R. c. Bissonnette, 2021 QCCS 4897
[25] Quant à l’indépendance judiciaire, ce principe établit en outre la liberté complète d’un juge d’instruire et d’entendre les affaires qui lui sont soumises, à l’abri de toute intervention extérieure. Voici ce qu’écrit la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass[9] :
68. L’indépendance judiciaire revêt un double aspect: un aspect institutionnel et un aspect individuel. Comme le déclare le juge Le Dain dans l’arrêt Valente c. La Reine, 1985 CanLII 25 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 673, à la p. 691:
... le terme «indépendant» de l’al. 11d) de la Charte doit être interprété comme visant le statut ou la relation d’indépendance judiciaire, autant que l’état d’esprit ou l’attitude du tribunal dans l’exercice concret de ses fonctions judiciaires.
Les parties sont d’accord pour dire que c’est l’aspect individuel de l’indépendance judiciaire — qu’on appelle parfois «l’impartialité» — qui est en cause ici. Personne n’affirme, et en effet aucun élément de preuve crédible ne permet de croire, que l’intégrité de la Cour fédérale en tant qu’institution a été compromise.
69. Si le maintien dans les faits de l’indépendance du pouvoir judiciaire est très important, l’impression d’indépendance qu’il doit donner ne l’est pas moins. À notre avis, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la conclusion selon laquelle le juge en chef et le juge en chef adjoint n’ont pas de fait conservé leur indépendance. Toutefois, la preuve nous oblige effectivement à conclure que l’impression d’indépendance que doit donner le pouvoir judiciaire a été compromise de façon substantielle par les événements du 1er mars 1996.
70. Le critère qui permet de déterminer si l’impression d’indépendance que doit donner le pouvoir judiciaire a été maintenue est un critère objectif. Il s’agit de savoir si un observateur bien informé et raisonnable conclurait que l’indépendance du pouvoir judiciaire a été compromise. Comme le juge en chef Lamer l’a dit dans l’arrêt R. c. Lippé, 1990 CanLII 18 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 114, à la p. 139, «[l]a garantie d’indépendance judiciaire vise dans l’ensemble à assurer une perception raisonnable d’impartialité».
71. L’essence de l’indépendance judiciaire est le fait d’être libre de toute ingérence extérieure. Dans Beauregard c. Canada, 1986 CanLII 24 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 56, à la p. 69, le juge en chef Dickson a défini ce concept en ces termes:
Historiquement, ce qui a généralement été accepté comme l’essentiel du principe de l’indépendance judiciaire a été la liberté complète des juges pris individuellement d’instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises: personne de l’extérieur — que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge — ne doit intervenir en fait, ou tenter d’intervenir, dans la façon dont un juge mène l’affaire et rend sa décision. Cet élément essentiel continue d’être au centre du principe de l’indépendance judiciaire.
72. Ces considérations permettent de dégager un critère simple pour déterminer si l’impression d’indépendance que doit donner le pouvoir judiciaire a été maintenue: un observateur raisonnable aurait‑il conclu que la cour pouvait mener ses affaires en toute liberté, à l’abri d’une intervention du gouvernement et des autres juges?
[26] La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, dans Bossé et autres c. Lavigne[10], résume d’une manière pratique l’ensemble des principes applicables en matière de récusation, en soulignant que le critère comporte un volet subjectif propre au juge et un volet objectif en lien avec la perception d’une apparence de partialité aux yeux d’une personne raisonnable bien renseignée :
[7] Les principes pertinents qui se dégagent de ces décisions sont résumés ci‑dessous :
1) L’impartialité est « l’état d’esprit de l’arbitre désintéressé eu égard au résultat et susceptible d’être persuadé par la preuve et les arguments soumis », alors que la partialité « dénote un état d’esprit prédisposé de quelque manière à un certain résultat ou fermé sur certaines questions » : S. (R.D.), aux par. 104 et 105;
2) Hormis quelques exceptions, soit en cas de nécessité, les juges ont l’obligation tant déontologique que juridique de ne pas juger les affaires qu’ils se sentent incapables de juger de façon impartiale et celles à l’égard desquelles une personne raisonnable, impartiale et bien renseignée aurait raison de soupçonner l’existence d’un conflit;
3) L’analyse est « intrinsèquement contextuelle » et « dépend énormément des faits propres à chaque affaire » : Commission scolaire francophone du Yukon, au par. 26 et Wewaykum, au par. 77;
4) La conviction d’un juge qu’il sera incapable de juger de façon impartiale connote un critère subjectif. C’est une décision que le juge prend en se demandant s’il serait capable de juger de façon impartiale. S’il répond par la négative, la récusation suit généralement;
5) Bien que la décision subjective du juge selon laquelle il ne serait pas capable de juger de façon impartiale entraîne habituellement la récusation, la décision contraire n’entraîne pas toujours le rejet de la motion en récusation;
6) Lorsqu’il a déterminé qu’il serait en mesure de juger d’une façon impartiale, le juge doit ensuite se demander s’il existe néanmoins une crainte raisonnable de partialité;
7) Pour déterminer s’il existerait une crainte raisonnable de partialité, le juge doit se poser la question suivante : « [U]ne personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait la situation en profondeur et de façon “pratique et réaliste” serait-elle d’avis que, “selon toute vraisemblance, le [ou la juge], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste”? » : Gaudet, au par. 3, où l’on cite Committee for Justice and Liberty, au par. 40;
8) Les éléments de ce critère objectif sont les suivants : (1) la personne qui examine l’allégation de partialité doit être une personne raisonnable, pas une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne, mais plutôt une personne sensée; (2) il doit s’agir d’une personne bien renseignée, au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes; (3) la crainte de partialité doit elle‑même être raisonnable eu égard aux circonstances de l’affaire; (4) la situation doit être examinée en profondeur, pas seulement d’une façon superficielle, et l’examen doit être fait de façon réaliste et pratique; (5) l’analyse commence par une forte présomption d’impartialité judiciaire et vise à déterminer si celle-ci a été réfutée à telle enseigne que la crainte que le juge ne rende pas une décision juste sur le fond est une réelle probabilité;
9) On s’attend à ce que la personne bien renseignée soit notamment au courant « des traditions historiques d’intégrité et d’impartialité, et consciente aussi du fait que l’impartialité est l’une des obligations que les juges ont fait le serment de respecter » : R. c. Elrick, au par. 14, cité dans S. (R.D.), au par. 111;
10) Les motifs qui sous-tendent la crainte raisonnable de partialité doivent être substantiels et la preuve qui l’établit doit être solide; le critère applicable est rigoureux et la charge d’établir la partialité incombe à celui qui formule l’allégation de partialité; « [l]es motifs qui sous-tendent la crainte de partialité doivent être d’une gravité telle qu’ils réfutent la forte présomption que le ou la juge respectera son serment d’office et “[tranchera] le litige équitablement à la lumière de ses circonstances propres” » : Gaudet, au par. 5, citant un passage de United States c. Morgan, 313 U.S. 409 (1941), à la p. 421, que la Cour a cité, en marquant son approbation, dans l’arrêt S. (R.D.); ou, autrement dit, « [p]uisqu’il y a une forte présomption d’impartialité judiciaire qui n’est pas facilement réfutable […], le critère servant à déterminer s’il existe une crainte raisonnable de partialité exige une “réelle probabilité de partialité” » : Commission scolaire francophone du Yukon, au par. 25.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire