’inexactitude ou de manque de fiabilité » (Khelawon, par. 48). Le ouï-dire est présumé inadmissible « principalement en raison de l’incapacité de le vérifier de cette façon » (Khelawon, par. 48; voir aussi Bradshaw, par. 1).

[44]                        Par conséquent, l’admission du ouï-dire est susceptible de « compromettre l’équité du procès et le processus de recherche de la vérité » (Bradshaw, par. 20). Il est possible que la déclaration soit « rapportée de manière inexacte, et le juge des faits ne peut pas facilement mettre à l’épreuve la perception, la mémoire, la relation du fait ou la sincérité du déclarant » (Bradshaw, par. 20se référant à Khelawon, par. 2). Il existe alors un risque que cette preuve « se voie accorder plus de poids qu’elle n’en mérite » (Bradshaw, par. 21, citant Khelawon, par. 35).

[45]                        Cela dit, dans certains cas, la preuve par ouï-dire « présente des dangers minimes et son exclusion au lieu de son admission gênerait la constatation exacte des faits » (Khelawon, par. 2 (en italique dans l’original), cité dans Bradshaw, par. 22). Ainsi, au fil du temps, la jurisprudence a développé des catégories d’exceptions à la règle d’exclusion et, finalement, une approche plus souple. En vertu de l’exception raisonnée, « le ouï-dire peut exceptionnellement être admis en preuve lorsque la partie qui le produit démontre que le double critère de la nécessité et du seuil de fiabilité est respecté selon la prépondérance des probabilités » (Bradshaw, par. 23, se référant à Khelawon, par. 47). Pour démontrer que le seuil de fiabilité d’une déclaration est atteint, une partie peut établir sa fiabilité d’ordre procédural ou sa fiabilité substantielle.

[46]                        La fiabilité d’ordre procédural est établie lorsqu’il existe d’autres façons adéquates de vérifier la véracité et l’exactitude de la déclaration « compte tenu du fait que le déclarant n’a pas témoigné “sous serment devant le tribunal, tout en [subissant] un contre-interrogatoire minutieux” » (Bradshaw, par. 28citant Khelawon, par. 63) Les juges des faits doivent avoir « une base satisfaisante pour apprécier rationnellement la véracité et l’exactitude de la déclaration relatée » (Bradshaw, par. 28). Les substituts aux garanties traditionnelles incluent « notamment un enregistrement vidéo de la déclaration, l’existence d’un serment et un avertissement au sujet des conséquences liées au fait de mentir » (Bradshaw, par. 28, se référant à R. c. B. (K.G.)1993 CanLII 116 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 740, p. 795-796). Habituellement, une certaine forme de contre-interrogatoire du déclarant, comme son témoignage à l’enquête préliminaire, est nécessaire (Bradshaw, par. 28).

[47]                        La fiabilité substantielle est établie lorsque la déclaration est intrinsèquement fiable. Pour déterminer si c’est le cas, les juges présidant les procès peuvent considérer les circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite ainsi que la preuve qui la corrobore ou la contredit. La norme est élevée (Bradshaw, par. 31). Cela dit, il n’est pas nécessaire d’établir la fiabilité de manière absolument certaine. Les juges doivent plutôt être convaincus que la déclaration est « si fiable qu’il aurait été peu ou pas utile de contre-interroger le déclarant au moment précis où il s’est exprimé » (Khelawon, par. 49, cité dans Bradshaw, par. 31). Autrement dit, la preuve doit être « suffisamment fiable pour écarter les dangers que comporte la difficulté de la vérifier » (Bradshaw, par. 26, citant Khelawon, par. 49). Comme l’a expliqué la juge Karakatsanis au par. 31 de l’arrêt Bradshaw :

La fiabilité substantielle est établie lorsque la déclaration « a été faite dans des circonstances qui écartent considérablement la possibilité que le déclarant ait menti ou commis une erreur » ([R. c. Smith1992 CanLII 79 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 915], p. 933); « dans des circonstances où même un sceptique prudent la considérerait comme très probablement fiable » (Khelawon, par. 62, citant [J. H. Wigmore, Evidence in Trials at Common Law (2e éd. 1923), vol. III], p. 154); lorsque la déclaration est si fiable qu’elle « ne serait pas susceptible de changer lors d’un contre‑interrogatoire » (Khelawon, par. 107Smith, p. 937); lorsqu’« il n’y a pas de préoccupation réelle quant au caractère véridique ou non de la déclaration, vu les circonstances dans lesquelles elle a été faite » (Khelawon, par. 62); lorsque la seule explication probable est que la déclaration est véridique ([R. c. U. (F.J.)1995 CanLII 74 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 764], par. 40).

