R. c. Stewart, [1988] 1 R.C.S. 963
Résumé des faits
Bien qu'il soit possible de voler un document contenant des renseignements confidentiels, y a‑t‑il vol lorsqu'on se procure sans autorisation ces renseignements confidentiels en copiant le document ou en mémorisant le contenu? S'agit‑il d'une fraude?
Analyse
23. À mon avis, le texte de l'art. 283 apporte une double restriction au sens de l'expression "une chose quelconque". En premier lieu, qu'elle soit tangible ou intangible, "une chose quelconque" doit être de nature telle qu'elle peut faire l'objet d'un droit de propriété. En second lieu, il faut que le bien en question soit susceptible d'être pris ou détourné d'une manière qui occasionne une privation à la victime.
24. (...) Selon moi, il est évident que, pour faire l'objet d'un vol, "une chose quelconque" doit être un bien en ce sens qu'elle ne peut être volée que si elle appartient de quelque manière à quelqu'un. Par exemple, le fait de prendre ou de détourner l'air que nous respirons ne donnerait pas lieu à une condamnation pour vol parce que l'air n'est pas un bien.
27. (...) Mais même si les renseignements confidentiels devaient être assimilés à des biens aux fins du droit civil, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'ils seraient des biens en droit criminel. De même, le fait qu'une chose n'est pas un bien en droit civil n'est pas concluant en ce qui concerne le droit criminel. En effet, c'est en fonction du droit criminel que doit être tranchée la question de savoir si les renseignements confidentiels sont des biens aux fins du Code criminel.
36. Bien que cette conclusion suffise pour trancher le pourvoi relativement à l'accusation d'avoir conseillé de commettre un vol, je tiens également à traiter de la seconde restriction applicable à l'expression "une chose quelconque", c'est‑à‑dire qu'un bien doit pouvoir être pris ou détourné d'une manière qui entraîne une privation pour la victime. Les choses tangibles ne présentent aucune difficulté à cet égard, car on conçoit facilement qu'elles puissent être prises et détournées. Les choses purement intangibles, par contre, comme elles n'ont pas d'existence matérielle, ne peuvent évidemment faire l'objet que d'un détournement; elles ne peuvent être prises. La "prise" d'une chose intangible ne peut se produire que lorsque cette chose fait corps avec un objet tangible, par exemple un chèque, un certificat d'actions ou une liste contenant des renseignements. Toutefois, il ne s'agirait pas alors de la prise de la chose intangible elle‑même, mais plutôt de l'objet matériel qui en constate l'existence.
37. La question est donc de savoir si les renseignements confidentiels sont par leur nature susceptibles d'être pris ou détournés. À mon avis, mis à part certaines circonstances extrêmement rares et très exceptionnelles, ils ne le sont pas. Comme nous l'avons déjà vu, les renseignements eux‑mêmes ne peuvent pas être pris. Quant au détournement, il est défini comme un acte accompli à l'égard d'un bien meuble, qui est incompatible avec le droit d'une autre personne et qui la prive de l'usage et de la possession dudit bien. Les renseignements confidentiels ne sont pas d'une nature telle qu'ils peuvent être détournés parce que, si l'on s'approprie des renseignements confidentiels sans s'emparer d'un objet matériel, par exemple en mémorisant ou en copiant des renseignements ou en interceptant une conversation privée, le prétendu propriétaire ne se voit privé ni de l'usage ni de la possession de ces renseignements. Puisqu'il n'y a pas de privation, il ne peut y avoir de détournement. La victime ne serait alors privée que de la confidentialité des renseignements. Or, selon moi, la confidentialité ne peut faire l'objet d'un vol parce qu'elle ne tombe pas sous le coup de l'expression "une chose quelconque" définie précédemment.
39. (...) Comme je l'ai déjà dit, on ne peut être privé de la confidentialité parce qu'on ne peut pas en être propriétaire. On en a simplement la jouissance. (...)
