Lien vers la décision
17 Les mêmes principes s’appliquent en matière pénale. Par exemple, il est souvent nécessaire, pour assurer l’efficacité du procès, que le juge qui préside celui-ci rende rapidement sa décision sur une question de preuve ou une requête fondée sur la Charte et ne motive ces décisions qu’à une date ultérieure. Dans certaines circonstances, il pourrait exister des raisons valables, dans une affaire criminelle, que le juge prononce le verdict avant d’exposer les motifs ayant conduit à celui-ci. Par exemple, le fait de prononcer avec célérité un verdict d’acquittement peut permettre la remise en liberté immédiate de l’accusé. Par ailleurs, il pourrait être souhaitable que le tribunal fasse connaître le verdict de culpabilité à la clôture de l’audience pour être en mesure d’obtenir une date d’audience plus rapprochée pour la détermination de la peine. Toutefois, dans tous les cas, le juge du procès doit garder à l’esprit l’important principe selon lequel il ne suffit pas que justice soit rendue, elle doit également être perçue comme ayant été rendue. Les circonstances de l’espèce illustrent bien le genre de questions susceptibles de se soulever lorsque le prononcé du verdict et le dépôt des motifs ayant conduit à celui-ci surviennent à des moments différents.
18 Le fait que des motifs soient déposés longtemps après le prononcé du verdict, particulièrement des motifs ayant de toute évidence été rédigés entièrement après le prononcé du verdict, peut amener une personne raisonnable à craindre que le juge du procès n’ait pas examiné et considéré la preuve avec un esprit ouvert, comme il a le devoir de le faire, mais qu’il ait plutôt énoncé son raisonnement en fonction du résultat. En d’autres mots, lorsque le verdict a déjà été prononcé, en particulier un verdict de culpabilité, il faut se demander si le juge a procédé à l’examen et à l’analyse de la preuve après le prononcé de sa décision dans le but — même inconscient — non pas d’arriver à ce verdict mais plutôt de le défendre. Il est très important dans une affaire criminelle de prendre garde de ne pas examiner la preuve en fonction du résultat, étant donné que l’accusé est présumé innocent et a droit au bénéfice du doute raisonnable. La présence d’un doute raisonnable ne ressort pas toujours de façon évidente. En effet, elle peut parfois être très subtile et n’apparaître qu’aux yeux de la personne qui garde un esprit ouvert. En ce sens, lorsque le juge du procès semble avoir arrêté un verdict de culpabilité avant d’avoir complété la nécessaire analyse de la preuve, une personne raisonnable pourrait alors être amenée à craindre que le juge n’ait pas gardé un esprit ouvert. En outre, si le verdict a été porté en appel, comme c’est le cas en l’espèce, et que les motifs traitent de certaines questions soulevées dans l’appel, cela peut donner l’impression que le juge du procès a tenté de défendre un résultat donné plutôt que de formuler les motifs sur lesquels il s’est fondé pour rendre sa décision.
19 Je ne prétends pas qu’il y a rupture du lien requis entre le verdict et les motifs ayant conduit à celui-ci dans tous les cas où il s’écoule un délai entre le prononcé du verdict et le dépôt des motifs. Les juges de première instance jouissent d’une présomption d’intégrité qui, à son tour, englobe la notion d’impartialité. (Il ressort selon moi de l’ensemble des motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel que c’est ce à quoi pensaient les juges lorsqu’ils ont parlé de la présomption de [TRADUCTION] « caractère régulier », laquelle s’applique plutôt aux questions d’ordre procédural ou administratif.) Ainsi, les raisons invoquées par le juge du procès au soutien de sa décision sont présumées refléter le raisonnement l’ayant conduit à cette décision.
20 La notion d’intégrité judiciaire a été examinée en profondeur par notre Cour dans l’arrêt R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484. Elle suppose que les juges s’emploieront à vaincre leurs préjugés personnels, à juger sans partialité et à respecter leur serment professionnel. L’impartialité a été décrite ainsi par le juge Cory (par. 104‑105) :
. . . l’impartialité peut être décrite — peut-être de façon quelque peu inexacte — comme l’état d’esprit de l’arbitre désintéressé eu égard au résultat et susceptible d’être persuadé par la preuve et les arguments soumis.
