Leventis c. R., 2022 QCCA 291
Lien vers la décision
Norme d'intervention
[17] Dans l'arrêt Shepherd, la Cour suprême explique que la question de savoir si les faits satisfont le seuil des motifs raisonnables est une question de droit et implique donc la norme de la décision correcte :
…[b]ien qu'il ne fasse aucun doute que l'existence de motifs raisonnables et probables découle des conclusions de fait du juge du procès, la question de savoir si les faits qu'il a constatés constituent en droit des motifs raisonnables et probables est une question de droit. Comme pour toute question litigieuse en appel nécessitant que la cour examine le contexte factuel qui sous-tend l'affaire, on pourrait penser, à première vue, que la question des motifs raisonnables et probables est une question de fait. Toutefois, notre Cour a, à maintes occasions, affirmé que l'application d'une norme juridique aux faits est une question de droit...
R. c. Shepherd, 2009 CSC 35 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 527, par. 20 (italique dans le texte)
Le droit
[18] L’appelant n’a pas contesté la détention aux fins d’enquête, de sorte que je ne dirai rien sur cette question. J’analyse donc la situation à partir du moment où l’appelant et le policier Chartrand sont à l’extérieur du commerce et que le policier n’a que des soupçons pour le détenir aux fins d’enquête.
[19] Évidemment, et je le rappelle d’emblée, le résultat de la fouille ne contribue jamais à l’évaluation des motifs raisonnables : R. c. Lévesque Mandanici, 2014 QCCA 1517, par. 67. Il ne confirme pas davantage la fiabilité de l’information obtenue d’un informateur : R. c. Garofoli, 1990 CanLII 52 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1421 ; R. c. Kokesh, 1990 CanLII 55 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 3 ; R. c. Bennett, 1996 CanLII 6344 (CAQ).
[20] Le droit en matière de motifs raisonnables pour procéder à l’arrestation d’un individu n'est pas controversé. Le policier doit avoir subjectivement des motifs raisonnables pour procéder à l'arrestation et ceux-ci doivent être objectivement justifiables, c'est-à-dire qu’une personne raisonnable se trouvant à la place de l'agent de police doit pouvoir conclure qu'il y avait effectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à l'arrestation : R. c. Storrey, 1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241.
[21] L’évaluation se fait en considérant l'ensemble des circonstances, chaque fait s'influençant l'un l'autre pour former un portrait global de la situation et de l'infraction pour laquelle le policier intervient : R. c. Shepherd, 2009 CSC 35 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 527.
[22] Lorsque les renseignements proviennent d’une source, connue ou anonyme, il faut que ces renseignements soient convaincants, fiables et ils doivent être confirmés par l’enquête : R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281, 297; R. c. Debot, 1989 CanLII 13 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1140, 1168.
[23] Enfin, un policier n’a pas à se convaincre d’une preuve prima facie de la culpabilité du suspect, ce qui est un seuil trop élevé : R. c. Shepherd, 2009 CSC 35 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 527, par. 23; R. c. Storrey, 1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241, 251.
[24] Puisqu’il s’agit en définitive d’une arrestation sans autorisation judiciaire préalable, « [d]ans le cas d'une arrestation sans mandat, il importe encore davantage que la police établisse l'existence de [...] motifs raisonnables » : R. c. Storrey, 1990 CanLII 125 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 241, 249.
[25] Tout en se gardant d’appliquer une norme qui paralyserait les actions policières lors d’une arrestation sans mandat, le droit exige donc des policiers une plus grande rigueur ainsi qu’une plus grande vigilance de la part des tribunaux lorsqu'ils sont appelés à statuer sur la légalité de l'arrestation : R. c. Perreault, 1992 CanLII 3353 (QC CA), [1992] R.J.Q. 1848, 1851 (C.A.); R. c. Lévesque Mandanici, 2014 QCCA 1517, par. 52.
[26] On ne peut pas tolérer des arrestations fondées sur des soupçons puisque « les citoyens ont le droit de déambuler sur la rue sans être arrêtés par des policiers qui n'ont aucun motif raisonnable de ce faire » : R. c. Lévesque Mandanici, 2014 QCCA 1517, par. 67-71.