[48]                        En contexte criminel, « l’appréciation du seuil de fiabilité comporte une dimension constitutionnelle, parce que la difficulté de vérifier la preuve par ouï-dire peut compromettre le droit de l’accusé à un procès équitable » (Bradshaw, par. 24). En s’assurant que seul le ouï-dire qui est nécessaire et fiable soit admis, « le juge du procès agit à titre de gardien de la preuve. Il protège l’équité du procès et l’intégrité du processus de recherche de la vérité » (par. 24). 

C.            Utilisation du résultat de la perquisition dans l’analyse du seuil de fiabilité

1.                     cerner les aspects importants de la déclaration relatée qui sont présentés pour établir la véracité de leur contenu;

 

2.                     cerner les dangers spécifiques du ouï-dire que posent ces aspects de la déclaration dans les circonstances particulières de l’affaire;

 

3.                     en fonction des circonstances et de ces dangers, envisager d’autres explications de la déclaration, qui peuvent même être conjecturales;

 

4.                     décider si, compte tenu des circonstances de l’affaire, la preuve corroborante présentée au voir-dire a écarté ces autres explications, de sorte que la seule explication plausible de la déclaration est la véracité du déclarant au sujet de ses aspects importants, ou l’exactitude de ces aspects.

 

(Bradshaw, par. 57)

[50]                        La Couronne prétend que la saisie des pistolets à l’endroit indiqué dans la déclaration constitue une preuve corroborante extrinsèque pertinente pour établir la fiabilité substantielle de la déclaration. Elle soutient que la déclaration de K.A. sert à établir deux aspects importants : (1) l’utilisation de l’arme et (2) le niveau d’implication de l’appelant. Pour les besoins de l’analyse, présumons que c’est bien le cas. La Couronne nous invite à conclure que, comme le résultat de la perquisition corrobore le premier aspect, il peut servir à corroborer la déclaration dans son entièreté. En effet, selon elle, il n’est pas nécessaire qu’une preuve corrobore tous les aspects importants d’une déclaration : il suffit qu’elle en corrobore un seul.

[51]                        Pour sa part, l’appelant soutient que la découverte des pistolets lors de la perquisition n’est pas liée au volet de la déclaration portant sur son rôle dans les événements et qu’en conséquence cette preuve ne peut être utilisée pour établir la fiabilité de la déclaration.

[52]                        Avec égards pour l’opinion exprimée par mes collègues dissidents, il n’existe aucun lien entre la découverte des pistolets de K.A. et le niveau d’implication de l’appelant. Cette preuve ne permet aucunement de confirmer que c’est l’appelant qui a manipulé un pistolet dans la salle de toilettes, et non K.A. (et ce, malgré le fait que c’est ce dernier qui se trouvait en possession des armes le lendemain). Ce volet de la déclaration ne met pas simplement en question la manipulation d’une arme, mais plutôt la manipulation d’une arme par l’appelant. Par conséquent, il est nécessaire de déterminer comment les enseignements de Bradshaw s’appliquent lorsque plusieurs aspects importants d’une déclaration ne sont pas liés entre eux.

[53]                        Je rejette les prétentions de la Couronne sur ce point, puisqu’elles se heurtent à la logique qui sous-tend le cadre d’analyse établi dans Bradshaw. À mon avis, une preuve ne peut pas servir à corroborer les aspects d’une déclaration auxquels elle n’est pas liée, même lorsque cette preuve confirme un autre aspect important de la déclaration en question.

