lundi 29 juillet 2013

Interprétation législative et norme applicable en matière de faute

R. c. A.D.H., 2013 CSC 28 (CanLII)

Lien vers la décision

[20]                          Il est souvent difficile de dégager l’intention du législateur en ce qui concerne l’élément de faute d’un crime.  Le libellé d’infractions dont on reconnaît depuis longtemps que la perpétration exige une faute subjective ne l’indique pas expressément, et même lorsque le législateur précise quelle norme s’applique, il ne le fait pas de manière uniforme (M. Manning et P. Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law (4e éd. 2009), aux p. 148‑149).  Les tribunaux doivent donc inférer la nature de l’élément de faute, et ils le font souvent : voir, p. ex., Pappajohn c. La Reine1980 CanLII 13 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 120, le juge Dickson (plus tard Juge en chef), à la p. 146; Sweet c. Parsley, [1970] A.C. 132 (H.L.), lord Reid, à la p. 148; K. Roach, Criminal Law (5éd. 2012), 

[26]                          Le professeur Côté précise la manière dont ces présomptions peuvent éclairer le contexte juridique dans lequel une loi a été rédigée.  Il s’exprime comme suit : « Les présomptions d’intention du législateur, dans une certaine mesure, font partie du contexte d’énonciation des textes législatifs en ce sens qu’elles représentent des idées qu’on peut supposer présentes à l’esprit de l’auteur du texte et que ce dernier a dû présumer suffisamment connues de son auditoire pour se justifier de n’en pas parler » (Interprétation des lois (4e éd. 2009), aux p. 510‑511; voir aussi R. Cross, Statutory Interpretation (3e éd. 1995), J. Bell et G. Engle, aux p. 165‑167, et K. Roach, « Common Law Bills of Rights as Dialogue Between Courts and Legislatures » (2005), 55 U.T. L.J. 733).  Il faut considérer que le législateur sait que cette présomption s’appliquera sauf intention contraire ressortant de la loi.

Analyse exhaustive de cas dans lesquels le Cour suprême du Canada a ordonné un arrêt des procédures / Il peut y avoir arrêt des procédures dans les rares cas les plus manifestes

Malic c. R., 2009 QCCM 317 (CanLII)


7 ]        L’honorable juge Doyon, dans R. c. Gorenko, se réfère aux principes établis par la Cour suprême :

«1)     Il n’existe plus de distinction entre la doctrine de l’abus de procédure en Common Law et les exigences de la Charte canadienne des droits et libertés puisque le droit des individus à un procès équitable et la réputation générale du système de justice pénale sont des préoccupations fondamentales qui sous-tendent à la fois la doctrine de l’abus de procédure reconnue en Common Law et la Charte.  Ainsi, lorsque les tribunaux doivent déterminer si un abus du processus judiciaire est survenu, les analyses effectuées selon la Common Law et en vertu de la Charte se rejoignent;
2)     L’arrêt des procédures est le plus souvent demandé pour corriger l’injustice dont est victime un citoyen en raison de la conduite répréhensible de l’État.  Il existe toutefois une petite « catégorie résiduelle » de cas où une suspension de ce type peut être justifiée.  Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l’équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d’autres droits de nature procédurale, mais envisage plutôt :
« … l’ensemble des circonstances diverses et souvent imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système judiciaire.»
3)     L’arrêt ou la suspension définitive des procédures constitue une forme de réparation draconienne à un abus de procédure.  Il faut donc réserver cette réparation aux cas les plus graves ou les plus manifestes;

4)     Que le préjudice découlant de l’abus touche l’équité du procès ou porte atteinte à l’intégrité du système de justice, l’arrêt des procédures s’avère approprié seulement lorsque deux critères sont remplis: (1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue; et (2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice

5)     Le premier critère est d’une importance capitale.  Il reflète le caractère prospectif de la suspension des procédures comme mode de réparation.  Elle ne corrige pas le préjudice causé, elle vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d’intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l’avenir.  Lorsqu’il s’agit d’un abus relevant de la catégorie résiduelle, la suspension des procédures ne constitue généralement une réparation appropriée que lorsque l’abus risque de se poursuivre ou de se reproduire.  Ce n’est que dans des cas exceptionnels, très rares, que la conduite reprochée est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant

6)     Dans ce contexte, tout risque d’abus continuant à se manifester au cas de poursuite du procès doit donc être évalué en regard des réparations potentielles moins draconiennes qu’une suspension des procédures.  Une fois établi que l’abus continuera à miner le processus judiciaire et qu’aucune autre réparation que la suspension ne permettrait de corriger le problème, le juge peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la suspension

7)     S’il reste un degré d’incertitude quant à la possibilité de faire disparaître le préjudice, compte tenu du caractère prospectif du premier critère, le juge peut alors appliquer un troisième critère, celui de l’évaluation comparative des intérêts que servirait la suspension des procédures et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond. Dans certaines situations, l'intérêt irrésistible de la société à ce qu'il y ait un débat au fond peut amener à conclure que des allégations d'abus de procédure ne justifient pas de suspendre le processus judiciaire.  Eu égard aux faits particuliers des affaires portées devant elle, la Cour suprême a jugé que la révocation de la citoyenneté pour crimes de guerre ainsi que des allégations d'agressions sexuelles de jeunes filles et de femmes vulnérables étaient des cas à l'égard desquels la poursuite du procès n'engendrait pas une apparence d'injustice persistante.»

8 ]        La requête de la défenderesse est fondée sur la catégorie résiduelle reconnue par la Cour suprême.

9 ]        Les principes de la Charte s’appliquent à l’abus de procédure en vertu de la Common law.

11 ]     L’honorable Guy Cournoyer a, dans R. c. Cech, fait une analyse exhaustive de cas dans lesquels le Cour suprême du Canada a ordonné un arrêt des procédures.

-      «La destruction délibérée d’éléments de preuve qui aurait dû être communiquée à l’accusé;
-      Lorsque l’Accusé devait subir un quatrième procès à l’égard d’une accusation de meurtre;
-      Lorsque des fugitifs ont contesté avec succès leur extradition en raison de déclarations faites par le juge et le procureur américains chargés de l’affaire aux États-Unis. Le juge du procès américain a dit, en fixant la peine d’un des coaccusés, qu’il imposerait la peine d’emprisonnement la plus sévère aux fugitifs qui refusaient de collaborer et le procureur de la poursuite aux États-Unis a laissé entendre, dans une entrevue télévisée, que les fugitifs qui refusaient de collaborer feraient l’objet d’un viol homosexuel en prison;
-      Lorsqu’un prévenu avait été détenu plus de vingt-quatre heures avant sa comparution contrairement à l’article 503 du Code criminel;
-      Lorsque la violation du devoir de communication de la preuve aurait entraîné la tenue d’un troisième procès à l’égard de laquelle d’une infraction pour laquelle l’accusé avait purgé la peine;
-      La tenue d’un procès pour homicide involontaire coupable près de 34 années après les événements alors que des éléments de la preuve ont disparu;
-      L’accusé devait subir un troisième procès relativement à une accusation de meurtre;
-      Un sous-procureur général adjoint au ministère de la Justice a communiqué avec le juge en chef de la Cour fédérale pour tenter d’accélérer l’audition des dossiers mettant en cause des criminel de guerre;
-      Une communication inappropriée entre les avocats de la poursuite et le juge coordonnateur de la Cour du Québec avait eu lieu sans la connaissance des avocats de la défense;
-      Un procureur de la poursuite et un policier avaient un questionnaire demandant aux candidats jurés dans l’affaire Latimer quelle était leur opinion sur un certain nombre de questions, dont la religion, l’avortement et l’euthanasie;
-      S’il y a eu un délai de 30 mois dans le traitement d’une plainte de harcèlement sexuel déposée auprès de la commission des droits de la personne;
-      Les policiers avaient violé le droit à l’avocat du suspect et avaient dénigré le travail de ce dernier;
-      L’omission par le ministère public de se conformer intégralement à l’ordonnance de divulgation d’un juge a été considérée par certains juges de la majorité inappropriée et inopportune alors que d’autres y ont vu un comportement extrêmement arrogant et tout à fait répréhensible;
-      La recherche d’un juge accommodant était outrageante et la communication par la police du nom d’un accusé comme suspect bien avant le dépôt de toute accusation était inappropriée;
-      Le juge du procès avait téléphoné en privé à un haut fonctionnaire du bureau du procureur général pour demander le retrait du substitut du procureur général en charge du dossier, sans quoi il prendrait des mesures «pour arriver à cette fin»;
-      Si le devoir de loyauté d’un avocat à l’égard de son client était en cause;
-      En raison du caractère prématuré de l’impact de la destruction de notes d’entrevues sur l’équité d’une audition relative à un certificat de sécurité;»

12 ]     La défense supporte le fardeau de preuve selon la prépondérance des probabilités

22 ]     Le professeur Kent Roach, dans Constitutional Remedies in Canada, conclut qu’il peut y avoir arrêt des procédures dans les rares cas les plus manifestes.