Par contraste, la partialité dénote un état d’esprit prédisposé de quelque manière à un certain résultat ou fermé sur certaines questions.
L’impartialité du juge est essentielle à l’équité du procès.
21 Comme l’a rappelé la Cour dans l’arrêt S. (R.D.), l’équité et l’impartialité doivent être à la fois subjectivement présentes et objectivement démontrées dans l’esprit de l’observateur renseigné et raisonnable. La présomption que les juges s’acquitteront des obligations qu’ils se sont engagés sous la foi du serment à remplir peut néanmoins être réfutée. Il incombe donc à l’appelant de présenter une preuve convaincante, démontrant qu’eu égard aux circonstances de l’espèce une personne raisonnable craindrait que les motifs constituent une justification a posteriori du verdict plutôt que l’exposé du raisonnement ayant conduit à celui-ci.
22 À l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel, j’estime en l’espèce que les motifs ne semblent pas avoir été rédigés, en tout ou en partie, dans le but de répondre à des points soulevés en appel. D’ailleurs, les motifs ne traitent pas de l’un des quatre moyens d’appel mentionnés dans le mémoire. Bien que les motifs du juge du procès répondent de façon générale aux autres arguments invoqués en appel par l’accusé relativement à l’existence d’éléments soulevant un doute raisonnable ou à la question de savoir si le verdict était déraisonnable, il en serait ainsi de pratiquement tout exposé des motifs vu la nature de la cause, comme l’ont souligné les juges Hunt et Costigan de la Cour d’appel.
23 Néanmoins, le fait que les motifs ne semblent pas avoir été rédigés en réponse à l’appel interjeté par l’accusé n’élucide pas la question plus générale de savoir si une personne raisonnable craindrait que les motifs écrits constituent en fait une justification a posteriori des verdicts plutôt que l’exposé du raisonnement ayant conduit à ceux-ci. La majorité ne s’est pas penchée sur cette question. À cet égard, je fais mienne la conclusion tirée par le juge Berger, dissident, à savoir que la Cour d’appel ne pouvait raisonnablement être convaincue que les motifs écrits, déposés plus de 11 mois après le prononcé des verdicts de culpabilité, reflétaient le raisonnement ayant amené le le juge du procès à décider comme il l’a fait. Toutefois, contrairement au juge Berger, j’estime que le délai mis à exposer les motifs de la décision ne fait pas à lui seul naître la crainte évoquée par l’appelant. En toute déférence, l’analyse de la juge Abella semble elle aussi axée entièrement sur le moment du dépôt des motifs. Si le seul facteur en cause dans la présente affaire était le délai mis à déposer les motifs après le prononcé du verdict, je ne critiquerais pas la conclusion de la juge Abella. En l’espèce, les différents facteurs énumérés ci-après, considérés ensemble, constituent une preuve convaincante et suffisante pour repousser la présomption d’intégrité et d’impartialité et ils étayent amplement la conclusion du juge Berger de la Cour d’appel :
· la difficulté manifeste qu’a éprouvée le juge du procès à arrêter le verdict au cours des mois qui ont suivi la clôture de la preuve;
· la déclaration de culpabilité prononcée sans aucune indication du raisonnement à sa base;
· le fait que le juge du procès se soit dit disposé à reconsidérer les verdicts immédiatement après leur prononcé;
· la nature de la preuve, qui commandait un examen et une analyse approfondis avant que tout verdict puisse être arrêté;
· le défaut du juge du procès de donner suite aux demandes répétées des avocats en vue d’obtenir des motifs écrits;
· la teneur des motifs, qui font état d’événements survenus longtemps après le prononcé du verdict, ce qui donne à penser qu’ils ont été élaborés après la décision;
· le délai excessif mis à déposer les motifs, conjugué à l’absence de toute indication qu’ils étaient prêts à un moment ou à un autre pendant les 11 mois ayant suivi le prononcé du verdict ou que le juge du procès avait délibérément différé leur dépôt avant qu’il ait été statué sur la demande de déclaration de délinquant dangereux.
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