[54]                        À l’étape du seuil de fiabilité, « ce ne sont pas tous les éléments de preuve corroborant la crédibilité du déclarant, la culpabilité de l’accusé ou la thèse d’une des parties, qui seront utiles » (Bradshaw, par. 44). Il n’est donc permis de « se fonder sur la preuve corroborante que si celle-ci, considérée globalement dans les circonstances de l’espèce, démontre que la seule explication plausible de la déclaration relatée est la véracité du déclarant au sujet de ses aspects importants, ou l’exactitude de ceux-ci » (par. 44). Ainsi, la preuve corroborante doit « atténuer le besoin d’un contre-interrogatoire, non pas de façon générale, mais sur le point que la déclaration relatée vise à prouver » (par. 45 (en italique dans l’original)).

[55]                        Il est vrai que c’est l’effet conjugué de la preuve corroborante et des circonstances de l’affaire, et non la preuve prise isolément, qui doit écarter les autres explications plausibles des aspects importants de la déclaration (voir Bradshaw, par. 47). Toutefois, cela n’atténue pas le besoin d’un lien entre la preuve et l’aspect que l’on tente de prouver. En l’absence d’un tel lien, la preuve n’est tout simplement pas utile à l’égard de la question de savoir si cet aspect spécifique est véridique ou exact; elle ne fait que corroborer la crédibilité de la personne ayant fait la déclaration, la culpabilité de l’accusé, ou la thèse d’une des parties, ce qui ne suffit pas (voir Bradshaw, par. 44; voir aussi les par. 45-46 et 72). Une preuve qui n’est pas liée aux aspects importants de la déclaration n’a donc pas la capacité, même en conjonction avec les circonstances de l’affaire, d’écarter les autres explications plausibles de ces aspects. 

[56]                        Il s’ensuit qu’une preuve qui confirme un aspect important d’une déclaration n’est pas nécessairement admissible pour établir sa fiabilité à l’égard de ses autres aspects importants. Lorsqu’une preuve ne fait que confirmer un aspect important d’une déclaration, sans plus, l’appui qu’elle apporte à d’autres aspects importants provient entièrement du fait qu’elle rehausse la crédibilité du déclarant ou de la déclarante. Cela demeure vrai, peu importe l’importance de l’aspect de la déclaration qui est confirmé par la preuve. Comme l’arrêt Bradshaw nous l’enseigne, il ne suffit pas qu’une preuve étaye généralement la crédibilité de l’auteur de la déclaration et une telle preuve ne peut être utilisée pour évaluer l’admissibilité des autres aspects de la déclaration. 

[57]                        En revanche, il est possible d’imaginer des situations où plusieurs aspects d’une déclaration sont liés, de sorte qu’une preuve qui démontre la véracité ou l’exactitude d’un d’entre eux permet également d’écarter les possibles explications visant les autres. Dans un tel cas, la preuve est suffisamment — quoiqu’indirectement — liée à ces autres aspects. Elle peut alors être utile à l’analyse de l’admissibilité de la déclaration à l’égard de tous ces aspects.

[58]                        Contrairement à ce que suggèrent mes collègues, il n’est pas question d’ajouter à la démarche établie dans Bradshaw une étape impliquant la scission de la preuve. C’est plutôt que le lien entre la preuve et chaque aspect de la déclaration qu’elle est censée confirmer est requis par cette démarche et par sa logique sous-jacente. Le cadre d’analyse élaboré dans Bradshaw sert à assurer qu’une preuve corroborante ne soit utilisée que dans les cas où elle porte sur l’aspect que l’on tente de prouver en déposant la déclaration. La nécessité du lien entre la preuve corroborante et l’aspect en question découle du rôle que cette preuve doit jouer. La preuve corroborante doit permettre, compte tenu des circonstances de l’affaire, d’écarter les explications plausibles autres que la véracité ou l’exactitude des aspects importants de la déclaration (par. 57, point 4).

