mardi 10 décembre 2013

LA MISE DE COTÉ DU SECRET PROFESSIONNEL EN CAS DE CRIME OU DE FRAUDE

Amadzadegan-Shamirzadi c. Polak, 1991 CanLII 3002 (QC CA)


Le secret professionnel de l'avocat a joué un rôle fondamental, notamment dans l'établissement du système de justice pénale.  Tant pour assurer la liberté totale des échanges du client avec son procureur, en lui garantissant leur confidentialité, que l'efficacité de son droit à une défense pleine et entière par la possibilité même d'un échange libre et ouvert avec le procureur, il est apparu comme l'une des conditions du fonctionnement effectif de la justice criminelle (voir, par exemple, Geoffrey C. Hazard, «An historical perspective on the Attorney client privilege», (1978) 66 California Law Review 1061, p. 1069 et ss.).  Il correspond à une nécessité sociale de préservation de la liberté et de l'efficacité de la défense vis-à-vis un acte criminel passé. 
Comme il fait partie du droit criminel, les fondements et les modalités du secret professionnel de l'avocat, dans la mesure où on l'invoque en ces matières, relèvent des règles de common law.  Elles en ont été identifiées comme des composantes essentielles de la justice pénale (voir, par exemple, Descoteaux c. Mierzwinski1982 CanLII 22 (CSC), (1982) 1 R.C.S. 860; Solosky c. R., 1979 CanLII 9 (CSC), (1980) 1 R.C.S. 821).  L'on croit même trouver, aujourd'hui, dans un certain nombre de dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés, un fondement constitutionnel à ce privilège, notamment dans l'article 7 sur le droit à la sécurité et à la liberté de la personne, l'article 10b), sur le droit de consulter un avocat en cas d'arrestation et de détention, le droit à la garantie à un procès juste devant un tribunal indépendant (art. 11d) ou, encore, dans la protection contre l'auto-incrimination en vertu de l'article 12.


Si importante que soit l'institution du secret professionnel de l'avocat en droit pénal, elle connaît cependant une limite importante, établie depuis longtemps.  Ce secret, qui appartient au client, peut être néanmoins levé lorsqu'il a été détourné de sa finalité sociale et juridique.  Protégé fermement tant que l'intention du client demeure d'assurer sa défense vis-à-vis un crime passé, il ne saurait être utilisé pour favoriser ou préparer la commission d'un crime.  Il s'agit de l'exception de crime ou de fraude.  En pareil cas, un tribunal a droit de dégager l'avocat de l'obligation de respecter le secret professionnel.  Celui-ci peut alors être interrogé sur ses communications avec son client et le contenu de celles-ci peut être versé en preuve.  La common law britannique a établi et conservé ce principe (voir notamment R. c. Cox and Railton, (1884) 14 Q.B.D. 153, p. 167; Bullivant c.Attorney General of Victoria, (1901) A.C. 196; O'Rourke c. Darbishire, (1920) A.C. 581; Phipson, On Evidence, 13 ed., Londres, 1982, Sweet & Maxwell, pp. 299-300). 

La Cour suprême du Canada a reconnu que cette limitation faisait partie des règles d'aménagement du droit au secret professionnel en droit canadien.  Monsieur le juge Lamer la commentait ainsi, dans l'arrêt Descoteaux c. Mierzwinski:

«Confidentielles qu'elles étaient aux moyens financiers ou à la nature des problèmes, les communications ne le sont plus si et dans la mesure où elles ont été faites dans le but d'obtenir des avis juridiques pour faciliter la perpétration d'un crime.  A forciori, en est-il de même lorsque, comme en l'espèce, la communication elle-même est l'élément matériel (actus reus) du crime et c'est d'autant plus évident lorsque la victime du crime est précisément le bureau de l'avocat à qui la communication a été faite...» (loc. cit., p. 880; voir aussi p. 893; voir également Gosselin c. R., (1903) 33 R.C.S. 255, p. 277, monsieur le juge Davies; R. c. Huculak1963 CanLII 55 (SCC), (1963) R.C.S. 266, p. 272, confirmant (1963) 1 C.C.C. 297, (Alta C.A.) aussi Sopinka and Lederman, The Law of Evidence in Civil Cases, Toronto, Butterworths, (1974) pp. 176-177); Fortin, La preuve pénale, Montréal, Les Éditions Thémis, (1984) p. 137)

