R. c. Taillefer, 1995 CanLII 4592 (QC C.A.)
Résumé des procédures
Au procès, un voir-dire fut tenu par le juge, en l'absence du jury. Le policier Tremblay, de la Sûreté du Québec, a témoigné en sa qualité d'«hypno-enquêteur». Policier de carrière, il fait état de cours qu'il a suivis sur l'hypnose d'enquête qui sert à «rafraîchir» la mémoire des victimes et des témoins, ainsi que de l'expérience acquise dans ce domaine, au fil des ans. Il distingue l'hypnose d'enquête qui, selon lui, ne requiert pas de connaissances particulières en psychologie et psychiatrie, de l'hypnose de thérapie. Après avoir été reconnu par le juge comme témoin expert «hypnologue-enquêteur», le policier a décrit la séance d'hypnose du 15 mars 1990 sur la personne de Carl St-Pierre, soit cinq jours après les événements. Cette séance, enregistrée sur bande vidéo, fut projetée au cours du voir-dire. La défense s'est objectée à l'admissibilité de cette preuve au motif que le policier Tremblay n'était pas qualifié pour tenir cette séance d'hypnose et a demandé au tribunal la permission de faire témoigner un expert pour justifier son objection.
Le premier juge a maintenu sa décision quant à la qualification de l'expert Tremblay et autorisé la poursuite à faire entendre Carl St-Pierre devant jury pour témoigner sur ce dont il s'est souvenu grâce à l'hypnose. Toutefois, il a déclaré que la bande vidéo ne serait pas projetée au jury, craignant qu'elle ne puisse «indûment influencer le jury» (m.i. 506). Il ajoute que «c'est le témoignage en cour qui fait preuve» et non la bande vidéo. Dans sa décision, le premier juge permet donc «que cette preuve par hypnose soit produite devant le jury, mais sans le vidéo...» (m.i. 508).
Le jury est rappelé. Le policier Tremblay, témoin expert, reprend essentiellement le témoignage rendu lors du voir-dire. Il explique en quoi consiste cette méthode d'enquête et décrit en détail, mais sans la bande vidéo, comment il a procédé avec Carl St-Pierre. Ce dernier témoigne par la suite. Il précise que c'est grâce à l'hypnose qu'il a pu se remémorer certains faits, dont la présence d'un Tracker rouge en bordure du Chemin Baie des Carrières ce matin du 10 mars 1990, de même que certains autres détails permettant une identification plus spécifique. Selon lui, l'hypno-enquêteur s'est bien gardé de lui suggérer des réponses.
Analyse
Avec égards, je suis d'opinion:
(1) que le juge a erré en ne permettant pas à la défense de soulever la question de la fiabilité de l'hypnose et des qualifications de «l'hypno-enquêteur»,
(2) que la bande vidéo de la séance d'hypnose devait être présentée au jury,
(3) que des directives précises devaient être données au jury sur la valeur probante et la crédibilité d'un témoignage rendu à la suite d'une séance d'hypnose. J'entends maintenant élaborer sur chacun de ces points.
(1) Le voir-dire: l'hypnose et la qualification de l'expert
Il ne me semble pas qu'une cour d'appel canadienne (sauf la cour d'appel de la Nouvelle-Écosse, mais dans un jugement très sommaire), se soit jamais prononcée sur les questions de la recevabilité et de la valeur probante d'un témoignage rendu suite à l'utilisation de l'hypnose par les policiers au cours de leur enquête. Les seules décisions canadiennes où ces questions ont été abordées proviennent d'instances de procès.
Dans R. c. Pitt, le juge Aikins de la Cour Suprême de la Colombie-Britannique, a permis à l'accusée, au cours de son interrogatoire principal, de se soumettre à une séance d'hypnose dans le but de raviver certains événements qui s'étaient effacés de sa mémoire, tout en précisant que son témoignage pourrait se poursuivre dès qu'elle serait libérée de son état hypnotique. Dans R. c. Clark, le juge Wachowich de la Cour du Banc de la Reine d'Alberta a autorisé l'accusé à témoigner sur des faits dont il se disait maintenant capable de se remémorer grâce à l'hypnose à laquelle il avait consenti suite aux conseils de son psychiatre. Dans cette décision rendue en 1984, le juge Wachowich, a cru opportun, sans doute en raison de la rareté de précédents canadiens, de suggérer en regard de la recevabilité d'un témoignage rendu par suite de l'utilisation de l'hypnose pour recouvrer la mémoire, d'adopter les principes directeurs énoncés dans deux décisions américaines prononcées en 1980 (p. 125):
(1) The person conducting the hypnotic interview should be a qualified professional with training both in the use of hypnosis and expertise in psychiatry or clinical psychology.
