R. c. Bertrand Marchand, 2023 CSC 26
(4) Résumé
[48] La démarche analytique de l’arrêt Friesen exige que l’on comprenne le caractère répréhensible inhérent et les préjudices distincts du leurre ainsi que les objectifs de détermination de la peine du Parlement. La compréhension du caractère répréhensible et de la nocivité de l’infraction de leurre est essentielle à la bonne appréciation de la gravité de l’infraction et du degré de responsabilité du délinquant, et sont indispensables pour éviter d’appliquer un raisonnement stéréotypé et de retenir erronément certaines circonstances aggravantes et atténuantes (par. 50). J’utilise ces indications comme bases afin d’établir une peine juste pour M. Bertrand Marchand et comme fondements de l’analyse constitutionnelle au regard de l’art. 12.
[71] En plus de déterminer la gravité de l’infraction, il faut déterminer la culpabilité morale du délinquant pour fixer une peine proportionnée. Pour ce faire, on doit relever tant les circonstances atténuantes que les circonstances aggravantes. En l’espèce, afin d’examiner la culpabilité morale de M. Bertrand Marchand et de fixer une peine proportionnée, je dresse une liste non exhaustive des circonstances aggravantes et atténuantes qui ont une pertinence particulière dans le contexte du leurre.
[72] Les juges qui prononcent les peines doivent tenir compte des circonstances atténuantes qui découlent des faits de l’affaire dont ils sont saisis. Parmi les circonstances atténuantes que l’on retrouve couramment dans les cas de leurre, mentionnons le plaidoyer de culpabilité présenté par le délinquant (voir, p. ex., Misay, par. 141; Melrose, par. 264; Wall, par. 75; R. c. Ditoro, 2021 ONCJ 540, par. 43 (CanLII); R. c. Gould, 2022 ONCJ 187; R. c. Cooper, 2023 ONSC 875, par. 17 (CanLII); R. c. Clarke, 2021 NLCA 8, par. 53 (CanLII); R.S.F., par. 103; R. c. Aeichele, 2023 BCSC 253, par. 61 (CanLII); R. c. Wolff, 2020 BCPC 174, par. 64 (CanLII)), le fait que le délinquant a exprimé des remords sincères ou acquis une compréhension des préjudices causés par l’infraction (voir, p. ex., Directeur des poursuites criminelles et pénales c. St‑Amour, 2021 QCCQ 6855, par. 43 (CanLII); Wall, par. 75; Ditoro, par. 59; Misay, par. 150; Gould; R. c. Rice, 2022 ABKB 773, par. 48 (CanLII); Clarke, par. 53; R.S.F., par. 105; Wolff, par. 67), et le fait que le délinquant a entrepris des démarches de réinsertion sociale comme du counseling ou un traitement (voir, p. ex., R.S.F., par. 103; R. c. Wickramasinghe, 2022 ONCJ 331, par. 25 (CanLII); Gould; R. c. Rasiah, 2021 ONCJ 584, par. 42 (CanLII)). En l’espèce, dans son analyse de la peine pour l’accusation de contacts sexuels, la juge chargée de déterminer la peine a examiné le rapport présentenciel et tenu compte à juste titre du plaidoyer de culpabilité de M. Bertrand Marchand, de l’absence de déclarations de culpabilité antérieures, de son honnêteté et de sa collaboration tout au long du processus de détermination de la peine, des facteurs qui sont aussi pertinents pour l’infraction de leurre.
[73] La situation personnelle du délinquant peut aussi avoir un effet atténuant sur sa culpabilité morale (Friesen, par. 91‑92). Dans le contexte de la détermination de la peine appropriée dans son ensemble, la juge chargée de déterminer la peine en l’espèce a pris en considération l’âge qu’avait M. Bertrand Marchand au moment des faits, sa vie familiale stable et le fait qu’il avait eu un emploi stable pendant environ trois ans. Monsieur Bertrand Marchand a surmonté un trouble lié à la consommation de drogue au cours de son adolescence. À l’époque, cela lui avait causé des problèmes de santé et des crises de panique (motifs de détermination de la peine, par. 22). Un délinquant peut avoir une déficience mentale ou un trouble lié à la consommation d’une substance qui comporte de grandes limites cognitives, de sorte que sa culpabilité morale s’en trouve réduite (Friesen, par. 91; voir, p. ex., Hood, par. 180; Melrose, par. 223‑235; R. c. Osadchuk, 2020 QCCQ 2166, par. 51‑55 (CanLII); R. c. Deren, 2021 ABPC 84, par. 44 et 51 (CanLII); R. c. Sinclair, 2022 MBPC 40, par. 15 et 67 (CanLII); Wolff, par. 65). Toutefois, cette circonstance n’est pas atténuante dans le cas de M. Bertrand Marchand, car sa consommation de drogue ne chevauchait pas la période considérée (contrairement à l’affaire Sinclair, par. 67; Wolff, par. 65).