[59]                        S’il peut sembler à première vue pointilleux de traiter séparément chaque aspect important, il importe toutefois de souligner que les critères énoncés dans Bradshaw visent à parer aux dangers posés par la preuve corroborante. Lorsqu’une déclaration ne présente pas ses propres indices de fiabilité, [traduction] « elle ne peut alors contribuer quoi que ce soit à l’instance, mais elle peut sembler le faire si elle est compatible avec d’autres éléments de preuve. Admettre une déclaration relatée uniquement parce qu’elle est compatible avec d’autres éléments de preuve, c’est utiliser cette déclaration comme une tare, un complément de poids : la déclaration s’ajoute aux autres éléments de preuve même si son propre poids dépend dans les faits de celui des autres éléments » (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 167). D’ailleurs, [traduction« il peut s’avérer difficile de contrôler la durée et la complexité du voir-dire concernant l’admissibilité si la fiabilité de la déclaration constituant du ouï-dire découle d’autres éléments de preuve. Lorsque la recherche de compatibilité est poussée trop loin, le voir-dire concernant l’admissibilité peut facilement devenir un procès parallèle chronophage » (p. 167).

[60]                        La juge Karakatsanis a traité de ces enjeux en élaborant le cadre d’analyse dans Bradshaw. Elle a expliqué que, afin de maintenir « la distinction entre le seuil de fiabilité et la fiabilité en dernière analyse et pour empêcher le voir-dire d’occulter le procès », il faut qu’il soit possible de distinguer la preuve admissible pour établir le seuil de fiabilité de celle qui est admissible au procès principal (par. 42). D’ailleurs, « [l]e fait de limiter l’utilisation de la preuve corroborante comme base de l’admission du ouï-dire atténue également le risque qu’une déclaration relatée incriminante soit admise simplement parce que la preuve de la culpabilité de l’accusé est forte » (par. 42). En effet, « [p]lus la preuve contre l’accusé est forte, plus il serait facile d’admettre contre lui un ouï-dire entaché d’un vice et non fiable » (par. 42). Le rôle particulier de la preuve corroborante dans l’analyse du seuil de fiabilité explique les limites à son utilisation :

L’examen limité de la preuve corroborante découle du fait que, à l’étape du seuil de fiabilité, la preuve corroborante est utilisée d’une manière distincte, au plan qualitatif, de la manière dont le juge des faits l’utilise pour évaluer la fiabilité de la déclaration en dernière analyse. Comme l’expliquent Lederman, Bryant et Fuerst, à l’étape du seuil de fiabilité,

 

[traduction] [l]e recours à la preuve corroborante devrait viser la fiabilité du ouï‑dire. Certains éléments de preuve peuvent servir de preuve corroborante et appuyer la thèse du ministère public lorsqu’ils sont examinés dans le contexte de l’ensemble de la preuve. Ces éléments de preuve se rapportent au fond de l’affaire plutôt qu’au contexte restreint du voir‑dire en vue d’évaluer la crédibilité de la déclaration, et il vaut mieux en laisser l’appréciation au juge des faits.

 

(S. N. Lederman, A. W. Bryant et M. K. Fuerst, The Law of Evidence in Canada (4e éd. 2014), §6.140)

 

(Bradshaw, par. 42)

[61]                        La norme énoncée dans Bradshaw est le fruit d’une jurisprudence qui a fluctué entre diverses manières d’aborder la preuve corroborante à l’étape du seuil de fiabilité. À un certain moment, notre Cour avait même proscrit l’utilisation de cette preuve (voir R. c. Starr2000 CSC 40[2000] 2 R.C.S. 144, par. 215 et 217), avant de statuer en 2006 qu’elle peut faire partie de l’analyse « dans les cas appropriés » (voir Khelawon, par. 4). Il faut donc veiller à préserver l’équilibre que l’arrêt Bradshaw a établi entre la flexibilité requise par l’exception raisonnée et la protection contre les risques posés par la preuve corroborante. La position de la Couronne minerait cet équilibre; elle affaiblirait un des fondements de l’approche énoncée dans Bradshaw, soit la nécessité de démontrer l’existence d’un lien entre la preuve corroborante et les aspects importants de la déclaration.