(2) The hypnotist must be independent of the party who requires his services. That is, he must be free to conduct the hypnotic interview in accordance with his professional standards rather than in concert with the party who employs him.
(3) The hypnotist should be given only the minimum amount of information necessary to conduct the interview. This information should be communicated solely in written form.
(4) The entire interview between the hypnotist and the potential witness should be recorded preferably on video tape, but there should at least be a complete audio record.
(5) The interview should be conducted with only the hypnotist and the subject present. If the party who employs the services of a hypnotist (whether the police or defence counsel), wishes to observe the interview, then arrangements will have to be made so that the interview can be viewed from another room by virtue of closed circuit television or whatever other mechanism is available.
(6) Prior to the actual hypnosis of the subject, the hypnotist should conduct a lengthy interview of the subject to determine his medical history including information about the present or past use of drugs. The judgment and intelligence of the subject should be evaluated.
(7) Prior to hypnosis, the hypnotist should elicit from the subject a detailed description of the facts surrounding the subject-matter of the hypnosis session, as the subject is able to recall them at that point in time.
(8) The hypnotist should pay careful attention to the form and manner of his questions, the choice of his words and the avoidance of body language so that he is not either intentionally or inadvertently providing the subject with information.
La Cour du Banc de la Reine d'Alberta, a également reçu en preuve un témoignage rendu à la suite d'une séance d'hypnose.
Il y a lieu ici de faire un rapprochement entre ces décisions et celles où, cette fois, c'est l'administration d'amytal de sodium qui a servi à raviver la mémoire. Le juge Moldaver, de la Ontario Court of Justice, General Division, a permis au psychiatre qui avait interrogé l'accusée sous l'influence de l'amytal de sodium, de relater lui-même au procès ce que l'accusée lui avait déclaré, cette dernière étant même incapable de raconter les faits divulgués au cours de la séance. Dans R. c. Allen, un juge de la High Court d'Ontario a jugé habile à témoigner un témoin à charge dont la mémoire avait été ravivée, avec son consentement, grâce à ce médicament.
Dans ces décisions, un voir-dire a été tenu par le juge du procès de manière à vérifier (1) la compétence de la personne qui a administré le traitement, (2) la fiabilité de la technique utilisée ainsi que (3) les conditions dans lesquelles cette technique avait été pratiquée. Dans chacun des cas, tout en admettant le témoignage en preuve, les tribunaux ont cependant conclu que ces éléments qui ont fait l'objet du voir-dire devaient également être considérés dans l'évaluation de la valeur probante du témoignage ainsi obtenu et même de la crédibilité du témoin.
Avec respect pour l'opinion du premier juge, pour qui la question de fiabilité de la technique d'hypnose ne soulevait pas de débat au motif que les tribunaux canadiens en permettaient l'utilisation, je ne crois pas que l'on puisse dégager cette conclusion des jugements isolés dont j'ai fait l'examen, et encore moins de l'étude de la doctrine récente, tant américaine, qu'anglaise et canadienne.
Dans une publication récente sur le sujet, Gisli H. Gudjonsson, de l'Institute of Psychiatry de Londres, consacre un chapitre de son traité «The Psychology of Interrogations, Confessions and Testimony» (1993, John Wiley and Sons Ltd., West Sussex, England), à ce qu'il intitule les «Psychological Techniques For Enhancing Memory Rretrieval», dont l'hypnose. Faisant le point sur la littérature scientifique tant américaine qu'anglaise et sur la position adoptée par les tribunaux, l'auteur apporte de grandes réserves à l'hypothèse que l'hypnose peut raviver la mémoire (p. 169):
The conclusion to be drawn is that more ecologically valid experimental studies need to be carried out before definite scientific conclusions can be drawn about the true benefits, and limitations of hypnosis for memory enhancement.
Quant aux dangers de recourir à cette technique, Gudjonsson écrit (p. 170):
Reviewing the scientific literature on the use of investigative hypnosis, the normal memory process seems to be potentially interfered with in three respects. Firstly, subjects may be particularly prone to confabulate whilst under the influence of hypnosis. Some authors prefer to use the term «pseudomemory» instead of confabulation to describe the type of «fantasy» material generated during the hypnosis process. Secondly, hypnosis may heighten some subjects' susceptibility to leading questions. Thirdly, the hypnotic process may actually make subjects feel overconfident in their recollections (i.e. it hardens their confidence in their memory without an objective basis for it).
