dimanche 4 septembre 2011

Les demandes fondées sur le par. 24(2) visant la preuve dérivée

R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 RCS 353

[116] La catégorie d’éléments de preuve la plus problématique est celle qui combine certains aspects des déclarations et certains aspects de la preuve matérielle — soit, une preuve matérielle découverte à la suite d’une déclaration obtenue illégalement. C’est ce que la jurisprudence appelle la preuve dérivée et c’est le type de preuve en cause en l’espèce.

[117] Nous avons vu précédemment que les confessions involontaires sont inadmissibles en common law. Cette exclusion automatique des déclarations involontaires procède de la perception qu’il est injuste de mobiliser une personne contre elle‑même et, surtout, du doute au sujet de la fiabilité des déclarations forcées. Toutefois, la common law n’a pas étendu l’inadmissibilité automatique aux éléments de preuve matérielle découverts grâce aux renseignements tirés de ces déclarations. La règle des confessions s’étant articulé surtout autour de la notion de fiabilité, l’intérêt du public à ce que la vérité soit établie au moyen d’une preuve fiable a, en common law, primé sur les préoccupations relatives à l’auto‑incrimination : Wray et R. c. St. Lawrence, [1949] O.R. 215 (H.C.J.).

[118] Le paragraphe 24(2) de la Charte a implicitement infirmé la pratique de common law consistant à toujours admettre les éléments de preuve dérivée fiables. Le juge doit désormais se demander si l’utilisation des éléments de preuve dérivée obtenus par suite d’une violation de la Charte serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[119] La jurisprudence relative au par. 24(2) traitant d’éléments de preuve matérielle dérivée a donc été dominée, jusqu’à présent, par deux notions connexes — celle de la mobilisation de l’accusé contre lui‑même et celle de la possibilité de découvrir. Les éléments de preuve matérielle qui n’auraient pas été découverts n’eût été de la déclaration inadmissible ont été considérés comme des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même et, par suite, jugés inadmissibles : R. c. Feeney, 1997 CanLII 342 (C.S.C.), [1997] 2 R.C.S. 13, et Burlingham. La théorie de la « possibilité de découvrir » a été élaborée pour distinguer les cas où la mobilisation de l’accusé contre lui‑même était nécessaire à l’obtention d’éléments de preuve de ceux où les éléments de preuve auraient été recueillis de toute manière. Dans le premier cas, il y avait exclusion, tandis que, dans le second, les chances qu’ils soient utilisés étaient supérieures.

[120] On a critiqué ces deux notions à juste titre parce qu’elles laissaient trop place aux suppositions et qu’elles pouvaient donner des résultats aberrants : D. Stuart, « Questioning the Discoverability Doctrine in Section 24(2) Rulings » (1996), 48 C.R. (4th) 351; Hogg, section 41.8d). En pratique, elles se sont révélées difficiles à appliquer en raison de leur nature hypothétique et de la subtilité des distinctions entre les critères servant à déterminer si les éléments de preuve sont « dérivé[s] » et si ils « pouvai[en]t être découvert[s] » : voir Feeney, par. 69‑71.

[121] Les règles existantes en matière de preuve dérivée et de possibilité de découvrir ont été élaborées sur le fondement de la notion d’équité du procès dégagée dans l’arrêt Collins, et elles donnaient effet à l’idée que, lorsque les éléments de preuve auraient été découverts de toute façon, la mobilisation de l’accusé contre lui‑même n’est pas véritablement la cause de leur disponibilité. La théorie de la possibilité de découvrir a pris encore plus d’importance avec l’arrêt Stillman, qui a considérablement élargi la catégorie des éléments de preuve obtenus en mobilisant l’accusé contre lui‑même. Comme nous avons conclu que ce fondement sous‑jacent ne tenait plus et que l’équité du procès au sens des arrêts Collins et Stillman ne constitue plus un critère déterminant pour les besoins de l’analyse requise par le par. 24(2), la possibilité de découvrir ne devrait pas davantage être déterminante quant à l’opportunité d’utiliser des éléments de preuve dérivée.