«The Court in Canada (Minister of Citizen and Immigration) v. Tobiass did contemplate the possibility that a particularly egregious abuse could in and of itself justify a stay. It refers to "exceptional" and "relatively very rare" cases "in which the past misconduct is so egregious that the mere fact of going forward in the light of it will be offensive". An "exceedingly serious abuse" could produce a situation where "public confidence in the administration of justice could be so undermined that the mere act of carrying forward in the light of it would constitute a new and ongoing abuse sufficient to warrant a stay of proceedings". It is not, however, readily what act of abuse will in and of itself ever be sufficient to warrant a stay. In Tobiass, ex parte conversations between a senior justice official and the Chief Justice of the Federal Court about a case where not serious enough. In R. v. Curragh Inc., a trial judge’s ex parte conversations with a senior member of the Attorney General’s department during a trial to secure the removal of a prosecutor were not serious enough. In R. v. Latimer, ex parte police and prosecutorial interviews with prospective jurors, rightly denounced by the court as "a flagrant abuse of process and interference with the administration of justice", were again not serious enough to justify a stay. In R. v. Regan, the Supreme Court indicated that Crown comments about judge shopping, premature and public announcement that a prominent accused was being investigated and loss of prosecutorial objectivity from extensive prosecutorial interviews with the complainants did not warrant a stay of proceedings given the abuse would not be perpetuated by the trial and the social interest in allowing claims of sexual assault to be heard. This conduct has now joined various forms of improper ex parte communications between government officials and judges in Tobiass and Curragh and ex parte police and prosecutorial interviews with prospective jurors in Latimer that will not warrant a stay. These four cases suggest that the category of residual abuse of process when a fair trial is still possible is a very limited one. They challenge the dissenters comments in Regan that the reference to the rarity of such stays should be "not because of judicial fiat to limit numbers but because the system works".

Given the above decisions, it is difficult to imagine non-continuing misconduct that will warrant a stay of proceedings in order to protect judicial integrity. In Tobiass, the Court speculated that enduring trauma to the accused or the planting of evidence might be sufficient. The former example may be a case in which a fair trial would not longer be possible while the latter could in many instances be cured by the lesser alternative remedy of excluding the unreliable evidence. Police conduct resulting in entrapment the deliberate destruction of files by a rape crisis centre, and cases that were tainted by racial profiling might be added to the list in the interest of stare decisis. Nevertheless, these abuses in themselves do not seem as grave as those in CurraghLatimer and Tobiass. Moreover, both Mack and Carosella can be interpreted as cases where a subsequent trial would aggravate the prejudice caused by police creation of a crime and the destruction of evidence and as such be distinguished form cases involving no-continuing misconduct. In short, it is difficult to imagine realistic scenarios where non-continuing abuses will now merit stays of proceedings.»

«L’analyse des décisions de la Cour suprême fait ressortir que l’arrêt des procédures est véritablement réservé à une catégorie rarissime de situation.»

La preuve d'identification décortiquée par la Cour d'Appel

Legault c. R., 2013 QCCA 1264 (CanLII)