Concluant sur cet aspect, l'auteur précise:
Investigative or forensic hypnosis has been extensively used as an information gathering tool. It is commonly used by police officers in the United States of America and Israel, although in recent years the technique has come under severe criticism from academics, because of lack of empirical findings in experimental studies. The technique appears to be of greatest value with witnesses and victims in cases where memory recall is inhibited because of emotional trauma.
Deux articles publiés en Angleterre, l'un en 1980 et l'autre en 1983 dans le Criminal Law Review, nous plongent dans une controverse totale sur la fiabilité de l'hypnose comme technique d'enquête.
Dans une mise à jour du droit américain publiée en 1991, l'auteur fait le point sur des décisions rendues par les cours fédérales et les tribunaux de vingt-trois états. À l'aide de cette étude, je constate que même la question de l'admissibilité d'un témoignage rendu par suite de l'utilisation de l'hypnose ne fait pas l'unanimité. C'est ce qui ressort encore plus clairement du Corpus Juris Secundum (un énoncé contemporain du droit américain), publié en 1989 (vol. 23, St-Paul, Minn., West Publishing Co.), qui résume comme suit l'état de la jurisprudence qui a conclu à l'exclusion de cette preuve (pages 232, 233, 234):
Under some authority, the testimony of a witness, whether the victim, or an eyewitness who has undergone hypnosis for the purpose of restoring his memory of the events in issue is inadmissible as to all matters relating to those events, from the time of the hypnotic session forward for the reason that hypnosis is generally unacceptable in the relevant scientific community for the purpose of memory retrieval, on the ground that it tends to be unreliable.
Such testimony tends to be more prejudicial than probative regardless of corroborating evidence, and denies defendant his right to confrontation and cross-examination, in a meaningful way, and is not admissible where the witness has no independant basis for such testimony. Under some of these authorities, no set of procedural safeguards, as discussed supra 968, can adequately remedy the unreliability of hypnotically-enhanced testimony. This rule applies where memory has been refreshed by therapeutic hypnosis as well as by forensic hypnosis.
Under the rule stated in this section any person who has been hypnotized for investigative purposes will not be allowed to testify as a witness to the events that were the subject of the hypnotic session, but evidence discovered by such an investigation is not ipso facto rendered inadmissible by the prior hypnosis.
Cet extrait fait référence à des «guidelines» ou principes directeurs (énoncés au par. 968 de l'ouvrage) que certains états ont adoptés, non comme conditions de recevabilité, mais «for the general guidance of the trial court». Dans un second temps, le Corpus Juris Secundum expose comme suit le courant jurisprudentiel qui favorise la recevabilité d'une telle preuve (pages 229, 230):
Under some authority, the fact that a witness in a criminal proceeding has been hypnotized does not render the witness incompetent to testify, and hypnotically refreshed testimony is admissible, as the fact that the witness had been hypnotized prior to trial affects only the weight and credibility of the witness testimony and not its admissibility. The trier of fact can adequately assess such testimony where the defendant is allowed to present expert testimony to the jury to show that the hypnotism of the witness may influence that witness' recollection.
Under some authority, hypnotically-induced testimony may be admissible if the proponent of the testimony can demonstrate that the use of hypnosis in the particular case was a reasonably means of restoring memory comparable to normal recall in its accuracy. A witness' memory can be considered reasonably reliable if it is able to yield recollections as accurate as those of an ordinary witness. In addition, post-hypnotic recollections, revived by hypnosis, are admissible where a proper foundation has first established the expertise of the hypnotist and that techniques employed were correctly performed, free from bias or improper suggestibility.
The party seeking to introduce hypnotically-refreshed testimony has the burden of establishing admissibility by clear and convincing evidence, and any showing of suggestiveness amounting to a constitutional violation should be the burden of defendant. If the testimony enhanced through hypnosis is admissible, the opponent may still challenge reliability of the particular procedures followed in the individual case by introducing expert testimony at the trial, but the opponent may not attempt to prove the general unreliability of hypnosis.
Where the use of hypnosis results in a subsequent out-of-court or in-court identification of defendant, defendant may challenge on constitutional grounds the admissibility of testimony concerning the identification.
