R. c. Wijesinha, 1995 CanLII 67 (CSC), [1995] 3 RCS 422
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44 De plus, dans l'arrêt Rogerson, précité, la Haute Cour d'Australie a conclu que la tentative de fausser une enquête factuelle qui pouvait donner lieu à une audience disciplinaire de la police constituait une tentative de détournement du cours de la justice. En se fondant sur l'arrêt Vreones, précité, le juge en chef Mason a conclu, à la p. 276:
[traduction] . . . le cours de la justice ne se limite pas à la justice qui est administrée par le système judiciaire traditionnel. Dans l'affaire Vreones, l'infraction de l'accusé consistait à avoir falsifié des échantillons que devaient utiliser des arbitres, qui devaient «être considérés comme un tribunal qui administre la justice publique», pour reprendre encore une fois les termes du baron Pollock. Le cours de la justice comprend pertinemment les procédures de tribunaux judiciaires, c'est‑à‑dire de tribunaux qui ont compétence pour déterminer les droits et les obligations des parties et qui ont le devoir d'agir de façon judiciaire.
Les juges Brennan et Toohey ont souscrit aux motifs du juge en chef Mason qui a écrit à la p. 283:
[traduction] Ni la police ni d'autres organismes d'enquête n'administrent la justice au sens propre du terme. Toutefois, dans le cadre de leur devoir d'application de la loi, ils ont pour fonction d'engager ou d'aider à engager des poursuites et, parfois, d'engager des procédures de nature disciplinaire devant un tribunal approprié en vertu du code disciplinaire applicable. Lorsqu'il exerce son pouvoir, le tribunal dont la compétence s'étend à l'application ou à l'évaluation de droits et obligations en vertu de la loi et dont la procédure revêt un caractère judiciaire, participe à l'administration de la justice de sorte que l'engagement des procédures faisant appel à cette compétence peut déclencher le cours de la justice approprié. L'infraction de détournement ou de tentative de détournement du cours de la justice peut être perpétrée à l'égard de procédures semblables devant un tribunal comme à l'égard de procédures devant une cour de justice.
45 Je trouve que le raisonnement exprimé dans l'arrêt Rogerson est intéressant et convaincant.
46 Il est manifeste que le par. 139(2) s'applique aux enquêtes faites en vue de déterminer s'il y a lieu pour la Société du barreau d'engager des procédures disciplinaires. Cette constatation est suffisante pour les fins de la présente espèce. Toutefois, la Cour d'appel a examiné soigneusement la question de la portée à donner à l'article, et suggéré comme règle qu'un organisme décisionnel serait visé par l'expression «le cours de la justice» s'il était: (1) "un organisme qui juge"; et si (2) "[s]on pouvoir de juger lui [était] conféré par une loi" (pp. 602 et 603). J'ajouterais à cela que l'organisme décisionnel doit, aux termes de sa loi habilitante, agir judiciairement. Il doit par exemple être tenu de procéder à des enquêtes et d'engager des procédures visant l'application de normes d'origine législative en matière de conduite, de produits ou de discipline.
47 Lorsqu'il confère de tels pouvoirs à un organisme, le législateur provincial ou fédéral prévoit que celui‑ci agira judiciairement, et cette décision doit être reconnue par les tribunaux judiciaires. En outre, dans l'exercice de pouvoirs aussi importants, l'organisme doit agir judiciairement sinon il se trouverait à dénier la justice naturelle aux parties qui se présentent devant lui, avec toutes les conséquences que cela pourrait entraîner.
48 Dans l'arrêt Rogerson, précité, le juge en chef Mason a observé avec justesse que le cours de la justice ne se limite pas à la justice qui est administrée par le système judiciaire traditionnel. Ses propos reconnaissent les réalités de la société contemporaine. La règle proposée par la Cour d'appel, accompagnée des ajouts proposés, accepte cette réalité et fournit un fondement raisonnable à l'examen de cas d'infractions à des règlements ou à des codes de conduite ou de discipline qui sont habituellement confiées à des tribunaux administratifs ou à des tribunaux disciplinaires habilités en vertu d'une loi.
49 Il se peut que les cours de justice aient une certaine réticence à reconnaître qu'un grave détournement de la justice peut se produire tout aussi bien dans les travaux de tribunaux administratifs ou d'organismes disciplinaires que dans des procédures judiciaires. Et pourtant c'est bien là, selon moi, la situation qui existe dans notre société contemporaine. On ne peut oublier qu'aujourd'hui, une large part de la conduite des affaires des gens n'est plus contrôlée par les cours, mais par des tribunaux créés par une loi. Les cours de justice ne peuvent tout simplement pas s'occuper de la multitude des problèmes qui exigent des mesures de réglementation, d'enquête et d'application pour protéger la santé et la sécurité des Canadiens. Par la force des choses, ce rôle est dévolu à des tribunaux administratifs ou à des comités de discipline établis par une loi.
50 Pour assurer la sécurité et la santé de ses membres, la société doit se préoccuper d'un grand nombre d'aspects de la vie quotidienne. Qu'il s'agisse de la sécurité en milieu de travail ou dans les immeubles publics, de la qualité de la nourriture ou de l'eau, ou encore de la propreté dans les restaurants et les hôtels, les manquements aux normes légales peuvent entraîner des effets désastreux pour la société. Voilà pourquoi les divers organismes établis par la loi doivent enquêter, inspecter et engager les procédures appropriées en cas de manquement à ces normes minimales ou de violation des règlements. J'estime que le cours de la justice peut être détourné si, par exemple, on induit intentionnellement en erreur des enquêteurs chargés d'assurer la qualité de l'eau, au même titre que si l'on versait un pot‑de‑vin à un policier pour qu'il modifie son témoignage devant la cour.
51 Il peut y avoir détournement de la justice dans une multitude de situations engageant un tribunal ou un organisme habilité par une loi à déterminer des droits et des obligations. Il suffit d'examiner quelques lois de l'Ontario choisies au hasard pour s'en rendre compte. Par exemple, la Loi sur l'inspection des viandes (Ontario), L.R.O. 1990, ch. M.5, prévoit que nul ne doit abattre un animal, vendre, transporter ou livrer de la viande, ou se livrer à la production, à la transformation ou à la manutention de produits carnés sans se conformer aux règlements. Il faut obtenir un permis auprès du directeur, lequel lorsqu'il examine l'opportunité de délivrer, de renouveler, de suspendre ou de révoquer un permis, tient une audience. La Loi prévoit aussi que le ministre peut nommer un inspecteur habilité à pénétrer dans tout immeuble autre qu'un logement pour y inspecter les animaux et la viande qui s'y trouvent. La Loi prévoit en outre que nul ne doit gêner ou entraver l'action du directeur ou d'un inspecteur dans l'exercice de leurs fonctions. Enfin, quiconque enfreint une disposition de la Loi est coupable d'une infraction et passible, sur déclaration de culpabilité, d'une amende ou d'une peine d'emprisonnement.
52 Il importe que l'abattage d'animaux et la vente de viandes s'effectuent en toute salubrité. C'est la santé de la société qui en dépend. Il s'ensuit que quiconque chercherait à détourner le cours de la justice en donnant de faux renseignements à un inspecteur ou au directeur serait visé par le par. 139(2). Des dispositions semblables figurent dans la Loi sur les commerçants de véhicules automobiles, L.R.O. 1990, ch. M.42. Encore une fois, pour que la société soit protégée contre la vente d'automobiles dangereuses par des commerçants malhonnêtes, il faut que le par. 139(2) soit applicable à cette loi
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