[122] La possibilité de découvrir reste toutefois utile pour évaluer l’impact réel de la violation sur les intérêts protégés de l’accusé. En effet, ce critère permet au tribunal d’évaluer la force du lien de causalité entre l’auto‑incrimination contraire à la Charte et les éléments de preuve qui en ont découlé. Plus il est probable que ces derniers auraient été obtenus même sans la déclaration, moins les incidences de la violation sur l’intérêt sous‑jacent de l’accusé de ne pas s’incriminer ont d’importance. Bien entendu, l’inverse est également vrai. Par ailleurs, lorsqu’il est impossible d’établir avec certitude si les éléments de preuve auraient été découverts sans la déclaration, la possibilité de découvrir n’influera pas sur l’analyse requise par le par. 24(2).

[123] Afin de déterminer, pour l’application du par. 24(2), si l’utilisation d’une preuve dérivée est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, les tribunaux doivent examiner les trois questions usuelles que nous avons décrites dans les présents motifs, en tenant compte de l’origine auto‑incriminante des éléments de preuve tirés d’une déclaration obtenue irrégulièrement ainsi que de son statut en tant que preuve matérielle.

[124] La première question porte sur la façon dont la police a obtenu la déclaration ayant permis de mettre la main sur la preuve matérielle. Encore une fois, les circonstances factuelles de la violation dicteront dans quelle mesure l’examen de cette question favorisera l’exclusion : plus la conduite de l’État est grave, plus l’utilisation des éléments de preuve qui en découlent tend à miner la confiance du public en la primauté du droit. Les policiers ont‑ils délibérément et systématiquement bafoué les droits de l’accusé garantis par la Charte? Ou ont‑ils plutôt agi de bonne foi, conformément à des politiques policières qu’ils croyaient légitimes?

[125] La deuxième question met l’accent sur les incidences de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte. Souvent, c’est le droit à l’avocat énoncé à l’al. 10b) — qui protège l’intérêt de l’accusé à décider de façon éclairée s’il parlera ou non aux autorités — qui est violé par l’obtention inconstitutionnelle d’une déclaration. À ce stade, l’examen pertinent consiste à déterminer dans quelle mesure la violation de la Charte a empiété sur cet intérêt à faire un choix libre et éclairé. Lorsque l’atteinte à cet intérêt est considérable, ce facteur militera fortement en faveur de l’exclusion. Pour évaluer l’incidence de la violation, la possibilité de découvrir les éléments de preuve dérivée peut revêtir elle aussi de l’importance en tant que facteur qui accroît ou qui atténue le caractère auto‑incriminant des éléments de preuve. Si les éléments de preuve dérivée pouvaient être découverts de façon indépendante, l’incidence de la violation pour l’accusé est atténuée et l’utilisation des éléments de preuve est plus probable.

[126] La troisième question à examiner pour établir si l’utilisation des éléments de preuve dérivée serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice concerne l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Comme la preuve dérivée est de nature matérielle, sa fiabilité est généralement moins problématique, et l’intérêt du public à ce qu’un procès soit instruit sur le fond favorisera donc habituellement son utilisation.

[127] Il appartient chaque fois au juge du procès de soupeser et de mettre en balance ces questions. Dans la mesure où il tient compte des facteurs appropriés, il faut faire preuve d’une grande déférence à l’égard de sa décision. On peut toutefois avancer que, en règle générale, lorsque des éléments de preuve fiables sont recueillis à la suite d’une violation résultant de gestes accomplis de bonne foi sans porter gravement atteinte aux intérêts protégés de l’accusé, le juge du procès peut conclure à l’admissibilité de ces éléments pour l’application du par. 24(2). Par contre, une conduite policière délibérée et inacceptable portant substantiellement atteinte à ces intérêts pourra entraîner l’exclusion des éléments de preuve en dépit de leur fiabilité.

[128] Le juge appelé à appliquer le par. 24(2) ne doit pas perdre de vue qu’une règle plus souple peut encourager les policiers à obtenir des déclarations qu’ils savent inadmissibles dans le but de recueillir des éléments de preuve dérivée qui pourraient, à leurs yeux, être utilisés. Lorsqu’il a des raisons de croire que les policiers ont délibérément agi abusivement afin d’obtenir une déclaration pouvant les mener à de tels éléments, le juge devrait refuser de les recevoir en preuve. L’utilisation d’éléments de preuve dérivée recueillis par suite d’une violation flagrante et délibérée de la Charte serait susceptible de déconsidérer encore davantage l’administration de la justice, de sorte qu’il y a lieu d’écarter les éléments de preuve.

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