Lien vers la décision
[7] La Cour suprême a maintes fois répété que la démarche de l’arrêt W.(D.) n’est pas de rigueur dans l’analyse de la crédibilité de témoignages opposés. Pourtant, partout au Canada, et certainement ici, les cours d’appel sont assaillies de pourvois invoquant W.(D.). Les arguments suivants sont monnaie courante : en inversant le raisonnement, le juge a inversé le fardeau de preuve; le juge n’a pas porté suffisamment attention à la seconde étape de l’analyse selon W.(D.); le juge a confondu ou réuni en une seule deux étapes de l’analyse; le juge a omis d’examiner individuellement le témoignage de l’accusé; ou quelque autre variation de ces arguments vouée à l’échec puisque fondée sur une interprétation fallacieuse de W.(D.). Tous ces arguments émanent d’une méprise profonde, répandue et apparemment inébranlable quant à cette décision.
W.(D.) n’est pas une incantation magique
[20] Écrivant au nom de la majorité dans W.(D.), le juge Cory a fait le commentaire suivant:
Plus précisément, le juge doit dire au jurés qu'ils sont tenus d'acquitter l'accusé dans deux cas. Premièrement, s'ils croient l'accusé. Deuxièmement, s'il[s] n'ajoutent pas foi à la déposition de l'accusé, mais ont un doute raisonnable sur sa culpabilité après avoir examiné la déposition de l'accusé dans le contexte de l'ensemble de la preuve.
[21] Par des propos que plusieurs considèrent être de la nature d’un obiter dictum, quoiqu’importants, le juge Cory suggéra ensuite que « [l]e juge du procès pourrait donner des directives au jury au sujet de la crédibilité », procédant ensuite à donner un exemple de directives appropriées:
Premièrement, si vous croyez la déposition de l'accusé, manifestement vous devez prononcer l'acquittement.
Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement.
Troisièmement, même si n'avez pas de doute à la suite de la déposition de l'accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l'accusé.
[22] Cette suggestion a depuis acquis une existence propre.
[23] W.(D.) est invoqué dans une vaste proportion des appels logés devant cette Cour :
Depuis quinze ans, ces trois paragraphes ont créé une véritable industrie de litiges et de commentaires. Cette perturbation illustre les conséquences inattendues lorsque des déclarations qui se veulent des guides sont perçues comme étant contraignantes. […] On demande à la juridiction d’appel, souvent faute de mieux à lui proposer, de déterminer si le juge d’instance a laissé des traces suffisantes de directives au jury ou à lui-même.
[Soulignements ajoutés; notre traduction]
[24] Dans C.L.Y., une affaire d’agression sexuelle où l’accusé invoquait la démarche énoncée dans W.(D.), la Cour Suprême déclarait que l’essentiel est d’appliquer le fardeau et la norme de preuve appropriée plutôt que la formulation utilisée. W.(D.) offre des repères utiles, mais non le seul itinéraire possible.
[25] La Cour suprême s’est depuis efforcée de prévenir une application rigide de la démarche suggérée dans W.(D.). Trois ans après la décision, le juge Cory lui-même indiquait que l’analyse W.(D.) ne doit pas être vue comme une formule qu’il faut suivre mot à mot. Dans l’affaire J.H.S., la Cour a réaffirmé qu’ « il ne faudrait pas attribuer aux questions énoncées dans W. (D.) un caractère sacré ou un degré de perfection immuable que leur auteur n'a jamais revendiqué pour elles ». Plus récemment, la juge Abella a écrit pour la majorité que « c'est la substance du test qui doit être respectée et non son incarnation tripartite littérale ». L’analyse W.(D.) n’est ni une formule sacro-sainte, ni une incantation rituelle, ni un catéchisme ni un carcan. Il s’agit plutôt d’une approche suggérée, d’une proposition de directives dont le but est d’assurer que le jury comprenne que le fardeau du ministère public ne peut jamais se déplacer sur les épaules de l’accusé. La forme ne doit pas l’emporter sur le fond.