(i) Manipulation psychologique
[74] Comme je l’ai mentionné précédemment, la juge chargée de déterminer la peine a commis une erreur de principe en ne tenant pas compte du fait que les actes du délinquant ont causé un préjudice psychologique distinct à la victime. La manipulation, notamment psychologique, à laquelle s’est livré M. Bertrand Marchand constitue une circonstance aggravante qui accroît sa culpabilité morale.
[75] En l’espèce, aucune déclaration officielle de la victime n’a été produite à l’audience de détermination de la peine. Néanmoins, même lorsque la preuve du préjudice réel causé à la victime n’est pas admise, le préjudice peut être inféré. Notre Cour a précisé que « la violence sexuelle contre des enfants est intrinsèquement susceptible de causer plusieurs formes reconnues de préjudice. [. . .] [L]a possibilité qu’elles se concrétisent est toujours présente chaque fois qu’il y a atteinte physique de nature sexuelle avec un enfant et même dans le cas des infractions d’ordre sexuel contre des enfants qui ne requièrent ni n’impliquent d’atteintes physiques » (Friesen, par. 79). La possibilité qu’un préjudice raisonnablement prévisible soit causé doit être prise en compte lors de la détermination de la peine même lorsque le leurre n’entraîne aucun préjudice réel (par. 84).
[76] Lorsqu’il n’existe pas de preuve directe du préjudice réel causé à la victime, « [l]es tribunaux peuvent être en mesure de conclure à l’existence d’un préjudice réel sur la foi de nombreuses circonstances factuelles qui peuvent causer un préjudice additionnel et constituer des facteurs aggravants » (par. 86). Autrement dit, les juges chargés de déterminer la peine peuvent inférer la probabilité qu’un préjudice réel soit causé lorsqu’il y a des circonstances aggravantes comme la manipulation psychologique (voir, p. ex., R. c. Pentecost, 2020 NSSC 277, par. 50‑54 (CanLII)).
(ii) Nature de la communication
[77] La nature de la communication a un lien avec le caractère répréhensible de la conduite. Dans le présent pourvoi, la période visée par l’acte d’accusation de leurre s’étend sur près de sept mois. Durant cette période, des centaines de messages ont été échangés par l’intimé et la victime. La durée et la fréquence des communications sont importantes dans la mesure où elles peuvent provoquer des préjudices cumulatifs ou plus graves et accroître la gravité de l’infraction et la culpabilité morale du délinquant. Puisque les actes de violence sexuelle répétés et prolongés aggravent le préjudice à long terme subi par la victime (Friesen, par. 131), l’envoi d’une grande quantité de messages, ou l’envoi persistant et sans relâche de messages, constitue une circonstance aggravante (R. c. Collier, 2021 ONSC 6827, par. 75 (CanLII); R. c. Kavanagh, 2023 ONSC 283, par. 84 (CanLII); R. c. Moolla, 2021 ONSC 3702, par. 22 (CanLII); R. c. E.F., 2021 ABQB 272; R. c. Battieste, 2022 ONCJ 573, par. 45 (CanLII)). En outre, bien qu’une période de communication plus courte ne soit pas une circonstance atténuante, le fait que les communications en ligne se poursuivent pendant une longue période est une circonstance aggravante (R. c. Faille, 2021 QCCQ 4945, par. 68‑70 (CanLII)).
[78] La teneur de la communication est pertinente lors de la détermination de la peine. En l’espèce, M. Bertrand Marchand a souvent envoyé à la victime des messages sexuellement explicites et objectifiants. Un contenu clairement sexuel est de toute évidence une circonstance aggravante, mais il en va de même d’une communication où le délinquant manipule la victime en utilisant des mots qui évoquent l’amour et l’affection (Wolff; R. c. Saberi, 2021 ONCJ 345, 493 C.R.R. (2d) 121; R. c. Boucher, 2020 ABCA 208). Le fait que le délinquant recoure à des ruses, des mensonges ou de la manipulation pour leurrer la victime constitue aussi une circonstance aggravante (Collier, par. 77).
