R c Gillis, 2013 NBCP 3 (CanLII)
Lien vers la décision
[90] Dans R. c. Wijesinha, 1995 CanLII 67 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 422, 100 C.C.C. (3d) 410, la Cour suprême du Canada a examiné l’article 139 et observé que l’article, dans son ensemble, « décrit les actes qui constituent une entrave ou un détournement de la justice » (p. 438 du R.C.S.). La Cour a ajouté que le paragraphe (2) est libellé de façon très large et vise toute conduite décrite par le paragraphe qui n’est pas une conduite interdite décrite au paragraphe (1) (voir pages 438 et 439 du R.C.S.). La Cour a également fait remarquer que l’article en question « décrit […] une infraction dont la portée est beaucoup plus large et qui englobe beaucoup plus d’actes que ceux qui sont décrits au par. (1) et (3) ». Voir à la page 439 du R.C.S.
[91] Il s’agit d’une infraction substantielle, même si elle est décrite comme une tentative, [TRADUCTION] « dont l’élément essentiel est la commission d’un acte qui tend à entraver ou à détourner le cours de la justice et qui est accompli dans ce but ». Voir R. c. May reflex, (1984), 13 C.C.C. (3d) 257 à la page 260; autorisation de pourvoi refusée à [1984] C.S.C.R. no 113.
[92] Dans l’arrêt R. c. Yarlasky, 2005 CarswellOnt 599, 195 O.A.C. 188 (C.A. Ont.), la Cour a énoncé les éléments essentiels d’une déclaration de culpabilité pour l’infraction en question : (1) l’accusé doit avoir posé un geste suffisant pour créer un risque, sans autre action de sa part, qu’une injustice s’ensuive; (2) la tentative d’entrave à la justice doit avoir été commise volontairement par l’accusé.
[93] Est-ce que les paroles que Gillis a adressées à Landry, conjuguées à la pièce C‑1, « tendaient » (ainsi que ce terme est utilisé dans certaines sources jurisprudentielles pertinentes) à détourner ou à entraver le cours de la justice et est-ce qu’elles ont été prononcées dans ce but? À ce sujet, je n’ai aucun doute. Gillis voulait que Landry, essentiellement, empêche de témoigner les employés qui travaillaient au sein de l’Office et il croyait que cela viendrait saboter la preuve que possédait le ministère public contre Branch. Il s’agissait d’une tentative volontaire de la part de Gillis d’influencer de façon illicite le résultat d’un procès.
La mens rea
[94] Il y a un certain nombre de décisions qui ont décrit l’élément mental qui est visé au paragraphe 139(2) comme étant [TRADUCTION] « une intention spécifique d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice ». Voir R. c. Graham reflex, (1985), 20 C.C.C. (3d) 210 (C.A. Ont.); confirmé à 1988 CanLII 94 (SCC), (1988), 38 C.C.C. (3d) 574 (C.S.C.).
[95] Dans l’article précité, rédigé par la juge Hughes, elle mentionne, à la page 6, la décision R. c. Kirkham reflex, (1998), 126 C.C.C. (3d) 397 (C.B.R. Sask.), où le juge décrit, aux pages 408 à 410, l’élément mental prévu dans l’article en question comme incluant deux intentions : l’acte doit être intentionnel par opposition à accidentel ou involontaire et il doit être accompli dans l’intention spécifique d’entraver le cours de la justice. Aux pages 410 et 411 de la décision Kirkham, le juge ajoute :
[TRADUCTION]
Les sources jurisprudentielles révèlent également que la composante mentale de l’infraction est interprétée de façon étroite. L’élément essentiel de l’infraction prévue au paragraphe 139(2) est l’intention spécifique corrompue de tenter d’entraver la justice […] par conséquent, à moins que l’accusé ait eu l’intention spécifique d’entraver la justice, il ne sera pas coupable d’avoir commis l’infraction criminelle prévue au paragraphe 139(2) […]
[97] S’agissant de l’entrave à la justice, une décision importante a été rendue par la Cour d’appel de Terre-Neuve, décision qui a été confirmée par la Cour suprême du Canada. Dans l’affaire R. c. Hearn and Fahey 1989 CanLII 3938 (NL CA), (1989), 48 C.C.C. (3d) 376 (C.A.T.-N.), confirmé à 1989 CanLII 14 (SCC), (1989), 53 C.C.C. (3d) 352 (C.S.C.), le juge en chef Goodridge (tel était alors son titre), a décrit l’élément essentiel de l’infraction prévue à l’article 139 comme suit, à la page 38 :
[TRADUCTION]
[…] la tentative volontaire d’entraver la justice. Peu importe que la tentative connaisse du succès ou non, ni même qu’elle n’ait aucune chance de connaître du succès. Lorsqu’il y a tentative volontaire, si mal inspirée soit-elle, d’influencer de manière illicite le résultat d’un procès, l’infraction est perpétrée.
Un accusé peut être déclaré coupable même si la tentative était d’emblée vouée à l’échec. Voir R. c. May, précité.
[98] Selon la jurisprudence, il est donc évident que le mot « volontairement » est le signe de la mens rea de l’infraction et le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait l’intention d’entraver le cours de la justice.
[99] Est-ce que la conduite de Gillis était intentionnelle, plutôt qu’accidentelle ou involontaire? Ce fait est clair aussi d’après la preuve : la conduite était évidemment intentionnelle et constituait une tentative d’influencer de manière illicite le résultat d’un procès.
