Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 RCS 253
16 Le travail des policiers et le système de justice pénale dans son ensemble sont, dans une certaine mesure, tributaires de l’initiative des indicateurs confidentiels. Ainsi, il est depuis longtemps reconnu en droit que les personnes choisissant de servir d’indicateur confidentiel doivent être protégées des représailles possibles. Le privilège relatif aux indicateurs de police est la règle de droit qui empêche l’identification, en public ou en salle d’audience, des personnes qui fournissent à titre confidentiel des renseignements concernant des matières criminelles. Cette protection encourage par ailleurs les indicateurs éventuels à collaborer avec le système de justice pénale.
19 Cette protection générale revêt une telle importance que l’application de la règle du privilège relatif aux indicateurs de police écarte le pouvoir discrétionnaire des juges de première instance. La juge McLachlin s’est exprimée ainsi dans l’arrêt Leipert au par. 12 :
Le privilège relatif aux indicateurs de police revêt une telle importance qu’une fois qu’ils ont conclu à son existence, les tribunaux ne peuvent pas soupeser l’avantage qui en découle en fonction de facteurs compensatoires . . .
21 Ainsi, un tribunal n’a aucun pouvoir discrétionnaire relativement au privilège; il est tenu de protéger l’identité de l’indicateur. En fait, le devoir du tribunal de ne pas enfreindre ce privilège est le même que celui de la police ou du ministère public.
23 Dès lors que l’existence du privilège est démontrée, le tribunal a l’obligation d’appliquer la règle. C’est parce qu’elle revêt un caractère non discrétionnaire que la règle du privilège relatif aux indicateurs de police est qualifiée d’« absolue » : voir R. W. Hubbard, S. Magotiaux et S. M. Duncan, The Law of Privilege in Canada (feuilles mobiles), p. 2‑7. Le ministère public a une obligation semblable : le privilège « appartient » tant au ministère public qu’à l’indicateur lui‑même, de sorte que le ministère public n’a pas le droit de révéler l’identité de l’indicateur : Leipert, par. 15.
25 De plus, l’indicateur lui‑même ne peut décider unilatéralement de « renoncer » au privilège. Selon les auteurs de The Law of Evidence in Canada, à la p. 883, [traduction] « [l]e privilège appartient à la fois au ministère public et à l’indicateur et, partant, l’indicateur ne peut prendre seul la décision d’y renoncer, ni non plus une partie en matière civile » (...)
26 Outre son caractère absolu et non discrétionnaire, la règle est d’application extrêmement large. Elle s’applique à l’identité de tout indicateur de police, qu’il soit ou non présent et même s’il est lui‑même un témoin. Elle s’applique tant à la preuve documentaire qu’aux témoignages de vive voix : Sopinka, Lederman et Bryant, p. 882‑883. Elle s’applique en matières pénales et civiles. L’obligation de garder secrète l’identité des indicateurs est imposée aux policiers, au ministère public, aux avocats et aux juges : Hubbard, Magotiaux et Duncan, p. 2‑2. La règle offre également une protection très étendue. Tous les renseignements susceptibles de permettre l’identification d’un indicateur sont protégés par le privilège. Ainsi, la protection ne vise pas uniquement le nom de l’indicateur de police, mais aussi tous les renseignements susceptibles de servir à l’identifier.
27 La règle du privilège relatif aux indicateurs de police n’admet qu’une seule exception : elle peut être écartée si cette mesure est nécessaire pour démontrer l’innocence de l’accusé dans une procédure pénale (il n’y a pas d’exception à la règle en matière civile). Suivant l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé, « la preuve doit révéler l’existence d’un motif de conclure que la divulgation de l’identité de l’indicateur est nécessaire pour démontrer l’innocence de l’accusé » : Leipert, par. 21. Il y a lieu de souligner que l’exception s’applique uniquement s’il existe des preuves étayant une telle conclusion; les simples conjectures ne suffisent pas : Sopinka, Lederman et Bryant, p. 884. L’exception s’applique uniquement dans les cas où la divulgation de l’identité de l’indicateur de police est le seul moyen pour l’accusé de faire la preuve de son innocence : R. c. Brown, 2002 CSC 32 (CanLII), [2002] 2 R.C.S. 185, 2002 CSC 32, par. 4.