[79] Encourager un enfant à transmettre des images de lui-même ou lui envoyer des images sexuellement explicites fait également augmenter la culpabilité morale du délinquant et peut constituer une circonstance aggravante pour la détermination de la peine relative à l’infraction de leurre (Collier; Kavanagh; R. c. Kalliraq, 2022 NUCA 6; R. c. Razon, 2021 ONCJ 616; Deren). Monsieur Bertrand Marchand a incité à maintes occasions la victime à envoyer des photos sexuellement explicites d’elle par Snapchat, photos qu’il disait enregistrer sur son téléphone (d.a., vol. II, p. 124). La durée et la fréquence des communications, ainsi que le caractère sexuellement explicite des messages et les demandes répétées d’envoi de photos sexuellement explicites, sont toutes des circonstances aggravantes en l’espèce (Collier; Kavanagh; Kalliraq; Razon; Deren).
[80] La tromperie peut se présenter sous de nombreuses formes et constitue une circonstance aggravante. Lorsqu’un délinquant a recours à l’anonymat, par exemple en utilisant un faux nom, une fausse identité ou en mentant sur son âge, sa conduite est alors plus répréhensible (Pentecost; R. c. Coban, 2022 BCSC 1810; Ditoro; R. c. Bains, 2021 ABPC 20; Cooper; Collier; Montour c. R., 2020 QCCA 1648). Toutefois, ce ne sont pas tous les délinquants qui agissent sous le couvert de l’anonymat. Dans la présente affaire, M. Bertrand Marchand a rencontré la victime en personne et s’est servi de sa véritable identité lorsqu’il l’a ajoutée comme amie dans Facebook. Selon les circonstances, une personne peut gagner la confiance d’un enfant vulnérable soit en mentant sur son identité, soit en tirant profit d’une relation préexistante (Rayo, par. 92‑93).
[81] La communication en soi peut également comporter des tactiques trompeuses. Dans certains cas, le délinquant peut ordonner à la victime d’effacer la communication pour dissimuler le leurre, ou de ne pas faire part des messages à ses parents ou aux membres de sa famille (Saberi; R. c. LaFrance, 2022 ABCA 351). Le délinquant peut aussi dire à la victime de s’habiller plus en adulte lorsqu’ils se rencontrent en personne (Saberi). Il est encore plus aggravant que le délinquant choisisse délibérément une plate‑forme qui efface les traces de communication pour éviter de se faire prendre (voir J.R.) ou qu’il propose une plate-forme plus sûre après avoir été informé de l’âge de l’enfant (Rasiah). En l’espèce, M. Bertrand Marchand a demandé à la victime de lui envoyer des photos sexuellement explicites sur Snapchat, une plate-forme qui efface les traces de communication. Cependant, des photos ont également été échangées tout au long de leurs communications sur Facebook, ce qui porte à croire que l’intention d’éviter de se faire prendre n’est pas présente en l’espèce.
(iv) Abus de confiance ou d’autorité
[82] La jurisprudence fournit plusieurs exemples courants de personnes en situation d’autorité qui peuvent exploiter leur pouvoir, notamment un parent (voir, p. ex., J.R.), un enseignant (voir, p. ex., Pentecost; Faille; R. c. Jissink, 2021 ABQB 102, 482 C.R.R. (2d) 167) ou un ami de la famille (voir, p. ex., Rayo; R. c. Lemay, 2020 ABCA 365, 14 Alta. L.R. (7th) 45; Boucher). Cependant, les situations de confiance s’inscrivent sur un spectre, et tout type de relation de confiance peut faciliter la perpétration de l’infraction (Rayo, par. 87 et 96; Friesen, par. 125). Les relations antérieures peuvent être instrumentalisées afin d’obtenir un accès à la victime, de créer un climat de confiance et d’accroître le sentiment de confiance, et peuvent faire en sorte que la victime est plus facile à manipuler — parce que le délinquant qui a eu une relation antérieure avec celle‑ci connaît souvent des choses à son sujet, notamment ses vulnérabilités particulières, comme sa situation familiale. Dans les cas où le délinquant se sert d’une relation préexistante pour exploiter un lien de confiance préexistant, un abus de confiance est « susceptible d’accroître le préjudice causé à la victime et, partant, la gravité de l’infraction » (Friesen, par. 126).