La présomption de conformité avec la loi pour les juges siégeant seuls
[26] Bien que W.(D.) ait cherché à fournir un exemple de directives appropriées à un jury, cet arrêt est souvent invoqué dans le cadre de jugements prononcés par un/e juge seul/e, comme c’est le cas ici. Il faut alors se pencher sur deux principes connexes pour disposer de l’appel : la présomption selon laquelle les juges connaissent et appliquent correctement la loi, et l’exigence de motifs suffisants. En un mot, la présomption impose à l’appelant le fardeau de démontrer que les motifs sont insuffisants. Sous la plume de la juge McLachlin (maintenant juge en chef du Canada), la Cour disposa ainsi d’un moyen d’appel invoquant des motifs insuffisants dans le jugement unanime prononcé dansR. c. Burns :
Obliger les juges du procès qui sont appelés à présider de nombreux procès criminels à traiter, dans leurs motifs, de tous les aspects de chaque affaire ralentirait incommensurablement le système de justice. Les juges du procès sont censés connaître le droit qu'ils appliquent tous les jours.
[27] Cette présomption ne s’applique pas aux jurés profanes. Ils et elles doivent non seulement recevoir des directives sur ce que signifie un doute raisonnable, mais aussi sur la relation entre le fardeau de preuve et les questions de crédibilité. Ces directives visent à prévenir deux atteintes potentielles à la présomption d’innocence lorsque la preuve se présente comme un concours de crédibilité. Il faut d’abord éviter qu’un jury qui ne croit pas le témoignage de l’accusé mais qui envisage néanmoins un doute raisonnable ne rende un verdict de culpabilité. La culpabilité hors de tout doute raisonnable exige du jury qu’il pousse sa réflexion au-delà de la simple préférence d’une version par rapport à une autre. Le jury peut aussi être enclin à s’attendre à ce que l’accusé prouve la véracité de sa version des faits. Or le fardeau de preuve n’incombe jamais à l’accusé; un tel renversement serait contraire à la présomption d’innocence.
[28] W.(D.) provient donc du contexte particulier où les jurés profanes sont particulièrement susceptibles de se méprendre sur l’application du fardeau de preuve.
[29] Dans C.L.Y., la majorité a noté au passage que l’objectif de W.(D.) – préserver le fardeau et la norme de preuve lorsque celle-ci prend la forme d’un « concours de crédibilité » – s’applique à tous les juges des faits. Par contre, cet arrêt a aussi modulé l’application de W.(D.) aux juges seuls puisqu’ils sont « présumé[s] connaître un principe aussi fondamental que la présomption d'innocence ». L’arrêt R.E.M., rendu peu après, accorde aux juges seuls plus de latitude dans l’application des directives W.(D.) en vertu de la présomption de conformité avec le droit.
[30] Au demeurant, les juges siégeant seuls n’ont pas à fournir des motifs équivalents aux directives destinées au jury. Comme le disait la Cour d’appel d’Ontario dans R. v. Morrissey, un appel reprochant au juge son traitement de la crédibilité et du fardeau de preuve:
[TRADUCTION] Les motifs d'un juge de première instance ne sauraient être considérés ni analysés comme s'il s'agissait d'instructions au jury. Les instructions au jury indiquent à des non-juristes le chemin à suivre pour parvenir à un verdict. Les motifs d'un jugement sont exprimés une fois le juge de première instance parvenu à la fin de ce cheminement et expliquent pourquoi il est arrivé à telle ou telle conclusion. Ils ne sont pas censés et ne doivent pas être interprétés comme l'énonciation de chacune des étapes du processus que le juge a suivi pour parvenir à un verdict.
[Soulignements ajoutés, traduction de la Cour suprême]
[31] Cette observation se prête particulièrement bien à la démarche W.(D.). Rejetant un appel invoquant W.(D.), la juge Deschamps écrit ceci au nom de la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Boucher :
Les juges d'instance rendent quotidiennement des jugements oraux et limitent souvent leurs motifs à l'essentiel. Ce serait une erreur de leur imposer l'obligation d'expliquer par le menu le cheminement qu'ils ont suivi pour arriver au verdict.
[32] Des motifs suffisants en première instance sont néanmoins importants lorsque l’appréciation d’une preuve embrouillée ou contradictoire est au cœur du litige. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la formulation de W.(D.) soit la seule façon de procéder.