28 Dans l’arrêt Leipert, notre Cour a clairement établi que la démonstration de l’innocence de l’accusé est la seule exception à la règle du privilège relatif aux indicateurs de police. Ne sont admis comme exception à la règle ni le droit à une défense pleine et entière, ni le droit à la communication de la preuve au titre de l’arrêt R. c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (C.S.C.), [1991] 3 R.C.S. 326. D’ailleurs, dans l’arrêt Leipert, notre Cour a laissé entendre, au par. 24, que le privilège relatif aux indicateurs de police en tant que règle absolue, sous réserve uniquement de l’exception relative à la démonstration de l’innocence, est conforme aux dispositions de la Charte portant sur le droit à un procès équitable :
Dans la mesure où des règles et privilèges empêchent une personne innocente d’établir son innocence, ils doivent céder le pas au droit à un procès équitable garanti par la Charte. Or, la règle de common law du privilège relatif aux indicateurs de police ne contrevient pas à ce principe. Dès son origine, la règle a reconnu la priorité du principe de droit selon lequel [traduction] « il ne faut pas condamner un innocent lorsqu’il est possible de prouver son innocence », en permettant de faire exception au privilège dans le cas où l’innocence d’une personne est en jeu : Marks c. Beyfus [(1890), 25 Q.B.D. 494 (C.A.)]. Il n’est donc pas étonnant que notre Cour ait, à maintes reprises, décrit le privilège relatif aux indicateurs de police comme un exemple du principe de droit voulant qu’on ne doive pas condamner une personne innocente, plutôt que comme une dérogation à ce principe.
29 Par souci de clarté, j’estime utile à ce moment d’expliquer l’état du droit en ce qui concerne quelques « autres » exceptions à la règle du privilège relatif aux indicateurs de police qui ont été invoquées devant nous. Comme je l’ai déjà indiqué, l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé est la seule véritable exception au privilège relatif aux indicateurs de police : Leipert. Toutes les autres prétendues exceptions à la règle constituent, en fait, soit des cas d’application de l’exception relative à la démonstration de l’innocence, soit des cas où le privilège ne s’applique pas réellement. Par exemple, les cas où l’indicateur de police est un témoin essentiel d’un crime sont visés par l’exception relative à la démonstration de l’innocence : R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (C.S.C.), [1990] 3 R.C.S. 979, p. 996. Le privilège ne s’applique pas à la personne qui, en plus d’être un indicateur de police, a agi comme agent provocateur : R. c. Davies reflex, (1982), 1 C.C.C. (3d) 299 (C.A. Ont.); Hubbard, Magotiaux et Duncan, p. 2‑28. De même, l’exception relative à la démonstration de l’innocence peut s’appliquer dans les cas où l’art. 8 de la Charte est invoqué pour plaider qu’une fouille ou une perquisition n’était pas fondée sur des motifs raisonnables : Scott. Ainsi, comme je l’ai mentionné, l’exception relative à la démonstration de l’innocence d’un accusé est la seule exception au privilège, une fois son existence reconnue. Toutes les autres soi‑disant exceptions ne constituent en fait que l’application de cette seule véritable exception : Scott, p. 996; D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (4e éd. 2005), p. 254.
30 En conclusion, la justification générale de la règle du privilège relatif aux indicateurs de police exige un privilège extrêmement large et impératif. Une fois que le juge du procès est convaincu de l’existence du privilège, toute divulgation de l’identité de l’indicateur est absolument interdite. Mise à part l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé, la règle jouit d’une protection absolue. La justification du privilège ne peut faire l’objet d’une évaluation au cas par cas. Le privilège assure la protection de tous les renseignements susceptibles de permettre l’identification de l’indicateur de police, et ni le ministère public ni le tribunal n’ont le moindre pouvoir discrétionnaire de communiquer ces renseignements dans une instance, en aucun temps.
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