[83] Dans de nombreux cas de leurre, le délinquant cherche intentionnellement à construire une relation de confiance, à amener une relation de confiance existante à revêtir un caractère sexuel ou encore à établir des rapports secrets entre lui et la victime. La rupture ultérieure du lien de confiance peut engendrer des sentiments de peur et de honte chez cette dernière, la dissuader de porter plainte et compromettre ses relations. Le degré de responsabilité du délinquant est plus important lorsque celui‑ci profite de son rôle de confident ou d’ami pour gagner la confiance de la victime en vue de faciliter un contact sexuel (R.S.F.; Rayo, par. 87 et 96).
[84] Monsieur Bertrand Marchand et la victime se sont rencontrés en personne par l’intermédiaire d’amis qu’ils avaient en commun et ont ensuite communiqué en ligne. Il a eu des rapports sexuels illicites avec la victime à trois reprises avant d’initier les communications en ligne qui ont mené à l’accusation de leurre. Le chef d’accusation de leurre ne visait donc pas les trois cas de contacts sexuels qui l’avaient précédé. Comme l’ont indiqué les appelants dans leurs plaidoiries écrites, le fait que l’infraction sous‑jacente ait eu lieu trois fois avant le début du leurre ne diminue en rien la gravité des communications subséquentes (m.a., par. 34‑48). Cette relation préexistante a ouvert la porte aux communications par Facebook et a permis à M. Bertrand Marchand d’avoir accès à la victime. L’intimé a profité du lien de confiance préexistant qu’il avait établi avec la victime lorsqu’ils se sont rencontrés pour la première fois.
[85] L’âge de l’enfant victime peut aussi constituer une circonstance aggravante. Aux termes du sous‑al. 718.2a)(ii.1) du Code criminel, le fait que la victime d’un abus soit une personne âgée de moins de 18 ans est une circonstance aggravante prévue par la loi. Bien que l’infraction de leurre implique toujours un enfant, il doit en principe s’agir d’un enfant en âge d’avoir accès à un moyen de télécommunication et d’en faire usage; aussi les très jeunes enfants et les nourrissons sont rarement victimes de cette infraction. Ce sont plutôt souvent les adolescents qui sont victimes de leurre. Les juges chargés de prononcer la peine doivent garder à l’esprit la mise en garde formulée dans l’arrêt Friesen selon laquelle les tribunaux doivent « prendre bien soin d’infliger des peines proportionnelles dans les cas où la victime est un adolescent » parce que des peines clémentes de façon disproportionnée ont été infligées par le passé dans de tels cas (par. 136).
[86] Le leurre comporte un rapport de force inégal inhérent entre l’adulte qui utilise la technologie et l’enfant ou l’adolescent sans supervision qui reçoit ses messages. Dans l’arrêt Friesen, la Cour a analysé le rapport de force inégal marqué entre les adultes et les enfants, qui se trouvent « souvent démunis lorsqu’ils sont privés de la protection et de l’assistance de leurs parents » (par. 134). Bien que la victime, dans le cas qui nous occupe, était une adolescente et non une jeune enfant, elle était sous la garde du directeur de la protection de la jeunesse lorsque M. Bertrand Marchand l’a prise pour cible, ce qui fait qu’elle était particulièrement vulnérable dans les circonstances.
[87] En outre, un écart d’âge marqué entre le délinquant et la victime vient accroître le caractère répréhensible du comportement reproché (voir, p. ex., Misay, par. 61; Faille, par. 74; Jissink, par. 52; R. c. Aguilar, 2021 ONCJ 87, par. 21 (CanLII), conf. par 2022 ONCA 353, par. 14 (CanLII)). En l’espèce, M. Bertrand Marchand a neuf ans de plus que la victime, qui était à ses premières années d’adolescence au début de la période visée par l’accusation. Il était au courant de son âge depuis le début et a mentionné qu’elle était jeune à plusieurs reprises. La différence d’âge considérable ainsi que la très grande vulnérabilité de la victime constituent des circonstances aggravantes.
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