dimanche 8 décembre 2013

L'arrêt des procédures en matière de fraude

R. c. Charbonneau, 2006 QCCQ 5714 (CanLII)


[8]               La Cour suprême a précisé les règles qui s’appliquent en matière d’arrêt des procédures dans la cause de R. v. Carosella,  1997 CanLII 402 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 80. La Cour s’exprime ainsi:
[…]
"Il a été reconnu que l'arrêt des procédures constitue une réparation exceptionnelle, qui ne devrait être accordée que dans les «cas les plus manifestes». Dans les motifs qu'elle a exposés dans O'Connor, le juge L'Heureux-Dubé a affirmé ceci (au par. 82):
Il faut toujours se rappeler que l'arrêt des procédures est approprié uniquement «dans les cas les plus manifestes» lorsqu'il serait impossible de remédier au préjudice causé au droit de l'accusé à une défense pleine et entière ou lorsque la continuation de la poursuite causerait à l'intégrité du système judiciaire un préjudice irréparable."
[…]
[9]               La Cour d’appel du Québec a, par la suite, précisé les règles dans R. v. Gorenko2005 QCCA 1002 (CanLII), 2005, QCCA, 1002.  Elle s’exprime ainsi:
[…]
Les règles de droit qui encadrent le pouvoir du Tribunal de sanctionner la conduite oppressive et vexatoire de la part de la poursuite par un arrêt des procédures sont connues.  Pour les fins de l’appel relativement à la présente espèce, on peut en identifier les tenants et aboutissants dans les propositions suivantes tirées des enseignements de la Cour suprême :
1) Il n’existe plus de distinction entre la doctrine de l’abus de procédure en Common Law et les exigences de la Charte canadienne des droits et libertés puisque le droit des individus à un procès équitable et la réputation générale du système de justice pénale sont des préoccupations fondamentales qui sous-tendent à la fois la doctrine de l’abus de procédure reconnue en Common Law et laCharte.  Ainsi, lorsque les tribunaux doivent déterminer si un abus du processus judiciaire est survenu, les analyses effectuées selon la Common Law et en vertu de la Charte se rejoignent;
2) L’arrêt des procédures est le plus souvent demandé pour corriger l’injustice dont est victime un citoyen en raison de la conduite répréhensible de l’État.  Il existe toutefois une petite « catégorie résiduelle » de cas où une suspension de ce type peut être justifiée.  Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l’équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d’autres droits de nature procédurale, mais envisage plutôt :
« … l’ensemble des circonstances diverses et souvent imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du système judiciaire. »
3) L’arrêt ou la suspension définitive des procédures constitue une forme de réparation draconienne à un abus de procédure.  Il faut donc réserver cette réparation aux cas les plus graves ou les plus manifestes;
4) Que le préjudice découlant de l’abus touche l’équité du procès ou porte atteinte à l’intégrité du système de justice, l’arrêt des procédures s’avère approprié seulement lorsque deux critères sont remplis: (1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue; et (2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.
5) Le premier critère est d’une importance capitale.  Il reflète le caractère prospectif de la suspension des procédures comme mode de réparation.  Elle ne corrige pas le préjudice causé, elle vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d’intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l’avenir.  Lorsqu’il s’agit d’un abus relevant de la catégorie résiduelle, la suspension des procédures ne constitue généralement une réparation appropriée que lorsque l’abus risque de se poursuivre ou de se reproduire.  Ce n’est que dans des cas exceptionnels, très rares, que la conduite reprochée est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant.
6) Dans ce contexte, tout risque d’abus continuant à se manifester au cas de poursuite du procès doit donc être évalué en regard des réparations potentielles moins draconiennes qu’une suspension des procédures.  Une fois établi que l’abus continuera à miner le processus judiciaire et qu’aucune autre réparation que la suspension ne permettrait de corriger le problème, le juge peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la suspension.
7) S’il reste un degré d’incertitude quant à la possibilité de faire disparaître le préjudice, compte tenu du caractère prospectif du premier critère, le juge peut alors appliquer un troisième critère, celui de l’évaluation comparative des intérêts que servirait la suspension des procédures et l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond.  Dans certaines situations, l'intérêt irrésistible de la société à ce qu'il y ait un débat au fond peut amener à conclure que des allégations d'abus de procédure ne justifient pas de suspendre le processus judiciaire.  Eu égard aux faits particuliers des affaires portées devant elle, la Cour suprême a jugé que la révocation de la citoyenneté pour crimes de guerre ainsi que des allégations d'agressions sexuelles de jeunes filles et de femmes vulnérables étaient des cas à l'égard desquels la poursuite du procès n'engendrait pas une apparence d'injustice persistante.
8) Une cour d’appel ne peut intervenir à la légère dans la décision d’un juge de première instance d’accorder ou de ne pas accorder la suspension des procédures car il s’agit d’une réparation à caractère discrétionnaire.  Une cour d’appel ne sera justifiée d’intervenir dans l’appréciation de ce pouvoir discrétionnaire que si le juge de première instance s’est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice.  Une cour d’appel ne peut substituer sa propre décision à celle du premier juge pour le seul motif qu’elle arrive à une appréciation différente des faits.
9) Toutefois, la décision pourra être modifiée, selon le principe bien établi, si le juge du procès a commis des erreurs de fait manifestes et dominantes qui ont faussé son appréciation des faits.  Il en est de même s’il s’est fondé sur des considérations erronées en droit pour suspendre les procédures en omettant de tenir compte d’éléments clés de l’analyse.
[…]

APPLICATION DU DROIT AUX FAITS:
[10]            Il faut garder à l’esprit que nous sommes en présence d’une accusation de fraude. La preuve de la Poursuite a reposé, en partie, sur le témoignage des victimes qui ont relaté les représentations reçues à l’occasion des différentes transactions financières. Dans plusieurs des cas, les documents pertinents ont été produits.
[11]            Il est certain qu’une partie importante des documents relatifs à l’opération des compagnies gérées par l’accusé est manquante. Certains de ces documents ont été égarés, d’autres perdus et enfin d’autres détruits. Il aurait été souhaitable que l’ensemble des documents ait été disponible. La réalité est tout autre.
[12]            Il apparaît à la Cour qu’en prenant compte de la nature de la cause, de l’ensemble des documents disponibles, de la bonne foi de la Poursuite dans la présente affaire, nous ne sommes pas en présence d’un des cas les plus manifestes dont parle la jurisprudence.  De plus, il y a dans cette affaire un intérêt irrésistible de la Société à ce qu’il y ait un débat au fond.

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