En 1984, dans la Revue du Barreau, trois auteurs[11], dont une avocate et deux spécialistes des sciences du comportement, exposaient, dans un article fouillé, plusieurs facettes des difficultés que pose au juriste l'utilisation de l'hypnose «psycho-légale». Faisant le point sur la jurisprudence canadienne et américaine et se montrant très critiques[12] sur l'utilisation de cette technique en milieu judiciaire, les auteurs concluent comme suit (p. 897):
Pour résumer la situation il nous semble que cette dernière décision ouvre la porte au même débat qui a pris place pendant plus d'une décennie chez nos voisins américains. Admettre en preuve un témoignage obtenu dans de telles conditions peut mener aux pires abus. Cependant, il y a encore trop peu de jurisprudence canadienne pour que l'on puisse émettre une opinion valable. Le champ est ouvert à l'innovation. Que l'hypnose soit employée de façon régulière par les forces policières de plusieurs provinces pose déjà plusieurs questions dont le législateur devra se préoccuper dans les plus brefs délais si l'on veut éviter ou à tout le moins minimiser les abus qui ont pris place aux États-Unis.*
* Notons que pendant que ce texte était sous presse, une récente décision a été rapportée soit R. c. Clark, 40 C.R. (3d) 183. Cet arrêt reprend R. c. Zubot et rejette R. c. K. Il nous semble dangereux d'adhérer à cette position qui veut que la question de fiabilité de l'hypnose en tant que méthode d'enquête scientifique ne soit pas tranchée sur voir-dire, mais soit uniquement un facteur que le jury aura à considérer pour apprécier le témoignage entendu. À notre avis, on ne peut suivre R. c. Clark, parce que la preuve obtenue en hypnose peut être très préjudiciable à l'accusé pour toutes les raisons énumérées dans ce texte.
Plus récemment, le professeur A.W. Mewett, dans un chapitre intitulé «Present Memory and Past Recollection» de son traité publié en 1991 («Witnesses», Carswell, 1991), sans entrer dans le débat de fond sur la fiabilité de l'hypnose comme technique pour raviver la mémoire, discute de l'approche que devraient adopter les tribunaux qui acceptent, comme hypothèse, que l'hypnose puisse raviver la mémoire d'un témoin. Il s'exprime comme suit (page 13-19):
What must be resolved first is whether the courts are prepared to accept that these techniques - hypnosis or «truth-drugs» - can revive a dormant memory. If the answer to that is in the negative, then there is no further problem. If the answer is in the affirmative (and the scientific evidence seems clear that such techniques can have this effect), then the problem becomes one of recognising and controlling any dangers that are inherent in the process. If these dangers are not (or, indeed, cannot) be controlled, then any evidence resulting from these techniques must be most unreliable and should be excluded. If, however, there is some guarantee that these dangers can be, if not eliminated, then at least controlled, it is probably true that such evidence should be admissible so long as the trier of fact has sufficient data available to enable him or her to make some sensible assessment of the creditworthiness of the evidence. It should follow from this that, if we assume the initial premise, viz., that such techniques are capable of assisting in the recall of memory, then there seems no reason why a voir dire should not first be held to determine whether suitable safeguards were employed to make the evidence admissible, and then to require, in the event that it is ruled admissible, evidence to be placed before the fact finder from which he or she can make an assessment of this weight and reliability.
2 - Le voir-dire en l'espèce
En l'espèce, c'est à bon droit qu'un voir-dire a été tenu, après que le substitut eut informé le tribunal qu'il se proposait de faire entendre Carl St-Pierre sur des faits qu'il s'était remémoré grâce à l'hypnose pratiquée par l'enquêteur de la Sûreté du Québec. Par analogie avec la règle traditionnelle de preuve qui permet au juge du droit de vérifier les circonstances dans lesquelles un témoin s'est rafraîchi la mémoire, le cas du témoin soumis antérieurement à l'hypnose pour raviver sa mémoire (je préfère ici l'emploi du mot «raviver» plutôt que «rafraîchir») exige que le juge du droit soit satisfait que ce procédé respecte les règles fondamentales de l'administration de la preuve. C'est dans ce contexte que le juge s'enquiert des circonstances dans lesquelles la mémoire a été ravivée, non seulement par l'audition du témoin soumis à cette technique de stimulation de la mémoire, mais également par tout autre témoin relié à l'emploi de cette technique, principalement l'hypno-enquêteur.