L'existence de cette restriction comporte une recherche d'intention afin d'identifier le but recherché par le client.  Lorsque la consultation a été sollicitée pour commettre un crime, non pas pour organiser la défense contre l'accusation déjà portée ou dont on s'estime menacé, il n'est pas de privilège qui tienne.  La présence de cette intention illégale viole la politique juridique qui justifie l'existence du privilège de l'avocat:

«If the client seeks legal advice in order to further illegal activities this policy is not promoted and the privilege should be pierced.» (Note: Developments: Privileged Communications, (1985) 98 Harvard Law Review 1450, p. 1510)


Si l'on s'accorde pour reconnaître que l'exception à l'application du secret professionnel, en cas de consultation pour fins de crime ou de fraude, existe et s'applique dans notre droit, comme en droit criminel anglais ou américain, on s'entend moins pour identifier une méthode suivant laquelle l'on aura accès au contenu de la communication privilégiée, malgré le privilège de l'avocat.  La Cour suprême du Canada ne paraît pas s'être prononcée sur cette question jusqu'à présent (voir A. Gold et al, (1985) Annual Criminal Review of Criminal Law, Carswell, Toronto, pp. 156 et ss.).  On a envisagé diverses solutions.  On s'est demandé si une simple allégation d'une consultation pour fins criminelles ou frauduleuses suffisait pour permettre l'interrogatoire du conseiller juridique.  D'autres, comme l'appelant, ont soutenu qu'il fallait démontrer au préalable, suivant les critères les plus stricts de la preuve pénale, c'est-à-dire au-delà d'un doute raisonnable, que la communication privilégiée avait eu lieu à des fins criminelles.  L'appelant reconnaît toutefois que, jusqu'à présent, une solution médiane a prévalu, mais soutient qu'elle devrait être changée. 

Cette approche intermédiaire n'exige pas une preuve hors de tout doute raisonnable de l'utilisation pour une fin criminelle du privilège de l'avocat.  Elle ne se satisfait pas non plus d'une simple allégation par la partie désirant mettre de côté le droit au privilège professionnel.  Elle exige plutôt que la poursuite, dans ce cas, établisse un certain nombre de faits, qui rendent probable que le client ait entendu consulter pour des fins criminelles ou frauduleuses.  Cette solution intermédiaire elle-même comporte des variantes.  En droit américain, l'on semble, à l'occasion, permettre, par des procédures d'audition à huis clos, d'entendre l'avocat pour déterminer si la communication avait une fin criminelle.  Par son contenu, l'on constatait l'affirmative.  Elle pourrait être ensuite communiquée en audience publique (voir U.S. c. Zolin, (1989) S.ct. 2619; Clark c. U.S., (1933) 53 S.ct. 465, p. 469).  Avant de s'engager dans un tel examen "in camera", il faudrait toutefois établir un fondement factuel préliminaire qui porterait à une croyance raisonnable, par une personne honnête que la communication privilégiée aurait été utilisée à des fins criminelles (U.S. c. Zolin, opinion de monsieur le juge Blackmun, p. 2631).

La solution, qui semble la plus généralement acceptée, voudrait que l'on recherche s'il existe un ensemble de faits dont l'ensemble établit une sorte de preuve circonstancielle permettant de conclure probablement au détournement du secret de la communication privilégiée de cette preuve ainsi que la probabilité de l'existence d'une intention chez le client de commettre un crime ou une fraude grâce à la communication privilégiée.  Cette solution apparaîtrait conforme au droit existant pour le procureur de la Couronne, qui a d'ailleurs argumenté qu'il suffisait qu'une preuve prima facie établisse l'utilisation de la communication privilégiée à des fins criminelles.

Dans sa forme actuelle, la règle découle de la jurisprudence anglaise, qui l'a confirmée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.  La règle appliquée par le juge du procès, en l'espèce, découle principalement de l'arrêt anglais O'Rourke c.  Darbishire, (1920) A.C. 581.  On y a examiné comment invoquer le privilège de l'exception à la règle de la confidentialité de la communication privilégiée entre le client et l'avocat.  En l'espèce, il s'agissait de déterminer si des solicitors avaient falsifié certains actes afin de léser une partie.  La Chambre des Lords reconnaissait qu'une cour pouvait écarter le privilège s'il existait des fondements, en fait, une preuve prima facie  d'une utilisation à des fins criminelles.  Ainsi, ces remarques dans l'opinion du Vicomte Lindley exigeaient:

«Some prima facie evidence that there is some foundation in fact...» (p. 604)

Une autre opinion, celle de Lord Sumner, ajoutait:

«The Court will exercise its discretion, not merely on the terms in which the allegation is made, but also as to the surrronding circumstances for the purpose of seeing whether the charge is made honestly and with sufficient probability of its truth to make it right to disallow the privilege of professional communications.» (p. 613)

On ajoutait qu'il fallait à la fois:

«Accusation and proof of a prima facie case.» (au même sens, voir Lord Parmoor, p. 621)

Dans l'arrêt antérieur de Bullivant c. Attorney General of Victoria, le Conseil privé n'avait pas examiné de façon précise la question du type de preuve requis pour écarter le privilège.  Il avait toutefois souligné qu'il fallait plus qu'une simple allégation, si circonstanciée qu'elle soit. 

Cette question de preuve pose un problème difficile pour les tribunaux.  Si l'on se satisfait d'une simple allégation, on le réduit à néant, à toutes fins pratiques, au gré de la partie.  A l'inverse, si l'on adopte la thèse de l'appelant, on le rend impénétrable.  Le dilemme a été bien vu et expliqué dans un jugement de la Cour supérieure, prononcé par monsieur le juge Jean-Guy Boilard (R. c. Giguère, (1978) 44 C.C.C. (2d) p. 525).  Il exposait ainsi la question:

«However, if the communication is made with the purpose of the client obtaining information liable to facilitate commission of a crime, whether or not this is known to the solicitor, the privilege ceases to exist.

This is where it is difficult, however, to determine how to decide the legitimacy of the existence of the privilege.  Must the Courts rely upon the declaration presumably of good faith, made by the lawyer that the law compels him to claim the privilege?  Or must the Court grant and be satisfied with the mere dispute over the existence of the privilege, a dispute made by one who denies its existence and who seeks to lead evidence of the privileged communication?

Finally, to resolve this dilemma, should the Court compel the solicitor to reveal the privileged communication that he has the duty to keep secret during a voir dire held in the presence of the accused, his counsel, counsel for the prosecution, and the Court personnel?  There remains perhaps to determine whether the public may be present or not.

This latter solution seems to have been used by the Ontario Court of Appeal in R. v. Bencardino and de Carlo 1973 CanLII 804 (ON CA), (1973), 15 C.C.C. (2s) 342, 2 O.R. (2d), 351, 24 C.R.N.S. 173.  And I refer specifically to the reasons of Jessup, J.A..  I quote [at p. 349]:


In my opinion, the new trial Judge should conduct a voir dire as to what Quaranta said to Mr. Greenspan and if it appears that Quaranta was not seeking legal advice, but rather relief from intimidation in prison, or if it appears that he expressly or impliedly authorized Mr. Greenspan to divulge his plight to the authorities, then I think Mr. Greenspan can be required to testify before the jury as to what Quaranta said to him in that connection.
With much respect for Mr. Justice Jessup, to adopt this solution will be equivalent, I think, to ignoring the absolute character of the privilege, if it exists.  It appears doubtful to me, and I say so with much respect, that on one hand one may authorize or even order a disclosure, perhaps semi-public, of the privileged communication in order to thereby declare it to be absolutely and definitively privileged and then to order the lawyer not to reveal it.» (pp. 528-529)

Le juge considérait comme applicable au Canada la solution retenue par la Chambre des Lords dans O'Rourke c. Darbishire.  Il exigeait alors des éléments de preuve confirmant prima facie les allégations d'utilisation du secret professionnel à des fins criminelles:

«The solution to this problem seems to me to be proposed by the House of Lords in O'Rourke v. Darbishire, cited above, where it was decided that, even when claimed by the lawyer, the privilege will cease to exist if the who contests it not only alleges that the communication was made in order to facilitate the commission of a crime, but supports this assertion with prima facie evidence which in some way confirms this assertion.» (p. 529)

La méthode suggérée par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire R. c. Bencardino et De Carlo (1973) 15 C.C.C. (2d) 342, comme le soulignait le juge Boilard, comportait l'inconvénient de contraindre à une divulgation du secret professionnel.  Pour déterminer s'il devait être préservé, elle obligeait le juge à en faire dévoiler le contenu, même si cela survenait dans le cadre d'un voir dire et à huis clos.  La méthode suggérée par le juge Boilard, fondée sur la jurisprudence anglaise, assure un meilleur équilibre des droits du client et de ceux de la poursuite.  Elle retient l'importance fondamentale de ces communications mais, en même temps, préserve une possibilité d'accès à celles-ci, pour vérifier si on ne les a pas détournées de leur finalité.  Cette possibilité se trouve basée sur l'existence d'une preuve circonstancielle, rendant probable l'existence d'une intention illicite.  Cette méthode a été généralement jugé appropriée par les auteurs:

«It is submitted that the fundamental importance of such communications require a clear rule to the effect that an apparently privileged communication can be revealed on the basis of the fraud or future crime exception only after a prima facie showing of the exceptions application.  To that point, the communication itself cannot be resorted to since the apparent privilege remains...» ( A. Gold, loc. cit., p. 1591; voir aussi, au même effet, Sopinka et Lederman, p. 177; McWilliams, Canadian Criminal Evidence, 3rd ed., Canada Law Book, p. 35-47; voir Fortin, La preuve pénale, p. 138)


L'appelant soutient que cette règle devrait être mise de côté.  Il prétend s'appuyer notamment sur certains commentaires contenus dans les notes infra paginales de l'opinion du juge Blackmun, dans l'affaire Zolin (loc. cit., pp. 2026-2027).  Cet arrêt ne contient de toute façon aucune conclusion semblable.  Au contraire, il applique les règles traditionnelles suivant les modalités retenues par le droit américain.  Avec égards, l'on n'a pas établi de justification pour une modification de cette règle.  Tel que proposée par l'appelant, en exigeant une preuve hors de tout doute raisonnable de l'utilisation dans le cadre d'un crime, elle amènerait à abroger pratiquement l'exception établie par la jurisprudence au privilège de la communication.  Pour que la communication cesse d'être privilégiée, il faudrait une preuve indépendante, hors de tout doute raisonnable, démontrant qu'elle avait servi à la commission ou à la planification d'un crime.  Il faudrait, en somme, que le crime puisse être établi par d'autres sources, conformément aux standards généraux de la preuve pénale.  A ce moment-ci, si cette preuve était disponible, la levée du secret professionnel deviendrait inutile.  Si l'on ne pouvait établir la commission du crime et son lien avec la communication privilégiée hors de tout doute raisonnable, le secret professionnel ne pourrait être levé.  Dans l'un ou l'autre cas, en établissant une règle de preuve de cette nature, l'on assurerait la préservation du secret professionnel d'une communication intervenue, même dans le but de commettre un crime futur.  Cette interprétation avait déjà été écartée par le Conseil privé, dans l'arrêt Bullivant c. Attorney General of Victoria, où Lord Halisbury décrivait ainsi cet argument et ses conséquences:


«If you are to say "I will not say what these communications are because until you have actually proved me guilty of crime, they must be privileged as confidential", the result would be that they could never be produced at all, because until the whole thing is over, you cannot have proof of guilt.» (pp. 200-201)

La règle de common law, telle que dégagée à partir de l'arrêt Darbishire, représente un équilibre entre des intérêts sociaux et juridiques contradictoires.  Elle empêche le détournement du secret professionnel de sa finalité.  Elle évite que son contenu ne soit révélé sans une vérification attentive d'une preuve circonstancielle de l'intention capable d'établir, sur une balance des probabilités, son utilisation à des fins criminelles.  La modification d'une telle règle ne s'impose pas, même depuis l'entrée en vigueur de laCharte.  Les garanties juridiques de celle-ci ne paraissent pas exiger la confidentialité totale de communication professionnelle à fins criminelles.  Il faut plutôt examiner ici l'argumentation subsidiaire quant à l'existence d'une telle preuve dite prima facie de la participation de Shamirzadi à une conspiration avec avocat et son épouse, pour fabriquer de la preuve.

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