[97]        En matière d'identification oculaire, une cour d'appel est parfois aussi bien placée que le tribunal d'instance pour évaluer la force probante de la preuve offerte :
Dans les cas particuliers où l'issue d'un verdict repose sur une preuve d'identification oculaire, il est cependant reconnu que la cour d'appel peut être aussi bien placée que le tribunal d'instance afin d'évaluer la qualité de ce type de preuve. En effet, étant donné que l'appréciation de la force probante d'une preuve d'identification oculaire n'est généralement pas liée à une question de crédibilité, mais plutôt à l'ensemble des circonstances entourant cette identification, un verdict fondé sur une telle preuve pourra être écarté par la cour d'appel en vertu de l'alinéa 686(1)a)(i) du Code criminel si cette preuve a été obtenue de manière honnête, mais erronée.
[références omises]
[98]        La Cour d'appel de Saskatchewan a effectué une revue de la jurisprudence des cours d'appel canadiennes en matière d'identification oculaire et en est venue à la conclusion suivante quant aux facteurs qui donnent ouverture à l'intervention :
41.  In the judge-alone cases, when a court of appeal will intervene depends on a variety of factors: (i) whether the trial judge can be taken to have instructed himself or herself regarding the frailties of eyewitness testimony and the need to test its reliability; (ii) the extent to which the trial judge has reviewed the evidence with such an instruction in mind; (iii) the extent to which proof of the Crown's case depends on the eyewitness's testimony or, in other words, the presence or absence of other evidence that can be considered in determining whether a court of appeal should intervene; (iv) the nature of the eyewitness observation including such matters as whether the eyewitness had previously known the accused and the length and quality of the observation; and (v) whether there is other evidence which may tend to make the evidence unreliable, i.e., the witness's evidence has been strengthened by inappropriate police or other procedures between the time of the eyewitness observation and the time of testimony.
[99]        Dans le cas d'espèce, le juge s'est correctement mis en garde contre les dangers de la preuve d'identification. Toutefois, il a omis d'appliquer ces instructions aux écueils évidents de la preuve soumise. Celle-ci n'a pas le niveau de fiabilité requis pour baser un verdict de culpabilité, notamment en raison de la contamination évidente du témoin oculaire. De plus, la seule preuve qui aurait pu ajouter de la fiabilité objective à la preuve d'identification offerte par ce témoin a été erronément renforcée par une procédure policière inadéquate.
[125]     Ce faisant, le juge a commis deux erreurs fondamentales en matière de preuve d'identification : (1) il a omis de considérer les faiblesses évidentes de la preuve et (2), il s'en est remis uniquement à la crédibilité du témoin oculaire sans examiner la fiabilité objective de la preuve d'identification qu'il offrait. Ces erreurs sont fatales.
[126]     Premièrement, le juge devait faire plus que de se mettre simplement en garde contre les dangers inhérents à la preuve d'identification. Il devait appliquer cette mise en garde aux faiblesses particulières de la preuve d'identification dont il était saisi. Cet enseignement de l'arrêtProulx cR, initialement formulé comme une mise en garde que le juge devait faire au jury, est tout aussi applicable à l'analyse du verdict d'un juge siégeant seul tel qu'expliqué dans l'arrêt N.-I.B. c. R. :
[6] Il est bien établi, selon une jurisprudence constante, que si la culpabilité dépend d'une preuve d'identification oculaire, le tribunal doit se mettre en garde contre les dangers inhérents de ce type de preuve.  Dans l'hypothèse, comme en l'espèce, où la preuve d'identification contiendrait des faiblesses évidentes, le tribunal doit démontrer qu'il les a considérées dans son analyse, de la même façon qu'il est requis d'un juge, dans ses directives au jury, qu'il fasse le lien entre la nécessité de la mise en garde et les faiblesses particulières de la preuve dans chaque cas; 
[références omises et je souligne]
[127]     Cette approche est retenue dans le plus récent ouvrage des auteurs Béliveau et Vauclair :
Ainsi, la mise en garde doit alerter le jury à la faiblesse inhérente de cette preuve, expliquer la nécessité d'une telle mise en garde et l'inviter à examiner soigneusement les conditions dans lesquelles l'identification a été faite en plus de faire le lien entre cette nécessité et les faits de l'espèce. Si le juge siège sans jury, les motifs de sa décision doivent faire ressortir qu'il a dûment pris acte de ces écueils et de la preuve pertinente à cet égard.
[références omises]
[129]     La seconde erreur du juge a été d'accepter la preuve d'identification de Santerre parce qu'il accordait de la crédibilité à ce témoin sans examiner la fiabilité objective de la preuve d'identification qu'il offrait.
[130]     Pour conclure que Santerre décrit hors de tout doute le véhicule de Legault, le juge a dû retenir entièrement son témoignage à l'audience et mettre de côté ses déclarations antérieures.
[131]     Toutefois, une identification crédible à l'audience ne peut pas garantir la justesse d'une preuve d'identification. Le juge Arbour rappelle dans l'arrêt R. cHibbert que le danger de l’identification par témoin oculaire à l’audience est qu’elle donne l’illusion d’être crédible, surtout parce qu’elle est honnête et sincère, alors qu'elle est pratiquement dénuée de toute fiabilité. 
[132]      Dans l'arrêt Proulx c. R, les juges Gendreau, Proulx et Fish rapportent les dangers de la preuve d'identification oculaire :
Il est depuis fort longtemps reconnu que
...de tous les types de preuves, c'est l'identification par témoin oculaire qui est la plus susceptible d'entraîner une erreur judiciaire.
Le même auteur poursuit:
Les commentateurs s'entendent à ce sujet depuis longtemps. Le Criminal Law Revision Committee a déclaré dans son onzième rapport: [TRADUCTION] "Nous considérons les identifications erronées comme la plus grande cause d'erreurs judiciaires réelles ou possibles, et de loin". Ce point de vue s'appuie sur des centaines de cas où des innocents ont été déclarés coupables, emprisonnés et même parfois exécutés à la suite de procès où l'accusation reposait en grande partie sur les dépositions de témoins oculaires. Les cas les plus célèbres ont été commentés en long et en large par les auteurs américains et britanniques. Dans les travaux portant sur les erreurs judiciaires, la conclusion est en fait toujours la même: l'identification erronée constitue la plus grande source d'injustice.
[références omises]
[133]     Le juge Sopinka, au nom de la Cour suprême, explique que ces erreurs sont souvent commises de bonne foi par les témoins et résultent de la seule fragilité de la mémoire humaine :
[52] […] En raison de l'existence de nombreux cas où l'identification s'est révélée erronée, le juge des faits doit être conscient des [TRADUCTION] «faiblesses inhérentes de la preuve d'identification qui découlent de la réalité psychologique selon laquelle l'observation et la mémoire humaines ne sont pas fiables»: R. c. Sutton, [1970] 2 O.R. 358 (C.A.), à la p. 368.  Dans R. c. Spatola, [1970] 3 O.R. 74 (C.A.), le juge Laskin (plus tard Juge en chef de notre Cour) fait observer ce qui suit au sujet de la preuve d'identification (à la p. 82):
[TRADUCTION]  Les erreurs de reconnaissance ont un long passé documenté.  Les expériences en matière d'identification ont fait ressortir la fragilité de la mémoire et la faillibilité des pouvoirs d'observation.  Des études ont démontré l'assurance qui se bâtit progressivement à partir d'une identification initiale qui peut être erronée [. . .] La question même de l'admissibilité de la preuve d'identification, sous certains de ses aspects, a généré suffisamment de crainte dans certains ressorts pour qu'on hésite avant de s'en remettre aveuglément à une telle preuve, lorsqu'elle est admise, pour prononcer une déclaration de culpabilité . . .
[soulignements originaux omis et je souligne]
[134]     La valeur probante d'une preuve d'identification oculaire ne peut pas être déterminée par le seul test de la crédibilité du témoin qui la rapporte. La jurisprudence exige que le juge des faits soit convaincu de surcroît de la fiabilité objective de cette preuve d'identification :
[3] The authorities have long recognized that the danger of mistaken visual identification lies in the fact that the identification comes from witnesses who are honest and convinced, absolutely sure of their identification and getting surer with time, but nonetheless mistaken. Because they are honest and convinced, they are convincing, and have been responsible for many cases of miscarriages of justice through mistaken identity. The accuracy of this type of evidence cannot be determined by the usual tests of credibility of witnesses, but must be tested by a close scrutiny of other evidence. […] As is said in Turnbull, the jury (or the judge sitting alone) must be satisfied of both the honesty of the witness and the correctness of the identification. Honesty is determined by the jury (or judge sitting alone) by observing and hearing the witness, but correctness of identification must be found from evidence of circumstances in which it has been made or in other supporting evidence. If the accuracy of the identification is left in doubt because the circumstances surrounding the identification are unfavorable, or supporting evidence is lacking or weak, honesty of the witnesses will not suffice to raise the case to the requisite standard of proof and a conviction so founded is unsatisfactory and unsafe and will be set aside. It should always be remembered that in the famous Adolph Beck case, twenty seemingly honest witnesses mistakenly identified Beck as the wrongdoer.
[je souligne]
[135]     La fiabilité objective d'une preuve d'identification provient de l'examen minutieux des circonstances dans laquelle l'identification a initialement été faite.
[136]     Ce faisant, les descriptions contemporaines aux évènements et la première identification hors cours ont une importance capitale dans l'établissement de la fiabilité objective du témoignage à l'audience. Cela est d'autant plus vrai que l'audience a lieu 4 ans et demi après les événements et déclarations initiales. Sans ces déclarations contemporaines et l'identification hors cours initiale, le témoignage lors de l'audience n'a peu ou pas de valeur probante.  À ce sujet, le juge Doherty de la Cour d'appel de l'Ontario fournit les explications suivantes :
36.  Clearly, the evidence of the prior descriptions given and the prior identifications made by the identifying witness constitute prior consistent statements made by that witness. Generally speaking, evidence that a witness made prior consistent statements is excluded as irrelevant and self-serving. However, where identification evidence is involved, it is the in-court identification of the accused which has little or no probative value standing alone. The probative force of identification evidence is best measured by a consideration of the entire identification process which culminates with an in-court identification: e.g. R. v. Langille, supra, at 555; DiCarlo v. The U.S., 6 F.(2d) 364 at 369, per Hough J., concurring, (2d cir. 1925); Clemons v. The U.S., 408 F. (2d) 1230 at 1243 (D.C. cir. 1968). The central importance of the pre-trial identification process in the assessment of the weight to be given to identification evidence is apparent upon a review of cases which have considered the reasonableness of verdicts based upon identification evidence: e.g. see R. v. Miaponoose1996 CanLII 1268 (ON CA), (1996), 110 C.C.C. (3d) 445 (Ont. C.A.).
37.  If a witness identifies an accused at trial, evidence of previous identifications made and descriptions given is admissible to allow the trier of fact to make an informed determination of the probative value of the purported identification. The trier of fact will consider the entirety of the identification process as revealed by the evidence before deciding what weight should be given to the identification made by the identifying witness. Evidence of the circumstances surrounding any prior identifications and the details of prior descriptions given will be central to that assessment. [17]
 [références omises et je souligne]
[137]     L'importance des déclarations antérieures dans l'examen de la fiabilité objective est consacrée par le traitement que leur accordent les tribunaux.  Dans le même arrêt, le juge Dehorty rapporte les propos du professeur Libling qui explique que la corroboration de l'identification au procès par une déclaration antérieure au même effet permet de pallier les effets négatifs que la contamination ou l'oubli ont pu avoir sur les souvenirs du témoin :
38.  Where a witness identifies the accused at trial, evidence of prior identifications made and prior descriptions given by that witness do not have a hearsay purpose. In his influential article, Evidence of Past Identification, supra, Professor Libling explains the admissibility of the out-of-court statements where the witness makes an in-court identification in this way, at pp. 271-72.
There is no hearsay problem with this kind of evidence. It is not admitted to prove the truth of the earlier identification, but to add cogency to the identification performed in court. As a general rule, a witness is not permitted to testify as to his own previous consistent statements because they add nothing to the in-court testimony. But evidence of previous identification strengthens the value of the identification in court by showing that the witness identified the accused before the sharpness of his recollection was dimmed by time. Furthermore it is important, in assessing the weight of the identification in Court, to know whether the identifying witness was able to identify the accused before he was aware that the accused was the person under suspicion by the police.[18]
[je souligne]
[139]     Les deux déclarations contemporaines aux évènements (1) et l'identification physique du véhicule de Legault (2) sont donc cruciales à l'analyse pour établir la fiabilité objective de la preuve d'identification donnée à l'audience par Santerre.