L’actus reus
[100] S’agissant de l’actus reus de l’infraction, cet élément a été décrit dans R. c. May, précité, à la page 260 :
[TRADUCTION]
[…] la commission d’un acte qui tend à entraver ou à détourner le cours de la justice et qui est accompli dans ce but.
[101] Dans R. c. Graham, précité, à la page 213, la Cour a énoncé un critère à appliquer afin de déterminer si oui ou non un acte tend à détourner ou à entraver le cours de la justice. Le critère est le suivant :
[TRADUCTION]
[…] la preuve doit établir que [l’accusé] a posé un geste suffisant pour créer un risque, sans autre action de sa part, qu’une injustice s’ensuive. Autrement dit, il doit y avoir une possibilité que le geste qu’il a posé « sans plus » puisse mener à une injustice.
[102] En l’espèce, une fois que Gillis eut proposé à Landry d’empêcher les témoins de l’Office de témoigner, et qu’il eut proposé que l’Office verse à Branch la somme de 200 000 $ en règlement de toutes les poursuites civiles en instance, le geste posé par l’accusé était suffisant pour qu’il y ait un risque, sans autre action de sa part, qu’une injustice s’ensuive. Les bases avaient été jetées et tout ce qu’il restait à faire à Landry était d’empêcher ses témoins de témoigner et d’accepter l’offre de règlement amiable.
AUTRES MOYENS DE CORRUPTION
[103] La dénonciation reproche à Gillis d’avoir tenté d’entraver la justice en dissuadant une personne par « des menaces, des pots-de-vin ou d’autres moyens de corruption » de témoigner. Quel est le sens de la locution « autres moyens de corruption »?
[104] Dans la décision R. c. McIntyre, [2006] A.J. No. 855, 403 A.R. 1, le juge Allen, de la Cour provinciale, a examiné la jurisprudence pertinente en ce qui concerne cette locution, à partir du paragraphe 58 de son jugement :
[TRADUCTION]
Il faudrait donner au mot corruption son sens grammatical ordinaire selon qu’il est prévu par le contexte de l’article et la loi même. L’application de la règle dite ejusdem generis, ou règle des choses du même ordre, peut nous aider à isoler le sens de ce terme. C'est-à-dire que les mots spécifiques qui précèdent le terme général auquel il faut donner un sens, en l’occurrence « pots-de-vin, menaces », viennent circonscrire le sens qu’il faut donner à ce terme. La règle est seulement utile lorsque les mots spécifiques sont du même ordre. Il est difficile d’énoncer avec certitude la nature exacte des mots du même ordre, sauf peut-être pour dire que ces mots décrivent des moyens d’influence illicite utilisés pour persuader une autre personne à ne pas fournir un témoignage […] Un acte qui s’apparente à l’attribution d’un pot-de-vin ou à une menace serait suffisant, par exemple, le fait de porter des coups ou de faire des menaces implicites […], toujours en se rappelant que le ministère public a le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable que la personne a été dissuadée en raison des menaces, des pots-de-vin, ou des « autres moyens de corruption ». Si le ministère public ne réussit pas à établir hors de tout doute raisonnable que les moyens utilisés étaient des moyens de corruption, comme il est expliqué ici, l’accusé doit être acquité.
[105] Dans R. c. Reynolds, [2010] O.J. No. 3908, 332 D.L.R. (4th) 217, 260 C.C.C. (3d) 35, le juge d’appel Blair a défini le terme « corrompre » [TRADUCTION de to corrupt] comme suit, au paragraphe 69 :
[TRADUCTION]
Corrompre : inciter à agir malhonnêtement. [Corrupt, en anglais.] The Shorter Oxford Dictionary on Historical Principles, troisième édition, Clarendon Press, Oxford.
[108] J’ajouterais tout simplement que ce qui s’est produit en l’espèce, ou ce qui devait se produire entre Gillis et le ministère public si la poursuite civile avait été réglée, ne relevait pas du tout de la négociation d’un plaidoyer. Bien entendu, la négociation d’un plaidoyer est très acceptable de nos jours. Comme le juge d’appel McLung l’a affirmé dans R. c. Kotch, [1990] A.J. No. 1029, [TRADUCTION] : « La négociation d’un plaidoyer dans le but de faire réduire ou de faire retirer des accusations criminelles est très courante de nos jours. Cette négociation a lieu en raison d’une insuffisance de preuve ou en échange d’une recommandation faite par le ministère public au juge qui prononce la sentence quant à la durée convenue d’une peine. En effet, ces négociations sont une réalité essentielle d’un système de justice pénale qui fonctionne avec des ressources limitées ».
[109] En l’espèce, la première étape n’engageait pas du tout la participation du ministère public. Plutôt, elle consistait en une tentative de couper l’herbe sous les pieds du ministère public en tentant d’empêcher certains témoins à charge de témoigner, ce qui mettait en péril la preuve du ministère public, de sorte qu’il n’ait pas le choix de mettre fin aux poursuites engagées contre Branch, ou encore, qu’il accepte de négocier un plaidoyer qui serait plus favorable à Branch. Du point de vue du ministère public, « l’entente » proposée aurait été complètement à son détriment. Du point de vue de Gillis, elle aurait été complètement à son avantage. Pareille manœuvre ne saurait constituer la négociation d’un plaidoyer.
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