[33] Conformément aux enseignements de la Cour suprême, les cours d’appel d’un bout à l’autre du pays ont constamment maintenu que les juges siégeant seuls n’ont pas à adhérer mécaniquement à W.(D.), ni même à citer sa phraséologie. Les motifs sont suffisants et adéquats lorsqu’ils sont intelligibles pour les parties et qu’ils permettent un examen valable en appel, et lorsqu’ils démontrent que le juge a convenablement compris et appliqué le fardeau de preuve de façon à garantir la présomption d’innocence. Comme le dit la Cour d’appel de Nouvelle-Écosse dans l’arrêt R. v. Lake :
W.(D.) concernait des directives au jury. Un juge seul est censé connaître les principes de base s’appliquant au doute raisonnable et n’a pas à les réciter mécaniquement dans chaque jugement. Sa décision doit bénéficier d’une marge de manoeuvre. Il n’a pas à citer la phraséologie de W.(D.), ni même suivre sa chronologie ou y faire référence. Au final, la question en appel consiste à se demander s’il est apparent à la lumière de l’ensemble des motifs que le juge n’a pas appliqué les principes essentiels sous-jacents à la directive W.(D.).
[Soulignements ajoutés, notre traduction]
[34] Par ailleurs, il est malvenu de reformuler des questions factuelles de crédibilité en erreur de droit afin d’inviter les cours d’appel à les examiner de plus près. En l’absence d’erreur manifeste et déterminante sur des conclusions concernant la crédibilité, l’arrêt R. c. Gagnon convie les cours d’appel à la retenue :
Notre Cour a sans cesse exhorté les juges de première instance à expliquer leurs conclusions sur la crédibilité et le doute raisonnable de manière à permettre un examen convenable par un tribunal d'appel. Après avoir encouragé la rédaction de motifs détaillés, il serait contraire au but recherché de scruter ceux-ci à la loupe en sapant le rôle du juge du procès dans l'appréciation de l'ensemble de la preuve.
[Soulignements ajoutés]
[35] Bien que l’erreur de droit alléguée dans Gagnon ait concerné la suffisance des motifs en eux-mêmes, cette invitation à la déférence s’applique tout aussi bien à la nature adéquate des motifs quant au fardeau et à la norme de preuve. Les cours d’appel ne devraient pas se pencher à nouveau sur des questions factuelles déguisées en erreur de droit. En d’autres mots, un moyen d’appel qui vise essentiellement une question d’interprétation de la preuve ne saurait être transformé en erreur de droit par le truchement de W.(D.).
L’essence de W.(D.)
[36] En appel, la question importante consiste à se demander si le juge a correctement abordé et appliqué le fardeau de preuve qui incombe exclusivement et en tout temps au ministère public. Ce principe s’applique que l’accusé témoigne ou non.
[37] La Cour suprême a résumé l’essence de W.(D.) dans l’arrêt unanime R. c. Dinardo:
Dans une cause dont l'issue repose sur la crédibilité, comme en l'espèce, le juge du procès doit répondre à la question déterminante de savoir si la preuve offerte par l'accusé, appréciée au regard de l'ensemble de la preuve, soulève un doute raisonnable quant à sa culpabilité. En d'autres termes, le juge du procès doit déterminer si la preuve dans son ensemble établit la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable.
[38] Il est désormais bien établi que le juge des faits, confronté à des versions contradictoires des évènements, ne peut se limiter à préférer l’une des deux versions. La conséquence pratique serait d’abaisser le fardeau de preuve du ministère public en le faisant passer d’une preuve hors de tout doute raisonnable à une preuve selon la prépondérance des probabilités. Cela signifierait aussi que l’accusé doive prouver sa version. Tel n’est jamais le cas. Un manque de crédibilité de la part de l’accusé ne saurait équivaloir à la preuve de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. C’est là l’essence de W.(D.).
[39] Au stade de l’appel, la question décisive est de savoir si le juge des faits a correctement appliqué la norme de preuve en matière criminelle. Les motifs doivent se pencher sur les risques inhérents que pose la preuve testimoniale contradictoire quant au fardeau de preuve du ministère public. Mais cela n’emporte aucune obligation d’aborder la question en adhérant à la formule W.(D.).
[41] Dans un cas comme celui-ci, le constant ressassement en appel de l’argument selon lequel le ou la juge seul/e ne se serait pas conformé/e en toutes lettres au test W.(D.) mobilise indûment le temps des juges d’appel et épuise sans raison les ressources déjà très sollicitées des cours d’appel.
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