1. Les deux déclarations contemporaines

[141]     Si le juge avait considéré les déclarations antérieures du témoin en leur accordant le poids qui leur revenait, il n'aurait pas pu accorder de fiabilité objective au témoignage de Santerre à l'audience. Aucune des déclarations antérieures ne décrit un véhicule similaire à celui que décrit Santerre à l'audience.
[142]     Les dangers que vise à prévenir la mise en preuve des déclarations contemporaines à l'identification initiale, soit la contamination ou l'altération des souvenirs par le temps, sont donc tous susceptibles de s'être produits.
[145]     Il ne s'agit pas de contradictions qui résultent d'oublis, de l'impact du temps sur la mémoire ou de divergences sur « certains » aspects. Il s'agit de changements de version assumés. Le témoin infirme ce qu'il a dit auparavant pour affirmer autre chose. À titre d'exemple, à l'enquête préliminaire, il précise n'avoir entendu aucun autre bruit que celui des pneus sur les vibreurs. Au procès, il affirme n'avoir jamais entendu le bruit des pneus sur les vibreurs. Il dit avoir entendu le bruit d'un silencieux modifié (en interrogatoire) et/ou d'un moteur modifié (en contre-interrogatoire). Il dit pouvoir distinguer le son des vibreurs et le son d’un moteur « les yeux fermés » tellement il s’y connaît en matière d'automobile.
[148]     Tel que susmentionné, les identifications antérieures à celle au procès sont déterminantes dans l'établissement de la fiabilité de l'identification donnée au procès. J'estime que Santerre décrit un autre véhicule au procès que celui qu'il a décrit dans ses déclarations antérieures.
[149]     J'estime aussi qu'un des dangers que la mise en preuve des déclarations antérieures vise à prévenir s'est réalisé : le témoin a été contaminé.
[150]     La jurisprudence enseigne que le passage du temps rend l'identification au procès moins conforme en raison même de la mémoire humaine, d'où l'importance de l'identification contemporaine au crime.
[151]     Dans notre cas, au contraire, Santerre décrit de plus en plus précisément le véhicule de Legault. Cette évolution contre-naturelle de l'identification de Santerre obligeait le juge à considérer la possibilité d'une contamination à la suite des évènements.
[152]     Il s'agit d'une faiblesse de la preuve d'identification sur laquelle le juge avait le devoir de se pencher.
[153]     Le juge aborde la question de la contamination au paragraphe 148 de son jugement :
Rien dans la preuve ne permet de conclure que Santerre a pu obtenir des informations de la voiture de l'accusée le soir même de l'accident en discutant avec Caron et en reprenant son témoignage à son compte […]
L'évolution du témoignage de Santerre est survenue entre le soir de l'accident et les étapes ultérieures du processus policier puis judiciaire. Écarter une éventuelle contamination limitée au soir de l'accident est dénué de pertinence.  De plus, Caron n'a vu aucun véhicule le dépasser par la droite ou motocyclette au moment de l'accident. En quoi aurait-il pu le contaminer?
[155]     Dans R. c. Bigsky, la Cour d'appel de l'Ontario expose que dans les cas où des verdicts de culpabilité basée sur une identification oculaire ont été confirmés par une cour d'appel, « there has been no suggestion that the eyewitness identification has been contaminated or weakened by some sighting after the incident » .  En l'espèce, il y a eu cette suggestion. La contamination du témoin sur lequel repose la preuve d'identification suffit donc à justifier l'intervention de la Cour d'appel. L'absence d'analyse suffisante du juge à l'égard de cet important écueil dans la preuve justifie aussi en elle-même l'intervention de cette Cour.

2. L'identification du véhicule de Legault le 7 octobre 2005

[157]     En principe, ce motif aurait pu apporter suffisamment de fiabilité objective à la preuve d'identification offerte à l'audience par Santerre pour permettre au juge de la retenir. Toutefois, le juge a omis de considérer les faiblesses relatives à cette identification. Tel qu'expliqué ci-dessus, il s'agit d'une erreur importante en matière d'identification qui peut être fatale.
[158]     Les faiblesses évidentes que le juge se devait d'examiner sont les suivantes : (a) un manque de rigueur dans le processus suivi par les policiers et (b) l'incertitude qui persistait lors de la séance d'identification.

                        a) La procédure policière

[159]     La preuve qu'aucune mesure n’a été prise pour assurer l’intégrité du processus d'identification le 7 octobre 2005 est révélée par le témoignage de Philbert qui vient lui aussi au poste de police donner une déclaration à cette date. Les policiers le font sortir pour lui présenter le véhicule de Legault en lui demandant s'il reconnaît le véhicule de la veille. Cette procédure particulièrement suggestive constitue une erreur. L'identification par Philbert n'est pas en litige, mais elle vient jeter un doute sur la procédure policière suivie pour Santerre. Ce doute n'est pas dissipé par le témoignage de Santerre.
[163]     L'arrêt R. v. Atfield enseigne que si les circonstances entourant l'identification initiale sont défavorables, la crédibilité du témoin à l'audience ne suffit pas à remplir le fardeau de preuve nécessaire à l'établissement de l'identité du contrevenant.  Les mêmes règles s'appliquent ici, même s'il s'agit plutôt de l'identification d'un véhicule. Une cour d'appel doit infirmer un jugement de culpabilité qui repose sur de telles considérations.

Rappel des règles applicables en matière de verdict déraisonnable

Legault c. R., 2013 QCCA 1264 (CanLII)


[67]        Il y a lieu d'admettre l'appel et de rejeter les verdicts au motif que ceux-ci sont déraisonnables ou ne peuvent s'appuyer sur la preuve (al. 686(1)a) C.cr.), et ce, dit avec égards pour le juge de première instance.
[68]        Très récemment, la Cour suprême du Canada a eu l'occasion de faire un rappel des règles applicables en la matière.  Dans R. c. W.H., pour une cour unanime, le juge Cromwell écrit :
Un verdict est déraisonnable ou ne peut s'appuyer sur la preuve lorsqu'un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant de manière judiciaire n'aurait pu raisonnablement le rendre (R. c. Yebes1987 CanLII 17 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 168, à la p. 185, et R. c. Biniaris2000 CSC 15 (CanLII), 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, au par. 36).  Le même critère s'est longtemps appliqué tant au verdict d'un jury qu'à celui d'un juge, mais, récemment, notre Cour a quelque peu accru la portée de l'examen qui permet de déterminer que le verdict d'un juge est raisonnable ou non (R. c. Beaudry2007 CSC 5 (CanLII), 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190, et R. c. Sinclair,2011 CSC 40 (CanLII), 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3).  Elle a ainsi reconnu l'existence d'une différence d'ordre pratique entre l'examen du verdict d'un juge et l'examen du verdict d'un jury.  En effet, contrairement au jury, le juge motive sa conclusion, de sorte que la cour d'appel peut tenir compte de ses motifs pour se prononcer sur le caractère raisonnable du verdict.  Cependant, cet élargissement de l'examen ne vaut pas pour le verdict d'un jury.
[69]        Dans R. c. Lohrer, la Cour suprême du Canada a adopté la règle énoncée par le juge Doherty de la Cour d'appel de l'Ontario dansR. c. Morrissey pour définir ce qu'est un verdict qui ne peut pas s'appuyer sur la preuve, au sens du sous-alinéa 686(1)a)(i) C.cr.
[70]        Reconnaissant qu'il s'agit d'une norme stricte, le juge Binnie écrit :
2. […] L'interprétation erronée de la preuve doit porter sur l'essence plutôt que sur des détails.  Elle doit avoir une incidence importante plutôt que secondaire sur le raisonnement du juge du procès.  Une fois ces obstacles surmontés, il faut en outre (le critère étant énoncé de manière conjonctive plutôt que disjonctive) que les erreurs ainsi relevées aient joué un rôle capital non seulement dans les motifs du jugement, mais encore « dans le raisonnement à l'origine de la déclaration de culpabilité ».
[71]        Je suis conscient que le malaise ou le doute persistant ressenti à la lecture de la preuve ne constitue pas une raison valable pour casser les verdicts.  Toutefois, l'examen de l'ensemble de la preuve m'amène beaucoup plus loin que ce simple malaise ou ce doute persistant, et ce, même en excluant le témoignage de Legault rejeté par le juge de première instance.