L'étude de la doctrine et de la jurisprudence américaine, anglaise et canadienne me fait conclure que la question de la recevabilité en preuve d'un témoignage rendu à la suite d'une séance d'hypnose n'était pas, à l'époque où le procès s'est tenu, (pas plus que maintenant, d'ailleurs) réglée, au sens où le premier juge l'a compris, en se déclarant satisfait que la fiabilité de la technique et la compétence de l'hypno-enquêteur ne pouvaient être attaquées dans le cadre du voir-dire. Par ailleurs, cette incursion dans un domaine de droit peu connu me convainc de l'opportunité de préciser les paramètres pour décider de l'admissibilité de cette preuve, même si en bout de ligne, je conclus que les irrégularités entourant l'admissibilité de cette preuve n'ont pas, en considérant l'ensemble du dossier, causé de préjudice véritable aux appelants.
Je n'ai pas, dans le cadre de ce pourvoi, à trancher la question de fond de la fiabilité de cette technique et ce, pour la simple raison que le dossier ne contient pas tous les éléments qui me le permettraient. Néanmoins, j'ai à me demander dans quelle mesure la question de fiabilité pouvait et devait être soulevée dans le cadre du voir-dire, sur la base du seul témoignage du policier que la poursuite présentait comme expert.
En droit canadien, la recevabilité ou la validité d'une preuve scientifique qui se fonde sur une théorie non encore bien acceptée ou dont l'exactitude n'est pas consacrée, est maintenant soumise à un critère préliminaire de fiabilité («threshold test of reliability»). C'est ce qui se dégage clairement de l'arrêt R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (C.S.C.), [1994] 2 R.C.S. 9, de même que R. c. Melaragni reflex, (1992), 73 C.C.C. (3d) 348 (Ont.Gen.D.), R. c. Dieffenbaugh reflex, (1993), 80 C.C.C. (3d) 97 (C.A.C.-B.), R. c. Baptiste reflex, (1994), 88 C.C.C. (3d) 211 (C.A.C.-B.).
Dans l'arrêt Mohan, le juge Sopinka, au nom de la cour, rappelle les quatre critères qui doivent s'appliquer pour décider de l'admissibilité de la preuve d'expert, soit (1) la pertinence, (2) la nécessité d'aider le juge des faits, (3) l'absence de toute règle d'exclusion et (4) la qualification suffisante de l'expert. C'est sous l'angle de la pertinence qu'il discute du facteur fiabilité-effet (reliability versus effect factor), dans l'application de l'admissibilité de la preuve d'expert et qu'il introduit le principe énoncé ci-haut, soit le critère préliminaire de fiabilité («threshold test of reliability») dans les cas de nouvelle technique ou théorie scientifique. Le juge Sopinka résume comme suit sa pensée (p. 25):
In summary, therefore, it appears from the foregoing that expert evidence which advances a novel scientific theory or technique is subjected to special scrutiny to determine whether it meets a basic threshold of reliability and whether it is essential in the sense that the trier of fact will be unable to come to a satisfactory conclusion without the assistance of the expert. The closer the evidence approaches an opinion on an ultimate issue, the stricter the application of this principle.
En l'espèce, comme il découle de ce que j'ai décrit précédemment, que l'hypnose employée comme technique de stimulation de la mémoire soulève même aujourd'hui de sérieuses questions sur sa fiabilité, les objections des appelants à la fiabilité de la méthode et aux qualifications du policier proposé comme expert ne pouvaient être rejetées, au préalable, sur la seule base de l'acceptation de cette méthode par certains tribunaux canadiens. Encore une fois je ne discute pas du bien-fondé de l'objection des appelants: je dis tout simplement que, compte tenu de l'état de la doctrine et de la jurisprudence sur la question, les appelants étaient en droit de soulever un débat sur la fiabilité de la méthode et par surcroît, sur les qualifications du témoin. Le voir-dire, en l'espèce, devait donc permettre de déterminer (1) la compétence de l'expert, (2) la fiabilité de l'hypnose comme technique pour raviver la mémoire et les garanties requises pour en assurer la fiabilité et (3) si les conditions dans lesquelles la technique a été administrée à l'endroit du témoin respectaient, prima facie, les garanties fixées.
