jeudi 18 février 2016

La diligence de l'avocat de la défense dans le cadre de la divulgation de la preuve / L'appréciation de l'allégation de divulgation tardive

R. c. Tshiamala, 2013 QCCS 7021 (CanLII)


[27]        Nonobstant l’obligation de la Couronne de divulguer la preuve, la défense a un rôle à jouer également. La défense ne doit pas rester passive, surtout lorsqu’elle est déjà au courant de la nature d’une preuve que la Couronne n’a pas divulgué en temps opportun. La défense doit donc réclamer de manière diligente, à la Couronne, la divulgation en temps opportun. L’observation de cette règle permettrait au juge du procès, de remédier, si possible, à tout préjudice causé à l’accusé. Si l’avocat de la défense ne fait rien en raison d’une décision tactique ou d’un manque de diligence raisonnable, et ne tente pas d’obtenir la communication de cette preuve en temps opportun, il est difficile pour les tribunaux de retenir un argument selon lequel l’omission de divulguer ou la divulgation tardive nuit à l’équité du procès ou cause un préjudice;   R. c. Dixon, précité, par. 37, 38; R. c. Stinchcombe, précité, p. 341; R. c. Bramwell (1996), 1996 CanLII 352 (BC CA)106 C.C.C. (3d) 365 (C.A. C.B.), conf. par 1996 CanLII 156 (CSC)[1996] 3 R.C.S. 1126), p. 374.

[28]        Dans des cas où la divulgation tardive de la preuve viole l’article 7 et afin d’avoir droit à une réparation en vertu de l’article 24(1), l’accusé devra généralement faire la preuve « d’un préjudice véritable » quant à la possibilité pour lui de présenter une défense pleine et entière; R. c. O’Connor1995 CanLII 51 (CSC)[1995] 4 R.C.S. 411, par. 74;                        R. c. Bjelland, précité, par. 21; R. c. Carosella,précité, par. 37.

[29]         Le préjudice allégué doit être important et non pas insignifiant; R. c. Bjelland,  précité, par. 26.

[30]        L’article 7 de la Charte garantit le droit à un procès équitable; il ne donne pas à l’accusé le droit de bénéficier des procédures les plus favorables que l'on puisse imaginer; R. c. Lyons1987 CanLII 25 (CSC)[1987] 2 R.C.S. 309, par. 88. « Le procès équitable est celui qui répond à l’intérêt qu’a le public à connaître la vérité, tout en préservant l’équité fondamentale en matière de procédure pour l’accusé »; R. c. Harrer, précité, par. 45.
[31]        Le Tribunal doit se demander si le préjudice causé à l’accusé - s’il y en a un - peut être corrigé sans exclure les éléments de preuve et dénaturer ainsi la fonction de recherche de vérité des procès criminels; R. c. Bjelland, précité, par. 3.

[32]        En présence d’une violation de l’article 7 de la Charte, pour cause de divulgation tardive de la preuve, il faut s’assurer que le préjudice causé à l’accusé par l’utilisation de cette preuve ne rend pas le procès inéquitable ou mine autrement l’intégrité du système de justice. Ce n’est que lorsque le préjudice ne peut être remédié en ordonnant l’ajournement du procès que la réparation, plus draconienne, d’exclusion des éléments de preuve serait convenable et juste selon l’article 24(1); par exemple, si le procès d’un accusé qui est détenu subissait, pour cette raison, un délai déraisonnable; R. c. Bjelland, précité, par. 3, 19, 26, 27; R. c. Horan, précité, par. 31.

[33]        En ce qui concerne le remède d’exclusion d’éléments de preuve divulgué tardivement, la Cour suprême, dans R. c. Bjelland, précité, par. 24, a dit :
Ainsi, un juge de première instance ne devrait écarter des éléments de preuve communiqués tardivement que dans des cas exceptionnels : a) lorsque la communication tardive rend le procès inéquitable et qu’il ne peut être remédié à cette iniquité grâce à un ajournement et à une ordonnance de communication ou b) lorsque l’exclusion est nécessaire pour maintenir l’intégrité du système de justice.  Puisque l’exclusion d’éléments de preuve a une incidence sur l’équité du procès du point de vue de la société, dans la mesure où elle entrave la fonction de recherche de la vérité du procès, lorsque le juge du procès peut concevoir une réparation convenable — pour pallier la communication tardive — qui ne prive pas l’accusé de l’équité procédurale et lorsque l’utilisation des éléments de preuve ne porte par (sic) autrement atteinte à l’intégrité du système de justice, il ne sera ni convenable ni juste de les exclure en application du par. 24(1).
voir aussi, Giroux c. R., 2007 QCCA 1443 (CanLII), par. 43-68; Bernier c. R., 2007 QCCA 1061 (CanLII), par. 44-59; R. c. Spackman2012 ONCA 905 (CanLII) ; R. c. Tomlinson[2008] O.J. No. 817 (C.S.).

