R. c. Regan 2002 CSC 12 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 297
53 La suspension des procédures ne constitue qu'une forme de réparation à un abus de procédure, mais celle-ci présente le caractère le plus draconien : c'est « l'ultime réparation », comme l'a qualifiée notre Cour dans l'arrêt Tobiass, précité. Elle est ultime en ce sens qu'elle est définitive. Les accusations suspendues ne pourront jamais faire l'objet de poursuites; la présumée victime ne sera jamais capable de se faire entendre en justice; la société sera privée à jamais de la possibilité de faire trancher l'affaire par le juge des faits. Pour ce motif, la suspension est réservée aux seuls cas d'abus qui satisfont à un test préliminaire très exigeant : « le test pour l'obtention d'un arrêt des procédures continue de relever des "cas les plus manifestes", tant en vertu de la Charte que de la doctrine de l'abus de procédure en common law. » (O'Connor, précité, par. 68).
54 Que le préjudice découlant de l'abus touche l'accusé, qui ne bénéficie pas d'un procès équitable, ou porte atteinte à l'intégrité du système de justice, l'arrêt des procédures s'avère approprié uniquement lorsque deux critères sont remplis :
(1) le préjudice causé par l'abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;
(2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice. (O'Connor, précité, par. 75, p. 465).
Dans l'arrêt Tobiass, précité, par. 91, notre Cour a souligné l'importance capitale du premier critère. Il reflète le caractère prospectif plutôt que rétroactif de la suspension des procédures. Cette mesure de réparation ne corrige pas simplement le préjudice causé, mais vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d'intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l'avenir.
55 Tel que mentionné plus haut, la plupart des cas d'abus de procédure causent un préjudice en rendant le procès inéquitable. En vertu de l'art. 7 de la Charte, il existe toutefois une petite catégorie résiduelle de conduite abusive qui ne touche pas l'équité du procès, mais qui n'en mine pas moins la justice fondamentale du système. (O'Connor, par. 73). Pourtant, même en pareil cas, l'importance du caractère prospectif de la suspension des procédures comme réparation doit être respectée : « [l]e simple fait que l'État se soit mal conduit à l'égard d'un individu par le passé ne suffit pas à justifier la suspension des procédures ». (Tobiass, par. 91). Lorsqu'il s'agit d'un abus relevant de la catégorie résiduelle, la suspension des procédures ne constitue généralement une réparation appropriée que lorsque l'abus risque de se poursuivre ou de se produire subséquemment. Ce n'est que dans des cas « exceptionnels », « relativement très rares », que la conduite passée reprochée est « si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant ». (Tobiass, par. 91, p. 428).
56 Tout risque d'abus qui continuera à se manifester au cas de poursuite du procès doit donc être évalué en regard des réparations potentielles moins draconiennes qu'une suspension. Une fois établi que l'abus continuera à miner le processus judiciaire et qu'aucune autre réparation que la suspension ne permettrait de corriger le problème, le juge peut exercer son pouvoir discrétionnaire d'ordonner la suspension.
57 Enfin, dans l'arrêt Tobiass, notre Cour a toutefois affirmé qu'il peut arriver, dans certains cas, que subsiste un degré d'incertitude, lorsqu'il faut évaluer si l'abus est suffisamment grave pour justifier la réparation draconienne que constitue la suspension. En pareils cas, le juge applique un troisième critère. À cette étape s'effectue la mise en équilibre traditionnelle des intérêts : « il sera approprié de mettre en balance les intérêts que servirait la suspension des procédures et l'intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond. » En pareil cas, « une préoccupation publique passagère [ne pourrait] jamais l'emporter sur un acte apparenté à une conduite répréhensible grave [bien que ...] l'intérêt irrésistible de la société à ce qu'il y ait un débat sur le fond [puisse] faire pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures » (Tobiass, par. 92).
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