[27] En outre, notre Cour applique aux « motifs raisonnables de croire » la jurisprudence de la Cour suprême développée autour des « motifs raisonnables de soupçonner » : R. c. Fadel, 2015 QCCA 1233, par. 29.
[28] Cette jurisprudence importe l’expérience du policier dans l’analyse des motifs raisonnables. Toutefois, la seule croyance subjective du policier ne saurait être évaluée isolément et elle ne suffit pas pour justifier des soupçons raisonnables : R. c. Chenil, 2013 CSC 49 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 220, par. 26, 29, 45-47; R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 250, par. 41.
[29] Par contre, « [s]i l'expérience et la formation du policier offrent un fondement expérientiel qui doit être évalué, l'intuition policière n'a droit à aucune déférence. Pour rendre possible le contrôle par les tribunaux, il doit exister des motifs objectivement discernables qui, appréciés en tenant compte de toutes les circonstances, permettent de soupçonner une activité criminelle. Pour satisfaire cette exigence, il faut des faits qui indiquent « objectivement la possibilité d'un comportement criminel compte tenu de l'ensemble des circonstances » » : R. c. Gagnon, 2015 QCCA 1138, par. 67 (motifs dissidents, mais pas sur cette question), citant R. c. MacKenzie, 2013 CSC 50 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 250, par. 41, par. 62-64, 68-72 ; R. c. Chehil, 2013 CSC 49 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 220, par. 29-30, 47, 69, confirmé dans R. c. Gagnon, 2016 CSC 6 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 25, essentiellement pour les motifs de la majorité.
[30] Plus particulièrement, dans l’arrêt Chehil, la Cour suprême écrit sur les limites de l’expérience policière et rappelle qu’une preuve doit être administrée pour soutenir le caractère raisonnable des inférences qu’elle permet :
[47] La formation et l’expérience du policier peuvent fournir un fondement expérientiel, plutôt qu’empirique, aux soupçons raisonnables. Toutefois, il ne s’ensuit pas que l’intuition fondée sur l’expérience du policier suffira ou que le point de vue de ce dernier sur les circonstances commandera la déférence (voir Payette, par. 25). Une supposition éclairée ne saurait supplanter l’examen rigoureux et indépendant qu’exige la norme des soupçons raisonnables. La nature et la teneur de la formation et de l’expérience doivent être démontrées pour permettre au tribunal de déterminer objectivement si le lien entre l’ensemble de facteurs circonscrit par la police et la criminalité est probant. Plus cet ensemble est général, plus il faudra fournir une preuve particulière de l’expérience et de la formation policières. Et plus cette preuve sous‑tend le lien que le ministère public demande au tribunal d’établir, plus ce lien sera jugé convaincant.
R. c. Chehil, 2013 CSC 49 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 220, au par. 47 (je souligne).
[31] Dans l’arrêt R. c. Lévesque Mandanici, le juge Doyon, pour la Cour, rappelle avec raison que « la seule intuition ne peut constituer des motifs raisonnables, tout comme d’ailleurs les simples soupçons » : R. c. Lévesque Mandanici, 2014 QCCA 1517, par. 51, citant R. c. Harrison, 2009 CSC 34 (CanLII), [2009] 2 R.C.S 494, par. 20 et R. v. Ironeagle (1989), 1989 CanLII 4755 (SK CA), 49 C.C.C. (3d) 339 (C.A.S.).
[32] Les soupçons raisonnables ne sont pas, non plus, des motifs raisonnables. Comme le répète la Cour suprême, la différence est un degré de probabilité :
[75] La norme des « soupçons raisonnables » n’est pas une nouvelle norme juridique créée pour les besoins de la présente affaire. Les « soupçons » sont une impression que l’individu ciblé se livre à une activité criminelle. Les soupçons « raisonnables » sont plus que de simples soupçons, mais ils ne correspondent pas à une croyance fondée sur des motifs raisonnables et probables. …
R. c. Kang-Brown, 2008 CSC 18 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 456, par. 75; R. c. Chehil, 2013 CSC 49 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 220, par. 26.