samedi 6 février 2016

Saisir un message texte déjà transmis n'équivaut pas à une interception nécessitant une autorisation d'écoute électronique

R. v. Belcourt, 2015 BCCA 126 (CanLII)

Lien vers la décision

[42]        In my opinion, it is necessary to closely examine the nature of the private communications sought to be obtained in this case to determine the appropriate form of authorization required.
[43]        The text messages in question were transmitted and received on or before March 3, 2010. More than 30 days passed before the judicial authorization to seize the stored copies was granted. In my opinion, it is illogical to characterize a technique that seeks production of stored messages as “prospective”.
[45]        I readily concede that the acquisition of a text message by the police in this interim transit period could constitute an interception within the plain meaning of the word. However, this is because the recipient has yet to receive the message, and may never receive the message. In stepping between a sender and recipient to acquire a message and its content before it is received, and when it may never be received, the police are “intercepting” the message in the most literal sense of the word.
[46]         The distinctive feature of the police investigation discussed above is that they interject themselves in the communication process by using an investigative technique that comes between the sender and receiver of a message. As I discuss below, and as Moldaver J. observes in his reasons in Telus,this is exactly the type of technique that Part VI authorization was meant to encompass. This investigative technique, however, is different from the case where the police seek to obtain a stored electronic record of a text message after it has been sent and received.
[47]        The detailed requirements found in Part VI exist to address the fact that the evidence sought to be acquired by the police has not yet come into existence at the time that the judicial authorization for its acquisition is being sought: see R. v. Finlay (1985), 1985 CanLII 117 (ON CA)23 C.C.C. (3d) 48 (Ont. C.A.) at 63-64. Indeed, the constitutionality of Part VI derives from the safeguards that are imposed by the role of the judge granting the authorization, which exist because of the danger that the interception of private communications could easily transform into a fishing expedition: Finlay78; see also R. v. Araujou2000 SCC 65 (CanLII)[2000] 2 S.C.R. 992 at para. 29. Put simply, it is inherent in the nature of Part VI authorization that the investigative technique to be utilized by the police is prospective, which requires a distinct form of judicial authorization in comparison to other search warrant provisions. In my view, applying Part VI to evidence already in existence is a misapprehension of the form of authorization provided for in that section of the Code.
[48]        It is a necessary consequence of the very nature of the scheme that is set out in Part VI that any retrospective investigation technique is outside its ambit. In contrast to the prospective operation of Part VI, search warrants, whether part of the Code or another Act of Parliament, may not be issued in anticipation of an event or situation in the future which (if it existed in the present) would justify issuing a search warrant: see e.g., R. v. Cameron(1984), 1984 CanLII 474 (BC CA)16 C.C.C. (3d) 240 (B.C.C.A.) at 242. On this point, it is important to note that the law regarding search warrants applies to production orders: see e.g., Canadian Broadcasting Corp. v. Manitoba (Attorney General) (2009), 2009 MBCA 122 (CanLII)250 C.C.C. (3d) 61 (Man. C.A.).
[49]        The requirement that the search warrant only pertain to the search and seizure of specified things already in existence is essential to the operation of the safeguards inherent in the authorization scheme common to s. 487, including s. 487.012 (i.e., that there are reasonable grounds to believe that the specified articles to be seized “will afford evidence with respect to the commission of an offence”): see e.g., CanadianOxy Chemicals Ltd. v. Canada (Attorney General)1999 CanLII 680 (SCC)[1999] 1 S.C.R. 743.
[50]        As I have said, the acquisition of stored, historical communications is not, and cannot be, prospective. As a result, it is outside the ambit of Part VI of the Code to require that existing communications stored in electronic form be authorized under that sectionIn my view, requiring Part VI authorization for acquisitions of evidence already in existence is inconsistent with the law of search and seizure in Canada.
[52]        The mischief created by an overly broad application of the reasons in Telus is exemplified by R. v. Sandhu, 2014 BCSC 303. In that case, the court found that text messages sent by an accused and received and stored on the phone of an extortion victim were “intercepted” when read much later by the police. In my opinion, such a finding is clearly beyond the scope contemplated by the decision in Telus. With respect, the court in Sandhu focused too narrowly on the purported nature of the intrusion by the police into the privacy interest of the accused without regard to the character of the evidence that the police sought to acquire to aid in their investigation.