[62]                        En l’espèce, le juge du procès a fait erreur en concluant que la véracité de la déclaration en ce qui a trait à l’emplacement des pistolets corrobore la déclaration dans son entièreté. Il n’existe aucun lien, même indirect, entre cette preuve et le degré de participation de l’appelant. Par conséquent, l’emplacement des pistolets ne peut pas servir à démontrer que ce volet de la déclaration satisfait à lui seul au seuil de fiabilité. Outre le fait qu’il établit la véracité de ce volet de la déclaration, cet élément de preuve ne permet pas d’écarter d’autres explications plausibles des événements. Par exemple, il ne permet pas de confirmer que c’est bien l’appelant, et non K.A., qui a proféré des menaces à l’endroit du plaignant. Comme on le verra dans la section suivante, de telles possibles explications sont très plausibles, puisque K.A. avait intérêt à exagérer la responsabilité de l’appelant.

[63]                        Il reste à déterminer si, compte tenu du rôle limité de la preuve de l’emplacement des pistolets, la déclaration satisfait au seuil de fiabilité.

D.           Seuil de fiabilité

[64]                        Le juge du procès a commis une erreur de principe en considérant l’emplacement des pistolets comme une preuve corroborant l’entièreté de la déclarationEn conséquence, il n’y pas lieu de faire montre de déférence à l’égard de sa conclusion concernant le seuil de fiabilité (voir Youvarajah, par. 31; voir aussi R. c. Mohamed, 2023 ONCA 104, 423 C.C.C. (3d) 308, par. 37). La Cour peut donc effectuer sa propre analyse de cette question.

[65]                        La Couronne prétend que le juge du procès a dûment considéré l’intérêt que K.A. avait à ne pas être identifié comme la personne ayant utilisé l’arme et proféré des menaces au plaignant. L’effet combiné de la preuve corroborante et des circonstances écarte les dangers particuliers posés par la déclaration. Il s’agissait d’une déclaration contre l’intérêt de K.A. à plus d’un égard. Il a même consenti à une perquisition à sa résidence.

[66]                        Je ne suis pas d’accord. À mon avis, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont erré en concluant que la déclaration satisfait au seuil de fiabilité. À l’instar du juge Bachand, j’estime que le juge du procès n’aurait pas dû admettre la déclaration.

[67]                        La déclaration de K.A. présente des dangers importants. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont fait erreur en écartant la possibilité que K.A. ait eu intérêt à minimiser son rôle dans les événements. Au moment de sa déclaration, il était avantageux pour K.A. d’offrir un récit limitant sa participation à la possession des armes. Un tel récit lui permettait d’expliquer la présence des armes chez lui, tout en évitant les accusations qui impliquaient un degré de participation plus élevé.

[68]                        L’appelant a raison de souligner que, puisque K.A. est un complice, sa déclaration soulève des préoccupations particulières liées à la fiabilité. Dans Youvarajah, la juge Karakatsanis a expliqué que « [l]e droit criminel se méfie généralement, et ce à juste titre, des déclarations accablantes contre un complice. Il est depuis longtemps reconnu que le témoignage d’un complice contre un autre risque d’être intéressé et qu’il est hasardeux de s’y fier en l’absence d’éléments corroborants » (par. 62). En effet, « la raison qui justifie l’admissibilité de la déclaration contre l’intérêt de son auteur ne tient plus lorsqu’il s’agit d’opposer cette déclaration à un tiers » (par. 59). D’autant plus lorsque la personne qui fait la déclaration s’attribue une responsabilité moindre que celle qu’elle attribue au tiers, risquant ainsi de subir des conséquences moins graves que celui-ci (voir Youvarajah, par. 60; voir aussi Bradshaw, par. 92).

[69]                        Le risque dont la juge Karakatsanis a fait état dans Youvarajah est clairement présent en l’espèce. Bien que K.A. s’incrimine dans une certaine mesure, il décrit sa propre conduite comme étant beaucoup moins grave que celle de l’appelant. Ainsi que le souligne la Couronne, il est vrai que K.A. qualifie l’incident de blague immature, ce qui tend à minimiser l’ampleur de la responsabilité de l’appelant. Ce faisant, toutefois, il n’augmente aucunement la responsabilité qu’il s’attribue; il se trouve plutôt à atténuer la gravité de l’incident en tant que tel. Le risque particulier en l’occurrence n’est pas que K.A. ait voulu exagérer l’implication de l’appelant dans l’abstrait, mais plutôt qu’il l’ait fait dans le but d’éluder sa propre responsabilité. En somme, il existe un danger bien réel que K.A. ait tenté de transférer sa responsabilité à l’appelant dans sa déclaration. En effet, comme l’appelant le note, la déclaration de K.A. fait reposer une grande partie de la responsabilité sur Fares et sur l’appelant.