40. (...)Le "droit de propriété spécial ou [l']intérêt spécial" dont parle l'al. 283(1)a) consiste en un droit de propriété et de possession sur la chose volée. Cet article envisage par exemple le cas du propriétaire d'un objet qui, l'ayant mis en gage, le vole au prêteur sur gages. Il y aurait alors vol parce que le prêteur sur gages jouit d'un droit de propriété ou intérêt spécial dans l'objet en question qu'il peut faire valoir même contre le propriétaire. Bien que la confidentialité puisse donner aux renseignements une certaine valeur, elle ne confère à personne un droit de propriété spécial ni un intérêt spécial à leur égard. Puisque les renseignements confidentiels ne sont pas des biens, il s'ensuit qu'on ne peut avoir sur une chose qui n'est pas un bien un droit de propriété et de possession. Qui plus est, je le répète, si l'inculpé n'a pas commis l'actus reus, il ne suffit pas pour établir sa culpabilité de prouver qu'il a eu l'intention requise.
43. Résumons de façon schématique: "une chose quelconque" n'est pas limitée aux choses tangibles, mais inclut les choses intangibles. Toutefois, pour pouvoir être volé, la "chose quelconque" doit être:
1. un bien de quelque sorte;
2. un bien qui puisse être
a) pris‑‑donc les choses intangibles sont exclues; ou
b) détourné‑‑donc éventuellement une chose intangible;
c) pris ou détourné d'une manière qui prive de quelque façon le titulaire de son droit sur un bien.
Pour des raisons de politique judiciaire, les tribunaux ne devraient pas, dans les affaires de vol, considérer les renseignements confidentiels comme des biens. De toute façon, même si on les considère comme des biens, ils ne peuvent être pris puisque seuls des objets tangibles peuvent l'être. Ils ne peuvent être détournés, non pas parce qu'ils sont intangibles, mais parce que le propriétaire n'en serait jamais privé, sauf dans des circonstances très exceptionnelles et fantaisistes.
44. Pour tous ces motifs, je suis d'avis que l'expression "une chose quelconque" employée au par. 283(1) du Code criminel n'englobe pas les renseignements confidentiels.
47. Dans l'arrêt R. c. Olan, précité, cette Cour a conclu qu'on établit l'élément de frustration requis par le par. 338(1) en prouvant l'existence d'une privation malhonnête. La preuve que les intérêts économiques de la victime risquent de subir un préjudice suffit pour démontrer la privation; il n'est pas nécessaire qu'il y ait une perte économique réelle.
49. Dans sa dissidence, cependant, le juge Lacourcière s'est dit d'avis que l'appelant ne s'était pas rendu coupable de cette infraction. Il a conclu que l'hôtel n'avait pas été frustré de renseignements confidentiels parce que, selon lui, ceux‑ci n'étaient ni des biens, ni de l'argent, ni des valeurs. La seule question qui restait donc à trancher était celle de savoir si l'appropriation des renseignements en question aurait entraîné un risque de perte économique constituant une privation. À ce propos, le juge Lacourcière a dit (à la p. 236):
[TRADUCTION] On reconnaît qu'il n'y a eu aucune intention de la part de l'hôtel d'utiliser les renseignements confidentiels en cause à des fins commerciales. L'hôtel n'aurait donc pas été frustré d'argent ni d'un avantage économique quelconque; tout ce qu'il risquait de perdre était le caractère confidentiel des renseignements. Quoique l'intimé eût reçu de l'argent en contrepartie des renseignements, je vois mal en quoi l'hôtel a pu subir la privation ou le préjudice exigés par l'arrêt R. c. Olan, précité. La privation aurait été claire si les renseignements confidentiels avaient revêtu la forme d'un secret industriel ou de données faisant l'objet d'un droit d'auteur ayant une valeur commerciale et dont la victime entendait tirer parti.
50. J'abonde dans le sens du juge Lacourcière pour les raisons qu'il expose dans le passage reproduit ci‑dessus.
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