mardi 20 mai 2014

Revue exhaustive de la question des délais (dé)raisonnables par la Cour d'Appel du Québec

R. c. Boisvert, 2014 QCCA 191 (CanLII)


[12]        Qualifier les délais ne constitue pas l'exercice d'une discrétion de sorte que la révision de la décision s'effectue selon la norme de la décision correcte.

[13]        La juge a commis diverses erreurs dans son analyse des délais : des erreurs de calcul du nombre de jours ainsi que des erreurs de qualification de diverses périodes pertinentes au présent débat puisqu'elles affectent l'analyse du caractère raisonnable du délai.

22 décembre 2005 au 8 février 2006 (48 jours)
[16]        La juge impute ce délai au ministère public puisque résultant, à son avis, d'une divulgation tardive du rapport d'expertise de reconstitution de la scène d'accident.
[17]        Cette conclusion retenue par la juge résulte peut‑être de l'affirmation de la procureure de l'intimé, lors de ses représentations sur la requête en arrêt des procédures, voulant qu'il manque certaines choses au 22 décembre 2005, mais sans qu'elle ne donne plus de précisions. Cela dit, la preuve au dossier n'indique pas que le report pro forma soit dû à une telle divulgation tardive.
[18]        Ce que la preuve révèle, c'est que la défense a demandé la remise pro forma afin d'entamer ou de faire avancer des discussions avec le ministère public, après avoir renoncé à la tenue de l'enquête préliminaire.

[20]        Enfin, même s'il fallait retenir que des documents à communiquer étaient toujours manquants au 22 décembre 2005, ce fait n'occasionnait aucun délai supplémentaire puisque l'intimé a renoncé, dès ce jour‑là, à la tenue de l'enquête préliminaire.


10 janvier au 21 novembre 2007 (315 jours)
[25]        Bien que la juge n'ait pas été tenue de s'en remettre à la qualification juridique proposée par l'une ou l'autre des parties, elle devait tout de même correctement qualifier la période.
[26]        Dans le contexte précédemment décrit, ces 315 jours ne devaient pas être imputés au ministère public comme l'indiquent le juge Lamer dans Rahey et la juge L'Heureux-Dubé dans Brassard :

Extrait de l'arrêt Rahey
Le délai demandé, causé ou accepté par un accusé doit normalement être exclu de l’évaluation du caractère raisonnable.
Extrait de l'arrêt Brassard
En l'absence de preuve que ces consentements représentent un acquiescement devant l'inévitable, ces consentements équivalent à une renonciation ou, provenant de l'accusé, lui sont imputables.
19 mars 2008 au 19 septembre 2008 et 12 novembre 2008 au 8 janvier 2009
[31]        En pareilles circonstances, puisque la requête de l'intimé en arrêt des procédures était inconnue de l'appelante au moment où le procès a été fixé pour trois jours, la juge était en présence d'un développement non anticipé qui aurait dû donner lieu à une analyse selon ce qu'énonce la Cour d'appel de l'Ontario dans Tran :
[48]      I also pause to add the following observation. Judges should be cautious about engaging in a minute analysis of the normal vicissitudes of a trial for the purpose of allocating delay to the Crown or to the defence on s. 11(b) Charter applications - for example, the need to pause to consider unforeseen developments during the trial, the customary requirement to juggle the line-up and availability of witnesses, insignificant administrative glitches or early adjournments. Except in rare cases where unreasonable delay arising from such issues can readily be attributed to one side or the other or to the court system, I would think that delays arising from these sorts of factors during the normal evolution of a trial would be part of the inherent time requirements of the case.
[Nous soulignons.]
[32]        De plus, puisque le temps additionnel requis pour le déroulement du procès résultait des requêtes de l'intimé, lesquelles n'avaient pas été prises en compte ou ne pouvaient pas l'être au moment d'évaluer la durée pour fins de fixation, la juge n'aurait pas dû imputer le délai du 2 mai 2008 au 19 septembre 2008 en parts égales aux parties, mais plutôt le considérer comme un délai inhérent (neutre), comme le fait la Cour d'appel de Colombie‑Britannique dans Horner :
[84]      I agree with the Crown that, strictly speaking, the voir dires were not part of the inherent requirements of the trial, but rather attributable to "actions of the accused". However, in a trial where the Crown's case is based on evidence obtained from wiretaps, unless a guilty plea is entered, it might be said to be inevitable that the wiretap evidence will be challenged. The applications in the case at bar were not considered by the trial judge to be frivolous. When the dust settled, she ruled invalid two of five authorizations before her illness precluded hearing submissions on the sixth. In my view, the amount of court time taken to complete the voir dires, while attributable to the defence, is not much more than a neutral factor in this case.
[Nous soulignons. À noter toutefois que les mots « court time » sont aussi soulignés dans l’original.]
et des enseignements de la Cour suprême, dans Godin, au paragraphe 23 :
[…] L'établissement d'un calendrier pour le déroulement d'une instance requiert une disponibilité et une coopération raisonnables; il n'exige pas, pour l'application de l'al. 11b), que les avocats de la défense demeurent disponibles en tout temps.
[33]        Ainsi, la juge aurait dû qualifier tous ces délais (ces trois sous-périodes) d'inhérents plutôt que de les imputer aux parties ou à l'institution, selon le cas.

2. Conclusions quant au préjudice

[34]        La juge ne retient pas que l'intimé a fait la preuve d'un préjudice, mais affirme simplement qu'il y a lieu d'y conclure puisque le délai est de cinq ans. Il est utile de reproduire de nouveau ses propos en ce sens :
Quant au préjudice et son évaluation, je fais miens les propos du Juge Cromwell tels qu'énoncés dans l'arrêt Godin qui reprend l'énoncé de la Cour suprême dans l'arrêt Morin à l'effet qu'on peut déduire qu'il y a eu un préjudice en raison de la longueur du délai.
Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu'on pourra faire une telle déduction.
En l'espèce, le délai est de cinq (5) ans.
Le Tribunal considère que ce délai a causé un préjudice au requérant, à la sécurité de sa personne, c'est-à-dire de ne pas avoir à subir le stress, l'anxiété et le climat de suspicion que suscite une accusation criminelle.
[Nous soulignons.]
[35]        Bien que nous reconnaissons qu'une cour d'appel intervient rarement à l'égard d'une décision d'un juge de première instance portant sur l'évaluation du préjudice, la présente situation requiert que nous le fassions puisque la juge a commis des erreurs et qu'il est évident que sa conclusion aurait été différente n'eût été de celles‑ci.
[36]        S'il est permis de déduire un préjudice depuis la seule longueur du délai, une telle déduction peut être contestée, notamment par le ministère public :
Toutefois, outre le fait de pouvoir déduire qu'il y a eu préjudice, chaque partie peut se fonder sur la preuve pour démontrer qu'il y a eu préjudice ou pour écarter une telle conclusion.
[…]
Inversement, la poursuite peut démontrer au moyen d'éléments de preuve que l'accusé fait partie de la majorité qui ne souhaite pas avoir un procès rapproché et que le délai lui a profité plutôt que de lui causer un préjudice.  La conduite de l'accusé qui ne correspond pas à une renonciation peut servir à démontrer qu'il n'y a pas eu préjudice.  Comme je l'ai mentionné précédemment, le degré du préjudice ou l'absence de celui-ci constitue également un facteur important pour déterminer la longueur du délai institutionnel qui sera toléré.  Ce facteur influera sur l'application de toute ligne directrice.
[37]        Cela est d'autant important que :
La Cour suprême, dans la trilogie MorinSharma, et CIP Inc., a fait du préjudice un élément essentiel à l'existence d'une violation de l'alinéa 11b) de la Charte et, surtout, en a imposé le fardeau de la preuve à l'accusé, bien que dans certains cas, il puisse s'inférer de la longueur des délais […] 
[Notes omises.]
[38]        Les faits du présent dossier n'autorisent pas la déduction d'un préjudice autre que celui qui découle du fait d'être sous le coup d’accusations criminelles.
[39]        Force est de constater que le ministère public a raison lorsqu'il plaide l'absence de préjudice spécifique autre que celui‑là.
[40]        L'intimé n'a pas été détenu. Il a occupé un emploi rémunérateur et fondé une famille (il est le père de trois enfants). Très peu de contraintes lui ont été imposées et les restrictions de conduite automobile fixées au fil des ans, par ailleurs fort peu contraignantes, l'ont été en raison d'un deuxième incident en matière d’alcool au volant, objet d'un autre dossier de l'intimé dans le district judiciaire de Terrebonne.
[41]        Rien dans cette preuve n’indique que l’intimé ait été préoccupé par la vitesse à laquelle se déroulait le dossier et rien ne laisse voir que les délais courus à ce jour lui causent ou risquent de lui causer des difficultés d'administration de preuve lors du procès à venir.

3. Application des lignes directrices

[42]        En principe, selon les lignes directrices énoncées par la Cour suprême, le délai à prendre en compte pour l'analyse de l'alinéa 11b) de laCharte dans une situation de procès devant la Cour du Québec après enquête préliminaire est de 14 à 18 mois.
Dans l’arrêt Askov, la Cour suprême a établi une ligne directrice de six à huit mois entre l’envoi à procès et la tenue d’un procès devant une cour supérieure. Dans l’arrêt Morin, la Cour a trouvé qu’une période de huit à dix mois serait acceptable dans le cas des procédures devant la cour provinciale, qu’il s’agisse d’une enquête préliminaire ou d’un procès. Ce délai plus long s’explique par le volume beaucoup plus grand de causes présentées devant cette cour qui entend plus de 95 % des affaires. Le juge Sopinka a pris soin de mentionner qu’à ce délai institutionnel s’ajouterait, lorsqu’il y a eu citation à procès, le délai institutionnel de six à huit mois proposé dans l’arrêt Askov. Il en résulte donc que la Cour suprême est, en principe, prête à tolérer, en raison des délais inhérents à l’affaire qui peuvent durer quelques mois, des délais institutionnels de 14 à 18 mois.
[Notes omises.]
[43]        Au sujet de ces lignes directrices, la juge énonce :
Les lignes directrices telles qu'énoncées dans l'arrêt Morin nous indiquent que pour les processus tel que je l'avais déjà indiqué plus tôt, qu'un processus judiciaire au criminel à deux (2) étapes, on envisage des lignes directrices d'à peu près dix-huit (18) mois.

[46]        Dans ce contexte, la juge devait favoriser l'intérêt de la société à poursuivre le dossier. Elle ne pouvait raisonnablement conclure, comme elle l'a fait que « [L]e délai en cause, lorsqu’on le soupèse avec l’intérêt de la société et de l’accusé dans la tenue rapide d’un procès est plus important que l’intérêt que la société a à ce que l’accusé soit jugé ».
[47]        Dans les circonstances de l'espèce, les lignes directrices ne constituant pas une formule mathématique rigide ni un délai de prescription déterminé, la juge aurait dû rejeter la requête pour arrêt des procédures.
[48]        Comme l'écrit la Cour suprême dans Morin :
La méthode générale pour déterminer s'il y a eu violation du droit ne consiste pas dans l'application d'une formule mathématique ou administrative mais plutôt dans une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que l'alinéa est destiné à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai ou sont autrement la cause du délai. […]
L'adoption d'une ligne directrice et son application par les tribunaux de première instance prennent en compte un certain nombre de considérations. Une ligne directrice n'est pas destinée à être appliquée d'une manière purement mécanique. Elle doit se prêter à l'application d'autres facteurs et céder devant ceux-ci. Cette prémisse s'inscrit dans sa formulation. La Cour doit reconnaître qu'une ligne directrice ne résulte pas d'une formule juridique ou scientifique précise. […]
J'ai déjà souligné qu'une ligne directrice ne doit pas être traitée comme un délai de prescription déterminé. Elle cédera devant d'autres facteurs. […]
Ces délais proposés sont destinés à servir de guide pour les tribunaux de première instance d'une manière générale. Les tribunaux de première instance devront sans doute ajuster ces délais dans les diverses régions du pays pour tenir compte des conditions locales, et ils devront le faire à l'occasion pour s'adapter à des circonstances différentes. […]
[Nous soulignons.]
[49]        La juge devait ici tenir compte de l'exercice du droit d'appel du ministère public à la suite du verdict d'acquittement et de l'étape supplémentaire (un autre volet) qui découlait de l'ordonnance de nouveau procès. Il était d'ailleurs logique qu'elle le fasse à l'instar des enseignements de la Cour suprême voulant qu'il faut accorder plus de temps aux délais inhérents en présence d'une situation à plus d'un volet.
De toute évidence, il faut accorder plus de temps aux affaires qui doivent comporter un processus à «deux volets» que pour les affaires qui n'exigent pas d'enquête préliminaire […] Il convient d'accorder une période supplémentaire pour les délais inhérents à ce second volet. Cette période sera plus courte que dans le cas d'un procès à volet unique parce qu'un grand nombre des procédures préparatoires n'auront pas à être reprises.
[…]
D'après ce qui précède, il convient que notre Cour propose un délai institutionnel de 8 à 10 mois à titre de guide pour la cour provinciale. Pour ce qui est du délai institutionnel après l'envoi à procès, je ne m'écarterai pas de la période de 6 à 8 mois proposée dans l'arrêt Askov. Dans un tel cas, ce délai institutionnel s'ajouterait au délai écoulé avant l'envoi à procès, car, après l'envoi à procès, le système doit tenir compte d'un tribunal différent ayant ses propres problèmes en matière de ressources. Il est, par conséquent, essentiel de tenir compte du caractère inévitable de ce délai institutionnel supplémentaire.
[Nous soulignons.]
[50]        Comme l'écrit notre collègue le juge Pierre Dalphond dans Camiran, la juge devait prendre en compte « l'intérêt de la société de s'assurer que le processus judicaire aboutisse à la vérité » et son « grand intérêt à ce que les accusations graves soient jugées au fond » alors que le déroulement de la présente affaire ne permet pas de conclure qu'il y a eu violation du droit constitutionnel de l'intimé d'être jugé dans un délai raisonnable.
[51]        Il n'est pas inutile de rappeler que tous doivent accorder priorité à la fixation de nouvelles dates de procès à la suite d'une ordonnance de nouveau procès prononcée par une cour d'appel. En l'espèce, nous constatons qu'aucun délai n'est imputable au ministère public depuis l'arrêt de la Cour rendu en ce sens le 16 mai 2011 et que les délais institutionnels ne sont que de 162 jours (moins de 5 mois) alors que la durée du second procès a été réévaluée à 9 jours (plutôt que 3 jours dans le cas du premier). La juge ne pouvait ignorer ces réalités.
[52]        La juge devait également prendre en compte la preuve qui révélait que l'intimé ne semblait pas particulièrement pressé de faire progresser les choses rapidement lors du premier procès ainsi que l'absence de preuve spécifique de préjudice :
L'alinéa 11b) a pour but d'accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas d'éviter qu'une personne subisse son procès sur le fond. Le tribunal doit tenir compte de l'action ou de l'inaction de l'accusé qui ne correspond pas à un désir d'être jugé rapidement.
L'application d'une ligne directrice sera également influencée par la présence ou l'absence de préjudice. Si l'accusé est sous garde ou, bien que n'étant pas sous garde, s'il est assujetti à des conditions de cautionnement restrictives ou s'il subit quelque autre préjudice important, la longueur du délai institutionnel acceptable peut être réduite afin de répondre à la préoccupation du tribunal. Par ailleurs, dans une affaire où il n'y a aucun préjudice ou si le préjudice n'est pas grave, la ligne directrice peut être appliquée en conséquence.
[53]        Les lignes directrices constituent un outil précieux, mais leur application est toujours subordonnée à la situation particulière et globale du cas sous étude.
Comme je l'ai souligné de manière détaillée, l'examen d'un délai déraisonnable doit tenir compte de toutes les raisons du délai afin de tenter de délimiter ce qui est vraiment raisonnable relativement à l'affaire dont le tribunal est saisi.
[Soulignage dans l’original.]
[54]        En l'espèce, en raison de deux procès, le second étant ordonné à la suite de l'exercice d'un droit d'appel jugé bien fondé et nécessitant une période de disponibilité de 9 jours, la juge devait tenir compte d'une période de délais institutionnels additionnels acceptables, au‑delà des 14 à 18 mois mentionnés par la Cour suprême, tel que le propose le juge R. Quon de la Cour de justice de l'Ontario dans R. v. Owens :
[107]   On this question, several courts have attempted to clarify what the notion of rewinding the constitutional clock meant for these appeal and a new trial situations, but have arrived at different and conflicting interpretations. In R. v. Laflamme, [2002] O.J. No. 5584 (QL) (O.C.J.), Nadelle J. at paras. 15 and 16, interpreted the Supreme Court's comments about rewinding the constitutional clock in R. v. Potvin to mean that it starts anew from the appellate decision ordering a new trial [emphasis is mine below]:
The Potvin judgment then quotes Doherty, J., now with the Ontario Court of Appeal, from a paper or speech entitled "More Flesh on the Bones" at the Annual Institute on Continuing Legal Education. At page 9, Doherty, J. stated:
"If, however, a new trial is ordered on appeal, or some other order is made directing the continuation of the trial proceedings, the constitutional clock should be rewound at the time of the order by the appellate court."
I interpret this to mean that the constitutional clock begins running anew from the date of the appellate decision ordering a new trial, rather than going back to the original charge date or original first trial date. To find otherwise would mean that in virtually all cases where a new trial is directed, the accused on a s. 11(b) application would get the benefit of the earlier time delay and the latter time delay before the newly-ordered retrial, and thus where there may not have been sufficient delays to even trigger an inquiry separately, when combined would provide such a triggering effect, and, likely a successful 11(b) application.
[108]   However, in R. v. Spencer, [2004] O.J. No. 5863 (QL) (O.C.J.), Hryn J. at para. 22, arrived at a different conclusion on what rewinding the clock entails when there is an appeal and a new trial ordered. Unlike the court in R. v. Laflamme, Hryn J. reasoned that s. 11(b) also applies to the period of institutional delay or to any prior delay arising in the first trial:
The Court's language in Potvin, indicating that the fact of an appeal does not mean, "s. 11(b) is spent" and the Court's reference to the charge being "revived," and the accused reverting "to the status of a person charged," connotes a reverting to the prior status with a continuing analysis of the accused's s. 11(b) rights, excluding the appellant period, and not that the s. 11(b) rights are considered anew without consideration of any prior delay.
[109]   Moreover, Hryn J. in R. v. Spencer, at para. 25, then considered the concerns expressed by the court in R. v. Laflamme regarding the reality and practicality of applying the administrative guideline of 8 to 10 months strictly to the situation where there is a new trial directed from an appeal court and where there is a combination of delay from the first and second trials, and reasoned that the 8 to 10 month guideline is not static and can be expanded for inherent time requirements that take into account the temporal effect of conducting two trials, and as such, he decided that the subsequent time to reasonably commence the new trial would be considered as an inherent time requirement in the s. 11(b) analysis [emphasis is mine below]:
In Morin, the Court suggests a period of institutional delay of between eight to ten months as a guide to provincial courts. The concern expressed in paragraph 16 of Laflamme, that where a new trial is directed then combining the earlier time delay and the latter time delay would, "in virtually all cases" result in a successful 11(b) application is only a concern if the eight to ten months guideline is seen to be static. But in Morin the Court states that inherent time requirements be considered. Ordering a new trial after an appeal is an inherent time requirement to be considered in such an analysis expanding the eight to ten month guideline.
[110]   Therefore, based on the reasoning in R. v. Spencer, which logically resolves the concerns expressed by the court in Laflamme, we are now provided with an analysis that takes into the account the cumulative effect of conducting two trials in which a period of institutional delay would be permitted beyond the 8 to 10 month guideline on the basis of inherent time requirements to conduct two trials.
[Soulignage dans l’original.]

L'appréciation des délais relativement au droit d’être jugé dans un délai raisonnable

R. c. Camiran, 2013 QCCA 452 (CanLII)


[9]           Dans l'arrêt R. c. Morin1992 CanLII 89 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 771, la Cour suprême du Canada enseigne qu'il faut, pour déterminer si le droit d’être jugé dans un délai raisonnable a été violé, prendre en considération les facteurs suivants :
- la longueur des délais;
- les renonciations aux délais;
- les motifs des délais;
- le préjudice subi par l’accusé; et
- les intérêts que l’al. 11b) de la Charte canadienne vise à protéger.

[11]        La jurisprudence enseigne que les intérêts que l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte canadienne) cherchent à protéger sont :
- le droit à la sécurité de la personne, en tentant de diminuer l'anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu'entraîne la participation à des procédures criminelles;
- le droit à la liberté, en cherchant à réduire l'exposition aux restrictions de la liberté qui résulte de l'emprisonnement préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution;
- le droit à un procès équitable, en faisant en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente, ce qui sert aussi l'intérêt de la collectivité à voir les crimes punis dans les meilleurs délais.

[12]        Quant aux motifs des délais entre le dépôt des accusations et le procès, la jurisprudence les classe généralement en quatre catégories : délais institutionnels, délais inhérents, délais causés par la défense et délais causés par la poursuite. On semble aussi reconnaître une catégorie résiduelle, dite des délais autres.

[13]        Je débute par les délais inhérents aux procédures intentées. Le traitement des dossiers criminels comporte des étapes tels la comparution, le choix d'un avocat, l'audition sur remise en liberté si l'accusé est détenu, la communication de la preuve, la confection, au besoin, de rapports par des experts, le temps de préparation des avocats, etc. Plus le dossier est complexe, plus ces étapes risquent d'être nombreuses et susceptibles d'entraîner des allongements des délais (Morin, précité, 791-792).

[14]        Dans la mesure où ces étapes sont exécutées avec diligence raisonnable, ce genre de délais ne peut justifier un arrêt des procédures puisqu'ils sont inhérents aux procédures engagées.

[15]        Je passe aux délais institutionnels, qui ont été source de beaucoup de décisions depuis l'entrée en vigueur de la Charte canadienne. On entend par un délai institutionnel ou systémique, la période entre le moment où les parties sont prêtes pour une étape et la date où le système peut les entendre en raison de la non-disponibilité immédiate des ressources judiciaires. Si un tel délai est inévitable en pratique, il demeure que le gouvernement a l'obligation constitutionnelle d'attribuer des ressources suffisantes pour prévenir tout délai de cette nature qui serait déraisonnable. Il revient aux tribunaux de s'assurer que cette obligation est remplie adéquatement; ainsi, ils n'accepteront pas, après une certaine période, l'argument des ressources inadéquates pour expliquer le défaut de tenue d'un procès. L'exercice judiciaire en est un, somme toute, d'appréciation du caractère raisonnable de la situation en tenant compte, notamment, du préjudice pour l'accusé, de la situation particulière qui peut prévaloir temporairement dans une région, de la complexité du dossier et du temps de procès requis. Plus le préjudice est grand, plus la période acceptable de délai institutionnel sera courte.

[16]        Dans Morin et R. c. Godin2009 CSC 26 (CanLII), 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3, la Cour suprême mentionne comme acceptable un délai d'attente de 8 à 10 mois pour obtenir un procès en un seul volet devant une cour provinciale, plus 6 à 8 mois pour citation à procès après l'étape d'une enquête préliminaire, pour un total de 14 à 18 mois en pareil cas. Autrement, les tribunaux risquent de conclure que le procès est retardé indûment.

[17]        Il faut aussi tenir compte des délais pouvant découler des actes de la poursuite. Ainsi, si elle demande une remise pour préparer son dossier, fait défaut de communiquer un élément de preuve en sa possession ce qui entraîne une demande de remise par la défense ou fait défaut d'obtenir la preuve criminalistique dans un délai raisonnable, il y a lieu de lui imputer les délais en résultant et non de les considérer comme inhérents. Cette troisième catégorie de délais peut être source de grands préjudices pour la défense et justifier alors un arrêt des procédures, notamment lorsqu'elle s'ajoute à des délais institutionnels importants.

[18]        Par contre, lorsqu'un délai découle d'un acte de l'accusé, il faut en tenir compte dans l'exercice de pondération en ne le comptant pas comme étant à son détriment. C'est le cas, notamment, de l'accusé qui change d'avocat, qui demande une remise pour mieux se préparer, qui opte pour une enquête préliminaire (ce qui ne pourra que reporter la date de tenue du procès), qui choisit de ne pas se prévaloir de la première date disponible, qui réopte ou qui demande un report du procès pour quelque raison que ce soit (ce qui entraînera, vraisemblablement, un nouveau délai institutionnel). Il ne s'agit pas alors de blâmer l'accusé, mais de reconnaître que l'exercice de tels droits est susceptible d'engendrer des délais dont il ne peut ensuite légitimement se plaindre pour demander un arrêt des procédures.

[19]        Reste la cinquième catégorie, appelée les délais autres. On attribue cette étiquette aux délais qui n'entrent pas, à proprement parler, dans ceux décrits précédemment. On donne souvent comme exemple un délibéré d'une longueur inhabituelle pour rendre un jugement causé par une maladie du juge ou son défaut de faire diligence ou encore la récusation d'un juge. En général, ce genre de délai sera au désavantage de l'accusé et imputé à la poursuite (Morin, précité, 800; R. c. Rahey1987 CanLII 52 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 588).

[20]        Finalement, s'il est acquis qu'il faut faire preuve d'une grande déférence quant aux conclusions de fait du juge de première instance, il en va autrement de la qualification des délais, comme je le souligne dans R. c. Jean-Jacques, 2012 QCCA 1628 :
[6]        L'intimé prétend que la norme d'intervention applicable en pareille matière fait en sorte que les tribunaux d'appel doivent faire preuve d'une retenue considérable. Il a tort. À cet égard, il convient de citer la Cour d'appel de l'Ontario :
[5]        Second, the respondent’s counsel submitted that the trial judge’s findings are findings of fact deserving of deference, absent palpable or overriding error. I do not agree. In R. v. Chatwell1998 CanLII 3560 (ON CA), (1998), 122 C.C.C. (3d) 162 (Ont. C.A.), appeal to S.C.C. quashed,1998 CanLII 784 (SCC), (1998), 125 C.C.C. (3d) 433 (S.C.C.), this court applied the normal standard of review to the assessment of institutional delay. The court said (at para. 10):
The determination of whether certain factors constitute institutional delay for the purpose of an analysis pursuant to s. 11(b) of the Charter is one which, in our opinion, attracts the normal standard of appellate scrutiny. The adjudication of the s. 11(b) rights of an accused is not akin to the exercise of judicial discretion.
[6]        In R. v. Qureshi 2004 CanLII 40657 (ON CA), (2004), 190 C.C.C. (3d) 453 at para. 27 (Ont. C.A.), Laskin J.A. stated that a trial judge’s accounting of the inherent time requirements is to be reviewed on a standard of correctness. In my view, this applies to the process of assessing the various periods of delay, ascribing legal character to them and allocating them to the various categories set out in R. v. Morin 1992 CanLII 89 (SCC), (1992), 71 C.C.C. (3d) 1 (S.C.C.). For example, whether the Crown had produced documents by a certain date is a question of fact. However, the questions of whether the failure to produce those documents constitutes a failure of the Crown’s duty of disclosure and whether such failure makes the Crown responsible for ensuing delay, involve the application of legal principles.  The questions raised by this appeal primarily involve alleged errors in the way the trial judge accounted for various time periods, which is reviewable on a standard of correctness.

lundi 12 mai 2014

La preuve de faits similaires

Desjardins c. R., 2014 QCCA 705 (CanLII)


[8]           Comme le soulignent les auteurs Béliveau et Vauclair, la valeur probante d’une preuve de faits similaires repose sur l’improbabilité d’une coïncidence et la similitude des comportements. L’objectif premier de cette preuve est de démontrer que l’acte a été commis.
[9]           L’acceptation de cette preuve peut avoir pour conséquence indirecte de rehausser la crédibilité d’un témoin, lorsque la version des faits de ce témoin contredit celle de l’accusé, quoiqu’il faille être prudent en ce domaine pour ne pas ouvrir la porte à l’admissibilité d’une preuve de propension.
[10]        Dans R. c. B. (C.R.), la Cour suprême a reconnu la possibilité que la preuve de faits similaires puisse être utile relativement à la question cruciale de la crédibilité. L’opinion émise sur ce sujet par la juge McLachin en 1990 n’a pas été remise en cause par l’arrêt Handy. D’ailleurs, récemment, la Cour reconnaissait que la démonstration d’un comportement systémique est susceptible d’avoir pour conséquence de rehausser la crédibilité et la fiabilité de la version d’une plaignante.
[11]        L’arrêt rendu par la Cour dans LSJPA- 1228 n’a pas exclu la possibilité que l’acceptation d’une preuve de faits similaires, visant à contrer la défense d’improbabilité d’un geste ou à démontrer la similitude d’un comportement, puisse avoir pour conséquence de rehausser la crédibilité d’un témoin. Ce que cet arrêt est venu affirmer, c’est que la preuve d’actes similaires ne peut être admise dans le but de hausser, demanière générale, la crédibilité d’un témoin et d’apporter ainsi une preuve de propension générale.
[12]        Par ailleurs, la preuve de faits similaires peut aussi servir à établir l’actus reus, ce qui, là encore, peut avoir pour conséquence indirecte de rehausser la fiabilité d’un témoignage.

Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable vu par la Cour d'Appel

Tremblay c. R., 2014 QCCA 690 (CanLII)


[42]        Tout inculpé a le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Toute personne, victime de violation ou de négation des droits garantis par la Charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
[43]        Pour déterminer s'il y a violation de ce droit, le tribunal « soupèse les intérêts que l'alinéa est destiné à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai ou sont autrement la cause du délai ». Les facteurs pertinents à cet exercice sont la longueur du délai, la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul, les raisons du délai, notamment les délais inhérents à la nature de l'affaire, les actes de l'accusé, les actes du ministère public, les limites des ressources institutionnelles, les autres raisons du délai et le préjudice subi par l'accusé.
[44]        Le tribunal décide ensuite si le délai est déraisonnable. Il faut tenir compte des intérêts que l’alinéa 11 b) vise à protéger, de l'explication du délai et du préjudice subi par l'accusé.
[45]        La Cour suprême ajoutait plus récemment, dans l'arrêt R. c. Godin :
[18]      […] Par la force des choses, cette démarche demande souvent un examen minutieux de différentes périodes et d'une foule de questions factuelles concernant les raisons de certains retards. Toutefois, au cours de cet examen minutieux, il faut veiller à ce que l'attention que nous portons aux détails ne nous fasse pas perdre de vue l'ensemble de la situation

[46]        Pour ce qui concerne les intérêts que l'aliéna 11 b) de la Charte cherche à protéger, il faut mentionner son objet principal, la protection des droits individuels de l'accusé, soit le droit à la sécurité de la personne, le droit à la liberté et le droit à un procès équitable :
L’alinéa 11 b) protège le droit à la sécurité de la personne en tentant de diminuer l'anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu'entraîne la participation à des procédures criminelles. Il protège le droit à la liberté parce qu'il cherche à réduire l'exposition aux restrictions de la liberté qui résulte de l'emprisonnement préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution. Pour ce qui est du droit à un procès équitable il est protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente.
[47]        L'intérêt de la société doit aussi être considéré. Il ressort de façon évidente lorsqu'il correspond à celui de l'accusé :
La société dans son ensemble a intérêt à ce que le moins fortuné de ses citoyens qui est accusé de crimes soit traité de façon humaine et équitable. À cet égard, les procès qui sont tenus rapidement ont la confiance du public. […]  Toutefois, dans certains cas, l'accusé n'a aucun intérêt dans la tenue d'un procès hâtif et l'intérêt de la société ne correspond pas alors à celui de l'accusé.
[48]        L'intérêt de la société dans l'application de la loi peut aussi être contraire aux intérêts de l'accusé de sorte que :
[…] Plus un crime est grave, plus la société exige que l'accusé subisse un procès. Le rôle de cet intérêt est des plus évidents et son influence des plus apparentes lorsqu'on cherche à absoudre des personnes accusées de crimes graves simplement dans le but d'alléger le rôle.

[49]        L'évaluation du caractère raisonnable des délais doit donc être globale. Les délais doivent être examinés attentivement :
[…] Les tribunaux ne siègent pas jour et nuit. Il faut du temps pour traiter l'accusation, retenir les services d'un avocat, régler les demandes de cautionnement et les autres procédures préalables au procès. Il faut du temps pour que l'avocat se prépare. En plus de ces délais inhérents à la nature de l'affaire, la poursuite ou la défense peut avoir besoin de temps. Toutefois, aucune partie ne peut invoquer ses propres délais à l'appui de sa position. Lorsqu'une affaire est prête pour le procès, il est possible que le juge, la salle d'audiences ou le personnel essentiel de la cour ne soient pas disponibles et qu'ainsi l'affaire ne puisse être entendue. Ce dernier genre de délai est appelé délai institutionnel ou systémique. […] 
[Notre soulignement]
[50]        Plus un dossier est complexe, plus les délais inhérents seront importants. Lorsque plusieurs personnes sont accusées conjointement, les délais inhérents augmentent inévitablement. Par ailleurs, les actes de l'accusé doivent être considérés, sans qu'il s'agisse, pour autant, de le blâmer. Le juge Sopinka écrit, à ce sujet, dans l'arrêt Morin :
[…]  Rien n'exige que des motifs incorrects soient attribués à l'accusé dans l'examen de ce facteur. Cette rubrique comprend toutes les mesures prises par l'accusé qui peuvent avoir entraîné un délai. Sous cette rubrique, je me préoccupe des actes de l'accusé qui ont été entrepris volontairement. Les actes de cette catégorie peuvent comprendre notamment les requêtes en renvoi devant une autre cour, les contestations en matière d'écoute électronique, les ajournements qui n'équivalent pas à une renonciation, les contestations de mandat de perquisition, etc. Je ne voudrais pas que l'on croit que je préconise que les accusés sacrifient toutes les procédures préliminaires et leur stratégie, mais je souligne simplement que s'ils choisissent de prendre une telle mesure, il faudra en tenir compte pour déterminer le délai qui est raisonnable.
[51]        Ajoutons que l'établissement d'un calendrier pour le déroulement d'une instance requiert une disponibilité et une coopération raisonnables. En ce qui concerne les actes du ministère public, il s'agit d'examiner ceux qui ont pour effet de retarder le procès. Il peut s'agir de demandes d'ajournement, du défaut ou du retard en matière de communication de la preuve, de requêtes en renvoi devant une autre cour.
[52]        Dans un autre registre, les limites des ressources institutionnelles correspondent à la « période qui commence lorsque les parties sont prêtes pour le procès, mais le système ne peut leur permettre de procéder ».
[53]        Enfin, la notion de préjudice doit être considérée. Or, l'on « peut déduire qu'un délai prolongé peut causer un préjudice à l'accusé ». Ainsi :
[…]    Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu'on pourra faire une telle déduction.  Dans des circonstances où on ne déduit pas qu'il y a eu préjudice et où celui-ci n'est pas autrement prouvé, le fondement nécessaire à l'application du droit individuel est gravement ébranlé.
[54]        Au surplus, ce droit « peut souvent se transformer en arme offensive entre les mains de l'accusé » et il doit être interprété de manière à reconnaître que certains accusés peuvent chercher à profiter de la situation :
[…]      L’alinéa 11 b) a pour but d'accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas d'éviter qu'une personne subisse son procès sur le fond. Le tribunal doit tenir compte de l'action ou de l'inaction de l'accusé qui ne correspond pas à un désir d'être jugé rapidement.
Toutefois, outre le fait de pouvoir déduire qu'il y a eu préjudice, chaque partie peut se fonder sur la preuve pour démontrer qu'il y a eu préjudice ou pour écarter une telle conclusion. […]
[…] la poursuite peut démontrer au moyen d'éléments de preuve que l'accusé fait partie de la majorité qui ne souhaite pas avoir un procès rapproché et que le délai lui a profité plutôt que de lui causer un préjudice. La conduite de l'accusé qui ne correspond pas à une renonciation peut servir à démontrer qu'il n'y a pas eu préjudice. […]
[55]        Les auteurs Béliveau et Vauclair écrivent au sujet du préjudice :
2181. La Cour suprême, dans la trilogie MorinSharma, et CIP Inc., a fait du préjudice un élément essentiel à l'existence d'une violation de l'aliéna 11 b) de la Charte et, surtout, en a imposé le fardeau de la preuve à l'accusé, bien que dans certains cas, il puisse s'inférer de la longueur des délais. […]
2185. Sur le plan conceptuel, il y a peu à dire sur la notion de préjudice. Toutefois, le seul préjudice pertinent est celui que subit l'accusé; les souffrances, les angoisses et les problèmes émotifs et financiers subis par la famille et les amis de la victime sont exclus. De même, il doit s'agir d'un préjudice lié à l'accusation, comme cela peut être le cas avec des conditions sévères de remise en liberté. […] Rappelons toutefois qu'à la vue d'une preuve démontrant que l'accusé a fait peu d'efforts pour obtenir un procès plus rapide, une cour peut décider que le préjudice est, en pratique, annulé.
[Notre soulignement] [Références omises]
[56]        L'appréciation du préjudice peut donner lieu à une erreur mixte de fait et de droit. En évaluant une violation fondée sur l'alinéa 11 b) de la Charte, « il faut faire preuve d'une grande déférence quant aux conclusions de fait du juge de première instance ». La qualification des délais est, par contre, examinée selon la norme de la décision correcte. La juge en chef McLachlin s'exprimait ainsi à ce sujet, dans l'arrêt R. c. MacDougall :
63        Les juges de première instance et les cours d’appel provinciales sont généralement les mieux placés pour déterminer si un délai était déraisonnable, car ils connaissent la situation particulière qui existe dans leur ressort. Toutefois, comme l’a souligné le juge Sopinka dans R. c. Stensrud1989 CanLII 9 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1115, à la p. 1116, cette décision doit s’appuyer sur des principes justes.
[57]        Aux fins de l'alinéa 11 b) de la Charte, la personne est inculpée au moment du dépôt de la dénonciation. Le champ d'application de la disposition s'étend jusqu'à la détermination de la peine.

vendredi 9 mai 2014

La Protection Contre I'Auto-Incrimination au Canada: Mythe ou Réalité ?

Tiré de: Revue de droit de McGill - McGill Law Journal 1990
Yves de Montigny, Faculté de droit, Section de droit civil, Université d'Ottawa.
http://lawjournal.mcgill.ca/userfiles/other/6701312-Montigny.pdf
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jeudi 8 mai 2014

Revue exhaustive de la Cour d'appel quant à l'interprétation et la portée de l’arrêt W.(D.)

J.R. c. R., 2014 QCCA 869 (CanLII)

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[7]           La Cour suprême a maintes fois répété que la démarche de l’arrêt W.(D.) n’est pas de rigueur dans l’analyse de la crédibilité de témoignages opposés. Pourtant, partout au Canada, et certainement ici, les cours d’appel sont assaillies de pourvois invoquant W.(D.). Les arguments suivants sont monnaie courante : en inversant le raisonnement, le juge a inversé le fardeau de preuve; le juge n’a pas porté suffisamment attention à la seconde étape de l’analyse selon W.(D.); le juge a confondu ou réuni en une seule deux étapes de l’analyse; le juge a omis d’examiner individuellement le témoignage de l’accusé; ou quelque autre variation de ces arguments vouée à l’échec puisque fondée sur une interprétation fallacieuse de W.(D.). Tous ces arguments émanent d’une méprise profonde, répandue et apparemment inébranlable quant à cette décision.

W.(D.) n’est pas une incantation magique

[20]        Écrivant au nom de la majorité dans W.(D.), le juge Cory a fait le commentaire suivant:
Plus précisément, le juge doit dire au jurés qu'ils sont tenus d'acquitter l'accusé dans deux cas. Premièrement, s'ils croient l'accusé. Deuxièmement, s'il[s] n'ajoutent pas foi à la déposition de l'accusé, mais ont un doute raisonnable sur sa culpabilité après avoir examiné la déposition de l'accusé dans le contexte de l'ensemble de la preuve.
[21]        Par des propos que plusieurs considèrent être de la nature d’un obiter dictum, quoiqu’importants, le juge Cory suggéra ensuite que « [l]e juge du procès pourrait donner des directives au jury au sujet de la crédibilité », procédant ensuite à donner un exemple de directives appropriées:
Premièrement, si vous croyez la déposition de l'accusé, manifestement vous devez prononcer l'acquittement.
Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement.
Troisièmement, même si n'avez pas de doute à la suite de la déposition de l'accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l'accusé.
[22]        Cette suggestion a depuis acquis une existence propre.
[23]        W.(D.) est invoqué dans une vaste proportion des appels logés devant cette Cour : 
Depuis quinze ans, ces trois paragraphes ont créé une véritable industrie de litiges et de commentaires. Cette perturbation illustre les conséquences inattendues lorsque des déclarations qui se veulent des guides sont perçues comme étant contraignantes. […] On demande à la juridiction d’appel, souvent faute de mieux à lui proposer, de déterminer si le juge d’instance a laissé des traces suffisantes de directives au jury ou à lui-même.
[Soulignements ajoutés; notre traduction]
[24]        Dans C.L.Y. une affaire d’agression sexuelle où l’accusé invoquait la démarche énoncée dans W.(D.), la Cour Suprême déclarait que l’essentiel est d’appliquer le fardeau et la norme de preuve appropriée plutôt que la formulation utilisée. W.(D.) offre des repères utiles, mais non le seul itinéraire possible.
[25]        La Cour suprême s’est depuis efforcée de prévenir une application rigide de la démarche suggérée dans W.(D.). Trois ans après la décision, le juge Cory lui-même  indiquait que l’analyse W.(D.) ne doit pas être vue comme une formule qu’il faut suivre  mot à mot. Dans l’affaire J.H.S., la Cour a réaffirmé qu’ « il ne faudrait pas attribuer aux questions énoncées dans W. (D.) un caractère sacré ou un degré de perfection immuable que leur auteur n'a jamais revendiqué pour elles ». Plus récemment, la juge Abella a écrit pour la majorité que « c'est la substance du test qui doit être respectée et non son incarnation tripartite littérale ». L’analyse W.(D.) n’est ni une formule sacro-sainte, ni une incantation rituelle, ni un catéchisme ni un carcan. Il s’agit plutôt d’une approche suggérée, d’une proposition de directives dont le but est d’assurer que le jury comprenne que le fardeau du ministère public ne peut jamais se déplacer sur les épaules de l’accusé. La forme ne doit pas l’emporter sur le fond.

La présomption de conformité avec la loi pour les juges siégeant seuls

[26]        Bien que W.(D.) ait cherché à fournir un exemple de directives appropriées à un jury, cet arrêt est souvent invoqué dans le cadre de jugements prononcés par un/e juge seul/e, comme c’est le cas ici. Il faut alors se pencher sur deux principes connexes pour disposer de l’appel : la présomption selon laquelle les juges connaissent et appliquent correctement la loi, et l’exigence de motifs suffisants. En un mot, la présomption impose à l’appelant le fardeau de démontrer que les motifs sont insuffisants. Sous la plume de la juge McLachlin (maintenant juge en chef du Canada), la Cour disposa ainsi d’un moyen d’appel invoquant des motifs insuffisants dans le jugement unanime prononcé dansR. c. Burns :
Obliger les juges du procès qui sont appelés à présider de nombreux procès criminels à traiter, dans leurs motifs, de tous les aspects de chaque affaire ralentirait incommensurablement le système de justice. Les juges du procès sont censés connaître le droit qu'ils appliquent tous les jours.
[27]        Cette présomption ne s’applique pas aux jurés profanes. Ils et elles doivent non seulement recevoir des directives sur ce que signifie un doute raisonnable, mais aussi sur la relation entre le fardeau de preuve et les questions de crédibilité. Ces directives visent à prévenir deux atteintes potentielles à la présomption d’innocence lorsque la preuve se présente comme un concours de crédibilité. Il faut d’abord éviter qu’un jury qui ne croit pas le témoignage de l’accusé mais qui envisage néanmoins un doute raisonnable ne rende un verdict de culpabilité. La culpabilité hors de tout doute raisonnable exige du jury qu’il pousse sa réflexion au-delà de la simple préférence d’une version par rapport à une autre. Le jury peut aussi être enclin à s’attendre à ce que l’accusé prouve la véracité de sa version des faits. Or le fardeau de preuve n’incombe jamais à l’accusé; un tel renversement serait contraire à la présomption d’innocence.
[28]        W.(D.) provient donc du contexte particulier où les jurés profanes sont particulièrement susceptibles de se méprendre sur l’application du fardeau de preuve.
[29]        Dans C.L.Y., la majorité a noté au passage que l’objectif de W.(D.) – préserver le fardeau et la norme de preuve lorsque celle-ci prend la forme d’un « concours de crédibilité » – s’applique à tous les juges des faits. Par contre, cet arrêt a aussi modulé l’application de W.(D.) aux juges seuls puisqu’ils sont « présumé[s] connaître un principe aussi fondamental que la présomption d'innocence ». L’arrêt R.E.M., rendu peu après, accorde aux juges seuls plus de latitude dans l’application des directives W.(D.) en vertu de la présomption de conformité avec le droit.
[30]        Au demeurant, les juges siégeant seuls n’ont pas à fournir des motifs équivalents aux directives destinées au jury. Comme le disait la Cour d’appel d’Ontario dans R. v. Morrissey, un appel reprochant au juge son traitement de la crédibilité et du fardeau de preuve:
[TRADUCTION] Les motifs d'un juge de première instance ne sauraient être considérés ni analysés comme s'il s'agissait d'instructions au jury. Les instructions au jury indiquent à des non-juristes le chemin à suivre pour parvenir à un verdict. Les motifs d'un jugement sont exprimés une fois le juge de première instance parvenu à la fin de ce cheminement et expliquent pourquoi il est arrivé à telle ou telle conclusion. Ils ne sont pas censés et ne doivent pas être interprétés comme l'énonciation de chacune des étapes du processus que le juge a suivi pour parvenir à un verdict.
[Soulignements ajoutés, traduction de la Cour suprême]
[31]        Cette observation se prête particulièrement bien à la démarche W.(D.). Rejetant un appel invoquant W.(D.), la juge Deschamps écrit ceci au nom de la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Boucher :
Les juges d'instance rendent quotidiennement des jugements oraux et limitent souvent leurs motifs à l'essentiel. Ce serait une erreur de leur imposer l'obligation d'expliquer par le menu le cheminement qu'ils ont suivi pour arriver au verdict.
[32]        Des motifs suffisants en première instance  sont néanmoins importants lorsque l’appréciation d’une preuve embrouillée ou contradictoire est au cœur du litige. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la formulation de W.(D.) soit la seule façon de procéder.
[33]        Conformément aux enseignements de la Cour suprême, les cours d’appel d’un bout à l’autre du pays ont constamment maintenu que les juges siégeant seuls n’ont pas à adhérer mécaniquement à W.(D.), ni même à citer sa phraséologie. Les motifs sont suffisants et adéquats lorsqu’ils sont intelligibles pour les parties et qu’ils permettent un examen valable en appel, et lorsqu’ils démontrent que le juge a convenablement compris et appliqué le fardeau de preuve de façon à garantir la présomption d’innocence. Comme le dit la Cour d’appel de Nouvelle-Écosse dans l’arrêt R. v. Lake :
W.(D.) concernait des directives au jury. Un juge seul est censé connaître les principes de base s’appliquant au doute raisonnable et n’a pas à les réciter mécaniquement dans chaque jugement. Sa décision doit bénéficier d’une marge de manoeuvre. Il n’a pas à citer la phraséologie de W.(D.), ni même suivre sa chronologie ou y faire référence. Au final, la question en appel consiste à se demander s’il est apparent à la lumière de l’ensemble des motifs que le juge n’a pas appliqué les principes essentiels sous-jacents à la directive W.(D.).
[Soulignements ajoutés, notre traduction]
[34]        Par ailleurs, il est malvenu de reformuler des questions factuelles de crédibilité en erreur de droit afin d’inviter les cours d’appel à les examiner de plus près. En l’absence d’erreur manifeste et déterminante sur des conclusions concernant la crédibilité, l’arrêt R. c. Gagnon convie les cours d’appel à la retenue :
Notre Cour a sans cesse exhorté les juges de première instance à expliquer leurs conclusions sur la crédibilité et le doute raisonnable de manière à permettre un examen convenable par un tribunal d'appel. Après avoir encouragé la rédaction de motifs détaillés, il serait contraire au but recherché de scruter ceux-ci à la loupe en sapant le rôle du juge du procès dans l'appréciation de l'ensemble de la preuve.
[Soulignements ajoutés]
[35]        Bien que l’erreur de droit alléguée dans Gagnon ait concerné la suffisance des motifs en eux-mêmes, cette invitation à la déférence s’applique tout aussi bien à la nature adéquate des motifs quant au fardeau et à la norme de preuve. Les cours d’appel ne devraient pas se pencher à nouveau sur des questions factuelles déguisées en erreur de droit. En d’autres mots, un moyen d’appel qui vise essentiellement une question d’interprétation de la preuve ne saurait être transformé en erreur de droit par le truchement de W.(D.).

L’essence de W.(D.)

[36]        En appel, la question importante consiste à se demander si le juge a correctement abordé et appliqué le fardeau de preuve qui incombe exclusivement et en tout temps au ministère public. Ce principe s’applique que l’accusé témoigne ou non.
[37]        La Cour suprême a résumé l’essence de W.(D.) dans l’arrêt unanime R. c. Dinardo:
Dans une cause dont l'issue repose sur la crédibilité, comme en l'espèce, le juge du procès doit répondre à la question déterminante de savoir si la preuve offerte par l'accusé, appréciée au regard de l'ensemble de la preuve, soulève un doute raisonnable quant à sa culpabilité. En d'autres termes, le juge du procès doit déterminer si la preuve dans son ensemble établit la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable.
[38]        Il est désormais bien établi que le juge des faits, confronté à des versions contradictoires des évènements, ne peut se limiter à préférer l’une des deux versions. La conséquence pratique serait d’abaisser le fardeau de preuve du ministère public en le faisant passer d’une preuve hors de tout doute raisonnable à une preuve selon la prépondérance des probabilités. Cela signifierait aussi que l’accusé doive prouver sa version. Tel n’est jamais le cas. Un manque de crédibilité de la part de l’accusé ne saurait équivaloir à la preuve de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. C’est là l’essence de W.(D.).
[39]        Au stade de l’appel, la question décisive est de savoir si le juge des faits a correctement appliqué la norme de preuve en matière criminelle. Les motifs doivent se pencher sur les risques inhérents que pose la preuve testimoniale contradictoire quant au fardeau de preuve du ministère public. Mais cela n’emporte aucune obligation d’aborder la question en adhérant à la formule W.(D.).
[41]        Dans un cas comme celui-ci, le constant ressassement en appel de l’argument selon lequel le ou la juge seul/e ne se serait pas conformé/e en toutes lettres au test W.(D.) mobilise indûment le temps des juges d’appel et épuise sans raison les ressources déjà très sollicitées des cours d’appel.