Le droit quant aux délais (dé)raisonnables analysé par le juge Cournoyer

R. c. Gagnon, 2013 QCCS 3567 (CanLII)

Lien vers la décision

[50]        Il convient de rappeler les observations générales de la Cour suprême quant à l'approche et l'exercice de pondération requis par l'al. 11 b).
[51]        Le cadre d'analyse sous l'alinéa 11 b) est ainsi résumé par la juge McLachlin dans R. c. MacDougall :
40        La question générale qu’il faut trancher dans une instance fondée sur l’al. 11b) est celle de savoir si le délai était «déraisonnable». Même si «[l]a notion de ce qui est raisonnable est difficile à cerner et à définir juridiquement avec précision et certitude» (Mills c. La Reine,1986 CanLII 17 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 863, à la p. 923, le juge Lamer), notre Cour a établi que quatre facteurs doivent être pris en compte pour déterminer si un délai est déraisonnable et contraire à l’al. 11b) de la Charte:
(1) la longueur du délai;
(2) les raisons du délai, notamment:
a) les délais inhérents à l’affaire,
b) les actes de l’accusé,
c) les actes du ministère public,
d) les limites des ressources institutionnelles,
e) les autres raisons;
(3) la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul;
(4) le préjudice subi par l’accusé.
Voir, Askov, précité, aux pp. 1231 et 1232, le juge Cory; Morin, précité, aux pp. 787 et 788, le juge Sopinka.
41        Cette analyse ne doit pas être effectuée mécaniquement. Le cadre ainsi que les facteurs énoncés dans Askov et Morin, ne sont ni immuables ni inflexibles. Comme l’a souligné le juge L’Heureux-Dubé dans Conway, précité, à la p. 1673, il ne sera jamais possible de dresser la liste exhaustive des facteurs à considérer. Il ne convient pas non plus que le tribunal soit tenu de centrer son attention uniquement sur certaines périodes précises: Conway, précité, à la p. 1674. Dans chaque cas, il faut se rappeler que, en définitive, la question à trancher est celle du caractère raisonnable du délai global.
[Le soulignement est ajouté]
[52]        Dans Morin, le juge Sopinka décrit l'exercice de pondération requis par l'al. 11 b) en ces termes:
Le processus judiciaire appelé "pondération" exige un examen de la longueur du délai et son évaluation en fonction d'autres facteurs. Le tribunal détermine ensuite si le délai est déraisonnable. Pour rendre cette décision, il y a lieu de tenir compte des intérêts que l'al. 11b) vise à protéger. Si l'on écarte la question du délai en appel, la période qui doit être examinée est celle qui court de la date de l'accusation à la fin du procès. VoirR. c. Kalanj, 1989 CanLII 63 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1594. La longueur de cette période peut être réduite par la soustraction des périodes pour lesquelles il y a eu renonciation. Il faut alors déterminer si cette période est déraisonnable compte tenu des intérêts que l'al. 11b) vise à protéger, de l'explication du délai et du préjudice subi par l'accusé.
[53]        Au sujet de la méthode générale de détermination de l'existence d'une violation de l'alinéa 11 b), il formule la remarque suivante:
La méthode générale pour déterminer s'il y a eu violation du droit que confère l'al. 11b) ne consiste pas dans l'application d'une formule mathématique ou administrative mais plutôt dans une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que l'alinéa est destiné à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai ou sont autrement la cause du délai. 
C – Analyse des différents facteurs
1 – La longueur du délai
[54]        La première étape est de déterminer la longueur du délai.
[56]        Or, selon l'arrêt R. c. Kalanj, le délai commence au moment de l'inculpation. Selon la dénonciation que l'on trouve au dossier, M. Gagnon est inculpé le 29 janvier 2008. Il y a donc un délai additionnel de 50 jours qui s'ajoute au calcul du délai global. Ce délai modifie tous les délais que l'on trouve au jugement d'instance.
[57]        Entre le 29 janvier 2008, date de l'inculpation, et le 10 mai 2012, date de la présentation de la requête en arrêt des procédures, il y a un délai de 1563 jours, soit 4 ans, 3 mois et 12 jours.
2 – Les raisons du délai
[58]        Selon la jurisprudence, le Tribunal doit maintenant évaluer les délais inhérents à l’affaire, les actes de l’accusé, les actes de la poursuite, les limites des ressources institutionnelles et les autres raisons.
a) Les délais inhérents à l'affaire
[59]        Dans l'arrêt Morin, le juge Sopinka décrit les délais inhérents :
a) Les délais inhérents
Toutes les infractions comportent certaines exigences inhérentes en matière de délais qui retardent inévitablement l'affaire. Tout comme le camion d'incendie doit se rendre sur les lieux du sinistre, il faut également qu'une affaire soit préparée. La complexité du procès est une exigence qui a souvent été mentionnée. Tous les autres facteurs étant égaux, une affaire plus compliquée demandera plus de temps de préparation à l'avocat et le procès durera plus longtemps une fois qu'il sera commencé. Par exemple, une affaire de fraude peut exiger l'analyse d'un grand nombre de documents, certains complots peuvent toucher un grand nombre de témoins et d'autres affaires peuvent comporter beaucoup de communications interceptées qui doivent toutes être transcrites et analysées. Les délais inhérents à la nature de ces affaires permettront d'excuser des délais plus longs que pour des affaires moins complexes. Chaque affaire comporte ses propres faits qui doivent être évalués. Il faut également tenir compte du fait qu'on ne peut s'attendre que l'avocat de la poursuite et celui de la défense consacrent leur temps exclusivement à une affaire. Les juges de première instance ont toute la compétence voulue pour déterminer le temps qu'il convient d'accorder aux avocats.
Outre la complexité d'une affaire, il existe des délais inhérents qui sont communs à presque toutes les affaires. L'intimée a décrit ces activités comme des [TRADUCTION] "délais préparatoires". Peu importe la manière dont on désigne ces délais, ils sont constitués d'éléments comme le recours aux services d'un avocat, les audiences en matière de cautionnement, les documents de la police et de l'administration, les communications de la preuve, etc. Tous ces éléments peuvent ou non être nécessaires dans une affaire en particulier mais chacun d'entre eux prend un certain temps. Si le nombre et la complexité de ces éléments augmentent, la longueur du délai raisonnable augmente également. De même, moins il y a d'éléments nécessaires et plus chacun d'entre eux est simple, le délai devrait être court. L'intimée soutient que notre Cour devrait établir une ligne directrice administrative à l'égard d'une telle "période préparatoire". Nous refusons de le faire sur le fondement du dossier qui nous est présenté. La longueur du délai nécessaire est influencée par les pratiques et les conditions locales et devrait refléter ce fait. De toute évidence, la période préparatoire dans une région donnée aura tendance à être la même pour la plupart des infractions. Toutefois, il peut y avoir une différence importante entre certaines catégories d'infractions, comme entre les cas d'assignation et les cas où il y a arrestation. Cela signifie que les tribunaux dans une région donnée entendront généralement les mêmes éléments de preuve lors de chaque demande fondée sur l'al. 11b). Il deviendra alors évident que cette période s'inscrit dans une durée d'un certain nombre de semaines ou de mois. Il y aura alors élaboration d'une ligne directrice administrative de fait qui reflétera les conditions dans cette région.
Un autre délai inhérent dont il faut tenir compte est de savoir s'il doit y avoir une enquête préliminaire. De toute évidence, il faut accorder plus de temps aux affaires qui doivent comporter un processus à "deux volets" que pour les affaires qui n'exigent pas d'enquête préliminaire. De même, un processus à deux volets entraînera des délais inhérents supplémentaires comme des rencontres additionnelles préalables au procès et des dates de comparutions supplémentaires. Il convient d'accorder une période supplémentaire pour les délais inhérents à ce second volet. Cette période sera plus courte que dans le cas d'un procès à volet unique parce qu'un grand nombre des procédures préparatoires n'auront pas à être reprises.
[60]        Dans R. c. MacDougall, la juge McLachlin formule les précisions suivantes :
44        La période imputable aux délais inhérents à l’affaire correspond à la période normalement requise pour régler un dossier, en tenant pour acquis que des ressources institutionnelles suffisantes sont disponibles. La période imputable aux délais inhérents à l’affaire a un effet neutre et ne peut être reprochée ni au ministère public ni à l’accusé dans l’appréciation du caractère raisonnable du délai pour l’application de l’al. 11b).
45        Il ne faut pas confondre le délai inhérent nécessaire pour régler un dossier donné avec le délai moyen nécessaire pour trancher un autre dossier du même type. Tout dossier comporte des [TRADUCTION] «délais inhérents qui sont nécessaires pour le mettre en branle et le mener à terme»: R. c. Allen 1996 CanLII 4011 (ON CA), (1996), 1 C.R. (5th) 347 (C.A. Ont.), aux pp. 363 et 364, le juge Doherty, conf. par1997 CanLII 331 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 700; Morin, à la p. 792, le juge Sopinka. Bien que la complexité de l’affaire soit souvent citée comme un facteur qui contribue aux délais inhérents, «[c]haque affaire comporte ses propres faits qui doivent être évalués»: Morin, à la p. 792. En d’autres mots, les délais inhérents à une affaire ne se limitent pas aux délais ordinaires qui surviennent dans tous les cas, mais peuvent inclure les délais imputables à des événements extraordinaires et imprévisibles: Allen, précité.
[61]        Dans le présent dossier, le juge d'instance a conclu que le délai de 84 jours entre le 5 mai et le 29 juillet 2008 devait être considéré comme un délai inhérent, même si l’ajournement a été accordé à la demande de l'accusé.
[62]        Avec respect, selon les principes énoncés dans les arrêts Morin et MacDougall, ce délai ne peut être qualifié de délai inhérent. En effet, le dossier avait déjà été reporté une première fois du 18 mars au 5 mai, ce qui pouvait être qualifié de délai inhérent.
[63]        Il s'agit plutôt d'un acte de l'accusé qui peut aussi être considéré comme une renonciation de sa part.
b) Les actes de l'accusé
[64]        Selon l’arrêt Morin, les actes de l’accusé sont « toutes les mesures prises par l'accusé qui peuvent avoir entraîné un délai », il s’agit « des actes de l'accusé qui ont été entrepris volontairement ».
[65]        Au sujet de ce facteur, le juge Sopinka formule la précision suivante :
Je ne voudrais pas que l'on croit que je préconise que les accusés sacrifient toutes les procédures préliminaires et leur stratégie, mais je souligne simplement que s'ils choisissent de prendre une telle mesure, il faudra en tenir compte pour déterminer le délai qui est raisonnable.
[66]        Les parties ne contestent pas la durée du délai que le juge d'instance attribue aux actes de l'accusé. Ce délai est de 832 jours.
[67]        Ce délai est établi en calculant les délais suivants : 1) 18 mars 2008 au 5 mai 2008 : 48 jours (demande de transfert); 2) 29 juillet 2008 au 25 septembre 2008 : 58 jours (nouvelle avocate au dossier); 3) 19 avril 2010 au 10 mai 2012 : 752 jours (contestation de la compétence de la Cour du Québec).
[68]        La principale source de délai est la contestation de la légalité du transfert du dossier de la Cour municipale de Mascouche à la Cour du Québec, car l’article 599 du Code criminel ne l’autoriserait pas, et l’absence de compétence de la Cour du Québec à entendre le procès de M. Gagnon.
[69]        Ce type de requête est spécifiquement évoqué dans l’arrêt Morin et attribué à l’accusé dans le calcul des délais.