Comme je l'ai souligné précédemment, je ne peux pas ici me prononcer sur la question de fond, qui reste la fiabilité de l'hypnose. Je ne peux donc élaborer davantage sur les recommandations ou principes directeurs proposés aux États-Unis et approuvés par certains juges canadiens, tant sur la qualification professionnelle de l'expert que sur son indépendance professionnelle ou les modalités de la technique: le dossier en l'espèce ne contient pas en effet les données qui peuvent m'éclairer sur cet aspect de la question. Il appartiendra à un tribunal de première instance, devant lequel les parties pourront engager un véritable débat contradictoire, ou encore au législateur d'en décider.
La tenue de ce voir-dire suppose évidemment que la partie qui se propose de citer un témoin dont la mémoire a ainsi été ravivée au préalable, en ait informé la partie adverse. Cet avis s'impose de rigueur. On peut en effet facilement imaginer les conséquences sur l'équité du procès de la non divulgation ou d'une divulgation postérieure à l'audition du témoin.
(3) La bande vidéo
Au cours du voir-dire, il a été établi que la séance d'hypnose pratiquée par le policier Tremblay a été filmée sur vidéo. Comme je l'ai indiqué ci-haut, le premier juge a décidé que la bande vidéo ne pouvait pas être vue par le jury, craignant que cela puisse «indûment influencer le jury», ajoutant que «c'est le témoignage en cour qui fait preuve» (m.a. A-506).
Devant le jury, la poursuite a fait entendre l'hypno-enquêteur et Carl St-Pierre; l'hypno-enquêteur a expliqué au jury en quoi consiste sa méthode et comment il a procédé avec son sujet pour lui permettre de se rappeler de certains détails dont il ne pouvait se souvenir jusque là. Avec respect pour le premier juge, le témoignage de l'hypno-enquêteur, par rapport à la bande vidéo, constituait la meilleure preuve. Mieux encore que dans le cas de l'expert Dorion où le premier juge avait permis que ce dernier, pour le bénéfice du jury, illustre son expertise à l'aide d'une bande vidéo, la bande vidéo de la séance d'hypnose donnait en effet au jury un outil utile lui permettant de décider à la fois de la qualité de l'expertise, de la valeur probante du témoignage de Carl St-Pierre et de la crédibilité de ce dernier.
(4) Valeur probante et crédibilité
Avec égards, il ne suffisait pas pour ce qui est du témoignage de Carl St-Pierre, d'indiquer au jury, comme pour tout témoin ordinaire, que lui revenait le soin d'en évaluer la valeur probante. Le fait que la mémoire du témoin ait été ravivée grâce à l'hypnose distingue ce témoin d'un témoin ordinaire et a des effets sur l'évaluation non seulement de la valeur probante, mais de la crédibilité du témoignage. Ainsi, par exemple, il est généralement admis que la certitude acquise par le témoin dans ses réponses est naturellement reliée à l'expérience vécue par l'hypnose[13], ce qui met donc en cause, non seulement la fiabilité de l'hypnose (ce qui doit être déterminé lors du voir-dire), mais aussi la qualité même de la technique utilisée. En ce sens, la directive au jury doit donc insister sur le lien entre le témoignage rendu devant le jury et la technique utilisée pour raviver sa mémoire, de façon à amener les jurés à examiner non seulement la crédibilité et la valeur probante du témoin, mais aussi la qualité de la méthode utilisée.
Alors que l'hypno-enquêteur précise que sa technique vise à raviver la mémoire du témoin, le témoin, lui, s'en défend bien, et fait clairement état de sa conviction que l'hypnose l'a simplement libéré de ce que son «subconscient a enregistré(s)».
Conclusion sur ce moyen
Bien que je sois d'avis (1) que le premier juge a erré en ne permettant pas aux appelants de soulever la question de la fiabilité de l'hypnose et des qualifications de l'hypno-enquêteur, (2) que la bande vidéo devait être présentée au jury et (3) que des directives plus complètes auraient dû être données sur la crédibilité et la valeur probante du témoignage de Carl St-Piere, j'estime que, compte tenu de l'ensemble de la preuve, ces erreurs n'ont pas causé de préjudice aux appelants. En effet, les faits importants sur lesquels Carl St-Pierre a témoigné avaient déjà été relatés au procès par son père Donald. Je ne crois donc pas que le jury ait nécessairement été plus rassuré sur le témoignage du père par le témoignage du fils. D'autres éléments de preuve, beaucoup plus déterminants, ont en effet inévitablement conduit le jury à situer les deux appelants sur les lieux du crime cette nuit du 10 mars 1990.
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