[70]                        En absence d’une preuve externe confirmant que l’appelant a joué le rôle principal dans la salle de toilettes, les garanties circonstancielles ne permettent pas d’écarter les dangers présentés par la déclaration de K.A.

[71]                        Comme en ce qui a trait à l’absence de questions suggestives (voir R. c. Couture2007 CSC 28[2007] 2 R.C.S. 517, par. 100-101), l’absence de déclarations contradictoires, de promesses d’un avantage ou encore d’un mode de vie criminalisé ne révèle qu’une absence de facteurs qui, s’ils étaient présents, auraient diminué la valeur d’une déclaration qui serait autrement fiable. Rien dans le contexte factuel de l’espèce ne suggère que ces circonstances présentent une mesure de fiabilité plus élevée à l’égard des dangers spécifiques qui découlent de la déclaration de K.A.

[72]                        D’ailleurs, il faut apporter quelques nuances à l’utilité des facteurs que le juge du procès a considérés dans le contexte factuel de l’espèce. Il est loin d’être clair qu’il y a absence de mode de vie criminalisé. Au contraire, K.A. a indiqué qu’il entendait vendre les pistolets sur le marché noir avec Fares. Quant à la présence de la mère de K.A., cette circonstance n’est pas réellement un indice de fiabilité; il est en effet possible que K.A. n’ait pas voulu que sa mère soit au courant de son degré d’implication, ce qui aurait pu le motiver à mentir. En conséquence, il s’agit plutôt d’un facteur neutre. La proximité temporelle entre la déclaration et les événements permet d’atténuer le risque que K.A. n’ait pas eu un souvenir exact de ceux-ci. Cependant, ce facteur n’est pas utile pour juger du danger spécifique posé par la déclaration, soit que K.A. avait intérêt à mentir.

[73]                        Mes collègues dissidents font mention du fait que K.A. a consulté un avocat avant de faire sa déclaration, et réfèrent au par. 38 de l’arrêt R. c. L.T.H.2008 CSC 49[2008] 2 R.C.S. 739. Or, puisqu’on ne peut pas spéculer sur le contenu des discussions entre K.A. et l’avocat, cette consultation ne permet pas d’exclure le risque que K.A. tentait de minimiser sa responsabilité. Ce risque est bien différent des enjeux de fiabilité discutés par notre Cour au par. 38 de L.T.H., à savoir « les fausses confessions de la part d’adolescents enclins à faire une déclaration pour mettre fin à l’interrogatoire ou pour plaire à une personne en autorité » et la nécessité « de garantir que toute déclaration résulte de l’exercice du libre arbitre de son auteur ». De plus, dans L.T.H., la Cour traitait de l’al. 146(2)b) de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, une disposition avec une portée plus vaste que la simple consultation avec un avocat ou une avocate.

[74]                        Par ailleurs, les indices de fiabilité procédurale ne sont pas rassurants. Les substituts usuels aux garanties traditionnelles sont absents. Il n’y a aucun enregistrement de la déclaration ni de l’entrevue qui l’a précédée (dont le policier enquêteur n’avait qu’un souvenir limité au voir-dire). K.A. n’a pas été assermenté, et bien qu’on lui ait lu ses droits, il n’a pas reçu de mise en garde des enquêteurs concernant la nécessité de leur dire la vérité et les conséquences liées au fait de mentir (voir B. (K.G.), p. 795-796). En outre, étant donné que K.A. prétendait n’avoir aucun souvenir des événements, la défense était privée de toute possibilité de le contre-interroger. Or, une certaine forme de contre-interrogatoire est habituellement nécessaire pour établir la fiabilité procédurale (Bradshaw, par. 28).