c) Les actes de la poursuite
[70]        Le juge d'instance attribue à la poursuite le délai entre le 10 juin 2009 (date de la demande de remise en raison de l'absence d'un témoin) et le 19 avril 2010 (la deuxième date de procès).
[71]        Au moment de la présentation de la demande de remise, l'accusé a informé le juge qu'il n'avait aucune objection. Le juge d'instance retient d'ailleurs qu'il y a consentement de la défense.
[72]        Toutefois, le juge considère que ce délai est imputable à la poursuite, pour une raison qui n'est pas clairement expliquée, mais dont une partie pourrait être neutre.
[73]        Avec respect pour le juge d'instance, il commet ici une erreur. En effet, dès que l'accusé affirme, le 10 juin 2009, qu'il n'a pas d'objection à la demande de remise de la poursuite et que le juge d'instance décide qu'il y a consentement de la défense, il devait conclure qu'il s'agissait d'une renonciation de la part de l'accusé.
[74]        Dans l'arrêt R. c. Askov, le juge Cory énonce les principes qu'il faut appliquer :
Si le ministère public invoque les actes de l'accusé pour prouver qu'il y a eu renonciation, il lui incombe de prouver qu'il ressort de ces actes une renonciation expresse. Il se peut que le consentement de l'avocat de l'accusé à une date pour la tenue du procès suffise pour constituer une renonciation. Le juge Sopinka signale cette possibilité dans l'arrêt Smith, précité, à la p. 1136:
L'acceptation d'une date par un accusé permet dans la plupart des circonstances de déduire que l'accusé renonce à son droit d'alléguer par la suite qu'il y a eu délai déraisonnable. Bien que le fait de demeurer silencieux ne constitue pas une renonciation, l'acceptation d'une date pour la tenue d'un procès ou d'une enquête préliminaire aurait généralement plus de signification que le silence. Par conséquent, en l'absence d'autres facteurs, on pourrait en déduire que l'appelant a renoncé aux droits que lui garantit l'al. 11b).
En résumé, le ministère public a toujours l'obligation de traduire l'accusé en justice. De plus, le simple silence de l'accusé ne suffit pas à faire conclure à sa renonciation à un droit garanti par la Charte; il faut, en effet, de la part de l'accusé un acte exprès dont on peut déduire l'acquiescement au délai. Il incombe au ministère public de prouver, selon une prépondérance des probabilités, que les actes de l'accusé constituent une renonciation à son droit.
[Le soulignement est ajouté]
[75]        Selon ces principes, il ne s'agit pas ici d'inférer une renonciation à partir du silence de l'accusé. L'accusé avait la possibilité de s'objecter et il ne l'a pas fait. Il a même affirmé qu'il n'avait pas d'objection. Ce délai ne peut donc être invoqué par l'accusé en raison de son consentement et il ne peut être imputé à la poursuite. 
[76]        Par ailleurs, au mieux pour la position présentée par la poursuite, on pourrait peut être considérer que le délai supplémentaire d'environ 2 mois pour assurer la présence de l’expert pourrait être imputé à l'accusé. Cependant, dans les circonstances, le Tribunal est enclin à croire qu'il s'agit d’un délai que l'on peut considérer comme acceptable, car il démontre une disponibilité et une coopération raisonnable de la part de l'accusé au sens de l'arrêt Godin.
[77]        À tout événement, que ce délai d'environ 2 mois soit calculé ou non, il ne peut avoir qu'un impact marginal sur l'évaluation globale du délai.
d) Les limites des ressources institutionnelles
[78]        La notion de limites des ressources institutionnelles est décrite ainsi par la juge McLachlin dans MacDougall :
53        Compte tenu du grand nombre de causes que les tribunaux doivent inscrire à leurs rôles et traiter, il est inévitable qu’il y ait certains délais. Même s’il y a suffisamment de salles d’audience, de substituts du procureur général et de juges, et que tous les efforts raisonnables sont déployés pour faire trancher rapidement les instances, il y a immanquablement des délais dans le système judiciaire. Lorsqu’un délai systémique se produit, le tribunal saisi d’une demande fondée sur l’al. 11b) doit déterminer si ce délai est raisonnable ou déraisonnable. Seuls les délais systémiques déraisonnables sont reprochés au ministère public dans l’appréciation effectuée pour l’application de l’al. 11b). De nombreux facteurs peuvent déterminer si un délai systémique est déraisonnable. Pour décider si un délai systémique est acceptable, il faut procéder dans chaque cas à une analyse approfondie.
54        L’omission par le gouvernement de faire en sorte qu’il y ait suffisamment de salles d’audience, de substituts du procureur général et de juges peut entraîner un délai systémique déraisonnable. Tout en reconnaissant que les ressources institutionnelles qui peuvent être affectées à un dossier donné peuvent varier d’une province à l’autre ou d’un district judiciaire à l’autre (voir Askov, précité), les tribunaux doivent demeurer vigilants et se garder de légitimer des délais imputables à une pénurie de ressources institutionnelles: voir Mills, précité, aux pp. 935 à 941, le juge Lamer. Pour paraphraser la mise en garde faite par le juge Cory dans Askov, il ne faut pas enlever tout son sens à la garantie prévue par l’al. 11b) en invoquant la pénurie de ressources institutionnelles pour justifier de longs délais. Le gouvernement doit affecter des fonds suffisants aux ressources institutionnelles pour s’acquitter de l’obligation constitutionnelle que lui impose l’al. 11b) de la Charte: voir Morin, précité, à la p. 795, le juge Sopinka. Le fait que les ressources institutionnelles sont limitées et le besoin de traiter un grand nombre de causes dans un délai raisonnable et à un coût raisonnable doivent donc être mis en balance avec la nécessité de faire trancher promptement les accusations criminelles. Dans chaque cas, il faut se demander si, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, le délai systémique est raisonnable.
[79]        Le délai institutionnel « est la période qui commence lorsque les parties sont prêtes pour le procès mais que le système ne peut leur permettre de procéder ». Il s’agit du délai qui « court du moment où les parties étaient prêtes à la tenue du procès jusqu'à celui où les tribunaux ont été en mesure d'entendre cette affaire ».
[80]        Le juge d'instance fixe le délai lié aux ressources institutionnelles à 273 jours, soit le délai jusqu’à la fixation de la première date de procès. Il n'a pas commis d'erreur en considérant ce délai comme un délai institutionnel.
[81]        Comme nous le verrons plus loin, ce délai est d’ailleurs similaire à celui constaté lors des deux autres tentatives pour fixer une autre date de procès dans ce dossier, soit un délai de 271 jours lors de la deuxième tentative et de 314 jours lors de la troisième.
e) Les autres raisons
[82]        Il n'y a pas d'autres raisons invoquées par les parties.
3 – La renonciation à invoquer certaines périodes
[83]        Le juge d'instance attribue 26 jours à titre de renonciation de l'accusé. 
[84]        À cela, il faut ajouter, d'une part, le délai de 84 jours (entre le 5 mai et le 29 juillet 2008) qui avait été considéré comme un délai inhérent par le juge d'instance et, d’autre part, le délai de 313 jours lorsque l'accusé ne s'est pas opposé à la demande de remise de la poursuite mais qu'il y a plutôt consenti.
[85]        Le Tribunal est d'avis que l'accusé a renoncé à invoquer 423 jours de délai.
4 - Résumé à l'égard des délais
[86]        Entre le 29 janvier 2008, date de l'inculpation de M. Gagnon, et le 10 mai 2012, troisième date fixée pour la tenue du procès et date de la présentation de la requête en arrêt des procédures fondée sur le délai, il y a un délai de 1563 jours, soit 4 ans, 3 mois et 12 jours.
[87]        Le délai résultant des actes de l'accusé est de 832 jours et il a renoncé à invoquer 423 jours, soit 1255 jours.
[88]        Le délai lié aux limites des ressources institutionnelles est de 273 jours.
[89]        En conclusion, le délai qui n'est pas lié aux actes de l'accusé ou à une renonciation de sa part doit être fixé à 308 jours.
[90]        Selon le calcul retenu, le délai attribuable à M. Gagnon est soit 858 jours (832 jours + 26 jours), soit de 1255 jours. Selon la première hypothèse, retenue par le juge d’instance, il est responsable de plus de 50% des délais dans son dossier, et selon la seconde, celle que retient le Tribunal, on doit lui attribuer plus de 80% des délais.
[91]        Il convient maintenant d’examiner les conclusions du juge d’instance au sujet du préjudice subi par M. Gagnon à la lumière des principes énoncés par la jurisprudence.
5 – Le préjudice
[92]        La notion de préjudice est capitale à l’évaluation du délai global. Elle est décrite par le juge Sopinka dans l’arrêt Morin:
4.  Le préjudice subi par l'accusé
L'alinéa 11b) protège le particulier contre une atteinte au droit à la liberté, à la sécurité de sa personne et à la possibilité de présenter une défense pleine et entière, qui résulterait d'un délai déraisonnable pour conclure les procès criminels. Nous avons décidé dans plusieurs arrêts, y compris l'arrêt unanime Smith, précité, que le droit que protège l'al. 11b) n'est pas limité à ceux qui démontrent qu'ils désirent un règlement rapide de leur affaire en faisant valoir le droit d'être jugés dans un délai raisonnable. Il ressort implicitement de cette conclusion qu'on peut déduire qu'un délai prolongé peut causer un préjudice à l'accusé. Selon la conception américaine de ce principe, énoncée dans l'arrêt Barker c. Wingo, on considère que l'accusé n'a subi aucun préjudice à moins qu'il ne fasse valoir le droit.  Le juge en chef Dubin de l'Ontario avait sans doute raison quand il a dit dans l'arrêt Bennett qu'un grand nombre d'accusés, peut-être la plupart, ne tiennent pas à être jugés rapidement, mais l'al. 11b) vise à protéger le particulier, dont les droits n'ont pas à être déterminés en fonction des désirs ou des pratiques de la majorité. En conséquence, dans une affaire donnée, on peut déduire qu'il y a eu préjudice en raison de la longueur du délai. Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu'on pourra faire une telle déduction. Dans des circonstances où on ne déduit pas qu'il y a eu préjudice et où celui‑ci n'est pas autrement prouvé, le fondement nécessaire à l'application du droit individuel est gravement ébranlé.
Notre Cour a statué clairement dans des arrêts antérieurs qu'il incombe au ministère public de citer l'accusé à procès (voir l'arrêt Askov, précité, aux pp. 1225, 1227, 1229). Il n'est pas nécessaire que l'accusé fasse valoir son droit d'être jugé dans un délai raisonnable, mais on a déjà affirmé avec conviction que, dans beaucoup de cas, l'accusé n'est pas intéressé à être jugé rapidement et le délai joue en sa faveur. Cette opinion est résumée par le juge Doherty (maintenant à la Cour d'appel) dans une communication présentée à l'occasion de la Conférence nationale sur la justice criminelle en juillet 1989, qui a été mentionnée et approuvée par le juge Dubin dans l'arrêt Bennett (à la p. 52) et que de nombreux observateurs ont déjà souligné:
[TRADUCTION]  L'accusé souhaite rarement faire valoir les droits que l'al. 11b) lui garantit. Il espère plutôt que le ministère public violera ses droits de sorte qu'il n'aura pas à subir de procès sur le fond. Cette opinion peut paraître cynique, mais l'expérience la confirme.
Comme le juge Cory l'a également fait remarquer dans l'arrêt Askov, précité, "le droit que confère l'al. 11b), conçu comme un bouclier, peut souvent se transformer en arme offensive entre les mains de l'accusé" (à la p. 1222). Ce droit doit être interprété de manière à reconnaître l'abus que certains accusés peuvent invoquer. L'alinéa 11b) a pour but d'accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas d'éviter qu'une personne subisse son procès sur le fond. Le tribunal doit tenir compte de l'action ou de l'inaction de l'accusé qui ne correspond pas à un désir d'être jugé rapidement. Cette position correspond aux arrêts de notre Cour relativement à d'autres dispositions de la Charte. Par exemple, notre Cour a jugé qu'un accusé doit faire preuve de diligence raisonnable lorsqu'il communique avec un avocat aux termes de l'al. 10b) de laCharte (R. c. Tremblay, 1987 CanLII 28 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 435; R. c. Smith, 1989 CanLII 27 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 368). Si cette exigence n'est pas respectée, le droit de communiquer avec un avocat peut être utilisé pour gêner l'enquête de la police et dans certains cas, empêcher l'obtention d'éléments de preuve essentiels. Néanmoins, en tenant compte de l'inaction de l'accusé, la Cour doit prendre soin de ne pas renverser le principe selon lequel il n'y a aucune obligation juridique de la part de l'accusé de faire valoir le droit.  Toutefois, l'inaction peut être pertinente pour évaluer le degré du préjudice, le cas échéant, qu'un accusé a subi par suite du délai.
Toutefois, outre le fait de pouvoir déduire qu'il y a eu préjudice, chaque partie peut se fonder sur la preuve pour démontrer qu'il y a eu préjudice ou pour écarter une telle conclusion. Par exemple, l'accusé peut se fonder sur les éléments de preuve qui tendent à démontrer qu'il a subi un préjudice relativement à son droit à la liberté par suite d'un emprisonnement préalable au procès ou de conditions de cautionnement restrictives. Le préjudice subi par l'accusé relativement au droit à sa sécurité peut être démontré par la preuve d'un stress permanent ou d'une atteinte à sa réputation par suite d'un assujettissement trop long "aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante", pour reprendre les termes adoptés par le juge Lamer dans l'arrêt Mills, précité, à la p. 919. Le fait que l'accusé a cherché à obtenir une date de procès rapprochée sera également pertinent. On peut également présenter des éléments de preuve pour démontrer que le délai a nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière.
Inversement, la poursuite peut démontrer au moyen d'éléments de preuve que l'accusé fait partie de la majorité qui ne souhaite pas avoir un procès rapproché et que le délai lui a profité plutôt que de lui causer un préjudice. La conduite de l'accusé qui ne correspond pas à une renonciation peut servir à démontrer qu'il n'y a pas eu préjudice. Comme je l'ai mentionné précédemment, le degré du préjudice ou l'absence de celui-ci constitue également un facteur important pour déterminer la longueur du délai institutionnel qui sera toléré. Ce facteur influera sur l'application de toute ligne directrice.
[Le soulignement est ajouté]
[93]        Dans Godin, le juge Cromwell en offre le résumé suivant:
[30] Dans le présent contexte, la question du préjudice est liée aux trois intérêts de l’accusé que l’al. 11b) est destiné à protéger : sa liberté, en ce qui touche sa détention avant procès ou ses conditions de mise en liberté sous caution; la sécurité de sa personne, c’est-à-dire ne pas avoir à subir le stress et le climat de suspicion que suscite une accusation criminelle; et le droit de présenter une défense pleine et entière, dans la mesure où les délais écoulés peuvent compromettre sa capacité de présenter des éléments de preuve, de contre-interroger les témoins ou de se défendre autrement.  Voir Morin, p. 801‑803.
[31] La question du préjudice ne peut être envisagée séparément de la longueur du délai. Pour reprendre les propos du juge Sopinka, dansMorin, à la p. 801, même en l’absence de preuve particulière d’un préjudice, « on peut déduire qu’il y a eu préjudice en raison de la longueur du délai. Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu’on pourra faire une telle déduction. » En l’espèce le délai a dépassé d’un an ou plus le délai normalement acceptable selon les lignes directrices, même si l’affaire était simple. Qui plus est, une preuve tendait à démontrer l’existence d’un préjudice réel et il était raisonnable de déduire qu’il existait un risque de préjudice.
[94]        Le juge d’instance formule sa conclusion en ces termes sur la question du préjudice :
[34]        L’accusé témoigne du préjudice que lui cause l’éternisation de son dossier.
[35]        De prime abord, il rappelle qu’il est un champion olympique et qu’à ce titre, il est devenu une personnalité publique. À chaque fois que son dossier revient sur le rôle de la cour, le lendemain, on en discute dans les journaux et à la télévision.
[36]        De plus, comme conférencier, il est convenu avec son agence qu’un mois avant de comparaître à la cour et un mois après, il ne doit prendre aucun engagement public et croit qu’il y a des probabilités importantes dues à l’accusation qu’il ait perdu une participation à une émission de télévision adressée à des jeunes.
[37]        Une date de comparution produit chez lui un changement caractériel qui entraîne des discussions négatives avec sa conjointe.
[38]        Les frais professionnels n’ont pas été invoqués quoiqu’il s’agisse là d’un constat inhérent.
[95]        Certes, comme le juge d’instance l’a constaté et comme l’affirme le juge Sopinka, "[l]e préjudice subi par l'accusé relativement au droit à sa sécurité peut être démontré par la preuve d'un stress permanent ou d'une atteinte à sa réputation par suite d'un assujettissement trop long aux «vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante »".
[96]        Cependant, le juge d’instance omet de faire une nuance fondamentale dans son analyse. Il ne fait pas de distinction entre le préjudice qui résulte du fait d’être accusé et le préjudice spécifiquement attribuable au délai de progression du dossier judiciaire.
[97]        Cette distinction est particulièrement cruciale dans le présent dossier en raison de la contribution importante de M. Gagnon aux délais dont il se plaint.
[98]        Dans l'affaire R. c. Rahey, la juge Wilson formule la précision suivante, quant au préjudice, qui est pertinente à l'évaluation requise par l'al. 11 b) :
[L]'atteinte ou le préjudice qui nous occupe aux termes de l'al. 11b) est l'atteinte ou le préjudice qui découle du temps pris pour traiter ou régler les accusations portées contre un accusé et non l'atteinte ou le préjudice qui découle du fait qu'il a été inculpé. Le préjudice qui découle du fait d'être accusé d'une infraction criminelle est subi même lorsque l'accusé est jugé dans un délai raisonnable. Cela est, pour ainsi dire, inhérent au système lui-même.
[99]        Dans l'arrêt R. c. Conway, la juge L'Heureux-Dubé, pour la majorité, adopte l'approche de la juge Wilson. Elle écrit :
Selon la Cour suprême des États-Unis, la garantie d'un procès expéditif énoncée dans le Bill of Rights américain [TRADUCTION] "vise à réduire au minimum les possibilités d'une longue incarcération avant le procès, à réduire l'atteinte, moindre mais néanmoins importante, à la liberté de l'inculpé libéré sous caution et à diminuer la durée du bouleversement causé dans la vie de l'inculpé par son arrestation et par des accusations criminelles sur lesquelles on n'a pas encore statué" (United States v. MacDonald, 456 U.S. 1 (1982), à la p. 8, conclusion adoptée dans la décision Loud Hawk, précité, à la p. 311). Cela décrit très exactement l'objet principal du droit, garanti par l'al. 11b) de la Charte, d'être jugé dans un délai raisonnable, qui est de réduire autant que possible les effets préjudiciables pour l'inculpé d'une accusation criminelle non encore décidée. Il s'agit surtout d'une protection contre "l'atteinte ou le préjudice qui découle du temps pris pour traiter ou régler les accusations portées contre un accusé et non l'atteinte ou le préjudice qui découle du fait qu'il a été inculpé" (Rahey, précité, à la p. 624, le juge Wilson). Ce droit reconnaît qu'avec le passage du temps le fait d'être poursuivi au criminel entraîne des restrictions à la liberté et engendre des inconvénients et des contraintes qui nuisent à la santé mentale et physique de l'individu.
[Le soulignement est ajouté]
[100]     Dans R. v. Kovacs-Tatar, la Cour d'appel de l'Ontario retient cette distinction. La Cour analyse alors la portée de celle-ci et son application aux faits de l'espèce :
32        There is a difference between prejudice arising from merely being charged with a criminal offence and prejudice arising from delay. In dealing with the appellant's submission it is helpful to briefly review the distinction. In R. v. Rahey, 1987 CanLII 52 (SCC), [1987] 1 S.C.R. 588 (S.C.C.), Wilson J. stated at p. 624 that:
[T]he impairment or prejudice we are concerned with under s. 11(b) is the impairment or prejudice arising from the delay in processing or disposing of the charges against an accused and not the impairment or prejudice arising from the fact that he has been charged. The prejudice arising from the fact of being charged with a criminal offence is suffered even where the accused is tried within a reasonable time. It is, so to speak, inherent in the system itself. I agree with Lamer J., however, that that prejudice must be kept to a minimum by a speedy disposition of the charges against the accused. If this is not done, then the degree of prejudice will exceed that which is the inevitable concomitant of the system and be directly attributable to the delay under s. 11(b).
33        The focus of prejudice under s. 11(b) is the prejudice flowing from a situation "prolonged" by delay rather than the mere fact of being charged with a criminal offence: Bennett , supra, at 478. In R. v. Silveira, [1998] O.J. No. 1622 (Ont. Gen. Div.), Hill J. clarified at p. 9 that "[t]he shame of disclosure to family, the expense of defending criminal charges, and the like, arise from the laying of the criminal charge itself and not from delay to trial." He accepted, however, that the delay to trial beyond the guidelines prolongs an accused's shame and increases his or her anxiety. Thus, what was initially prejudice from being charged may become prejudice caused by institutional delay due to a delay beyond the guidelines.
34        The trial judge referred to Silveira, and was clearly aware of the distinction between prejudice from delay and prejudice from the charge. However, we agree with the SCAJ that the trial judge misapprehended the evidence of prejudice. The appellant's affidavit, on which the trial judge relied in holding that there had been specific prejudice to him financially, states at paragraph 18 that "[a]s a result of the allegations and subsequent press release, my practice has suffered extreme financial pressures" (emphasis added). Initially at least this was prejudice from being charged. As the SCAJ pointed out at para. 34 of her reasons, the appellant testified that he chose not to have a student from the College present when he examined a female patient due to his embarrassment at being charged and his suspicion that the student would talk about him. This is also prejudice from the charge.
[101]     La Cour d'appel du Québec a appliqué cette distinction dans les décisions récentes R. c. Lebel et R. c. Jean-Jacques.
[102]     La distinction formulée dans l'arrêt Rahey par la juge Wilson quant au préjudice qui découle de l'accusation elle-même et le préjudice qui résulte du délai à traiter un dossier, trouve écho dans l'opinion de la juge en chef McLachlin dans l'affaire R. c. Malmo-Levine
[103]     Dans cette affaire, qui mettait en cause la criminalisation de la possession de marijuana, la Juge en chef rappelle les conséquences et les coûts d'un système de justice pénale lorsqu'elle évalue la portée de l'article 7 de la Charte. Elle écrit :
Deuxièmement, si le tribunal inflige à la personne déclarée coupable une peine qui n’est rien d’autre qu’appropriée, ce qu’il est tenu de faire, les autres conséquences préjudiciables sont en fait liées au système de justice pénale en général plutôt qu’à cette infraction en particulier. Dans tout système de droit pénal, il arrive qu’une poursuite se révèle non fondée, que la publicité qui l’entoure soit injustement préjudiciable, qu’une défense fructueuse occasionne des frais, qu’une déclaration de culpabilité pour une infraction relativement mineure ait des conséquences persistantes et peut-être injustes dans d’autres ressorts, et ainsi de suite. Il s’agit de conséquences graves, mais elles font partie des coûts sociaux et personnels qu’entraîne le fait de posséder un système de justice pénale. Chaque fois que le Parlement exerce sa compétence en matière de droit criminel, de tels coûts en résultent. Prétendre que ces coûts « intrinsèques » invalident l’exercice de cette compétence a pour effet d’exagérer le rôle de l’art. 7.
[104]     Le préjudice que l'al. 11b) vise à éviter est celui qui résulte du délai et non celui d'avoir été l'objet d'accusations à l’origine. C’est le délai qui accentue le préjudice initial qui fait l’objet de la protection de l’al. 11 b).
[105]     Pour cette raison, il faut, dans l'analyse du délai et du préjudice causé à l'accusé, se concentrer sur les délais déraisonnables et injustifiés.
[106]     Le Tribunal partage l'approche formulée par le juge Code de la Cour supérieure de l'Ontario dans R. c. Faulkner lorsqu'il affirme que le préjudice est lié aux raisons expliquant les délais. Il écrit :
The common sense doctrinal principle that emerges from the above line of binding authority is that prejudice is linked to the reasons for delay.All delay causes prejudice in a broad general sense but the legally relevant form of prejudice, that carries real weight in the s. 11(b) analysis, is prejudice caused by unreasonable and unjustified periods of delayPrejudice resulting from the accused's own actions carries little or no weight and prejudice resulting from the inherent needs of the case carries neutral weight. In other words, when the delay is caused by the accused or when the delay is required by the inherent needs of the case, these reasons can "justify" or "excuse" any resulting prejudice as Cory J. and Sopinka J. put it in Askov and in Morin.
[Le soulignement est ajouté]
[107]     Ainsi, il faut tenir compte du fait que « les actes ou omissions de l’accusé qui sont incompatibles avec le désir de subir un procès en temps opportun sont pertinents dans l’évaluation du préjudice ».