[75]                        En somme, les indices de fiabilité — que ce soit de fiabilité substantielle, de fiabilité procédurale, ou des deux— ne permettent pas de conclure à l’admissibilité de la déclaration extrajudiciaire de K.A. On ne saurait affirmer qu’il aurait été peu ou pas utile de contre-interroger K.A. au moment où il a fait sa déclaration aux policiers. Cette déclaration comporte de nombreux aspects qui, sans contre-interrogatoire, demeurent impossibles à vérifier. On ne peut pas vérifier, par exemple, que K.A. n’était pas au courant des démêlés entre l’appelant et le plaignant et du fait que les pistolets appartenaient à Fares. Il subsiste une préoccupation réelle quant à la véracité de la déclaration, en raison de l’opportunité que K.A. avait de minimiser sa responsabilité et d’exagérer celle de l’appelant. Les indices de fiabilité n’écartent pas cette possibilité. Ainsi, l’effet conjugué de la preuve corroborante et des circonstances n’écarte pas « les dangers spécifiques du ouï-dire que pose la déclaration » de K.A. de sorte que sa « seule explication plausible [. . .] est la véracité [de K.A.] au sujet de ses aspects importants, ou l’exactitude de ceux-ci » (Bradshaw, par. 47 (en italique dans l’original)).

E.            Utilisation du témoignage du plaignant dans l’analyse du seuil de fiabilité

[76]                        La Couronne prétend également que le témoignage du plaignant corrobore la déclaration de K.A. en ce qui concerne le rôle de l’appelant, de telle sorte que ce volet de la déclaration satisfait au seuil de fiabilité. Rappelons que, malgré le fait que le plaignant a témoigné avant que le juge du procès ait rendu sa décision sur le voir-dire, son témoignage n’en faisait pas partie. En effet, le juge du procès a explicitement demandé aux parties si toute la preuve du procès allait être versée dans le cadre du voir-dire et la défense a refusé de donner son consentement à cet égard. Les parties se sont entendues pour que seule la conduite de K.A. lors de son témoignage soit prise en compte. Ainsi, il était clair que le témoignage du plaignant ne ferait pas partie de l’analyse du seuil de fiabilité. Néanmoins, à la fin de leur analyse, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont indiqué que la « similitude frappante » entre le témoignage du plaignant et la déclaration de K.A. tend à confirmer que cette déclaration est suffisamment fiable pour être admissible (par. 71). Selon la Couronne, notre Cour devrait également tenir compte de cette preuve dans l’analyse du seuil de fiabilité, malgré le fait qu’elle n’a pas été formellement versée dans le cadre du voir-dire.

[78]                        En appel, la seule avenue qui aurait permis de tenir compte du témoignage du plaignant est la disposition réparatrice. Cependant, la Couronne a choisi de ne pas invoquer cette disposition devant notre Cour. De toute manière, comme l’a souligné le juge dissident, le juge du procès s’est expressément référé à la déclaration de K.A. dans ses conclusions relatives à la culpabilité de l’appelant. L’on ne peut donc pas conclure que l’admission de la déclaration par le juge du procès a constitué une erreur inoffensive ou négligeable. Il n’est pas non plus « clair que la preuve tendant à établir la culpabilité de l’accusé est à ce point accablante qu’il serait impossible d’obtenir un verdict autre qu’une déclaration de culpabilité » (voir R. c. Khan2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 31). 

[79]                        En conséquence, la Cour d’appel ne pouvait pas tenir compte du témoignage du plaignant pour décider l’appel, sauf dans le cadre de la disposition réparatrice. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire de trancher la question soulevée par la Couronne relativement à l’étanchéité du voir-dire à l’étape du procès. Cette question soulève des préoccupations liées à la fonction particulière du voir-dire, notamment le principe voulant que le voir-dire ne doive pas « occulter le procès » (voir Bradshaw, par. 42) et l’équité procédurale. La Cour d’appel n’ayant abordé le témoignage du plaignant qu’en passant, et l’appelant n’ayant pas réellement abordé l’étanchéité du voir-dire dans son mémoire, je laisserai l’examen de cette question à une autre occasion.


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