[53]        As the Crown points out in its factum, the reasoning in Sandhu is problematic because it would have the effect of requiring Part VI authorization for a plethora of investigative techniques that, as yet, have not and have never required such authorization. As a general principle, I consider the court inSandhu erred in failing to closely consider the nature of the evidence sought to be obtained by police or the investigative technique to be used in obtaining the evidence. This error misdirected the court, resulting in an overbroad interpretation of Part VI.
[54]        The nature of the intrusion by an investigative technique into the privacy interest of the target of an investigation does not, by itself, determine the appropriate form of authorization required for the police to lawfully seize evidence relevant to an investigation. For example, it is well-established that the privacy interests that are at issue in personal and workplace computers is substantial: see e.g., R. v. Morelli, 2010 SCC 8 (CanLII), at para. 105R. v. Cole2012 SCC 53 (CanLII)[2012] 3 S.C.R. 34 at para. 3. That does not mean, however, the general search and seizure provision in s. 487 is inadequate for the purpose of ensuring that the state intrusion into the privacy of the investigation target is justified. The appropriate form of authorization is determined by the nature of the evidence sought to be acquired by the police and the type of investigative technique to be used in acquiring it. This explains the separate schemes for the production of data or documents held by third parties (s. 487.012), the production of financial data or documents in particular (s. 487.013) and the acquisition of bodily (DNA) samples (ss. 487.05-487.091). Where the question concerns the proper form of prior judicial authorization, it is imperative to pay close attention to the evidence that the police seek to acquire.
[55]         In conclusion, I would not give effect to the argument that the use of a production order in the circumstances of this case constituted a breach of Belcourt’s privacy rights under the Charter. Privacy rights are not absolute. In this case, the acquisition of the historical text messages by police was authorized by law by way of s. 487.012. No issue has been raised as to the reasonableness of that provision and, as I discuss below, there is no issue as to the reasonableness of the search conducted by police. Consequently, there has been no Charter breach: see Collins v. The Queen1987 CanLII 84 (SCC),[1987] 1 S.C.R. 265.
[59]        As a result of that information, the production orders were directed at two specific telephone numbers and all incoming and outgoing calls made to and from those numbers within a particularly narrow period of time. The issuing judge also attached four conditions to the order, including the non-production of data subject to solicitor-client privilege, and the non-production of “mail” (which I understand to mean the messages themselves) unless or until it is delivered or deemed by law to have been delivered to the addressee (which addresses the concern regarding the status of messages that might be “in transit” at the time the production order is pronounced).
[60]        The foregoing authorization cannot be said to be overbroad. It clearly establishes that the police had reasonable grounds to believe that the specific information mentioned in the ITO would be found in the sought-after text message communications, which satisfies the requirement in s. 487.012(3)(b). There is a clear evidentiary nexus between those items sought to be disclosed under the production order and the offence which was being investigated by the police. As a result, there is no question that the judge could have, on the basis of the ITO, determined whether the text messages were “relevant or rationally connected to the incident under investigation”: CanadianOxy Chemicals Ltd. at 750-751.
[61]        I note that, in any event, the production order in this case clearly provided the voir dire judge with sufficient material to assess whether the police had adequate grounds for seizing the text messages. The materials included information on the following matters: the facts relied upon to justify a belief that the authorization sought be given together with the particulars of the offence under investigation; the type of private communication that was to be acquired by the police; the identity of all known persons of whose private communications there were reasonable grounds to believe may assist with the investigation of the offence; along with a description of the sought-after messages and the proposed mode of acquiring them; and the period of time over which access to the communication was sought. This is the kind of evidence that would have been adduced to obtain authorization under Part VI (see s. 185(1)(c)-(g)). In this regard, it is difficult, in my view, to say that Belcourt did not have the benefit of a probing inquiry into whether an intrusion into his constitutionally protected privacy interest was warranted by public interest in having the police investigate a criminal offence: see e.g., Araujo at para. 29.
[62]        Finally, in my opinion, the search conducted, pursuant to the production order, was not the kind of intrusive search discussed in R. v. Vu2013 SCC 60 (CanLII).
[63]        The Court in Vu was concerned with the issue of whether the doctrine that permitted police to search any receptacle in a location authorized for search included the authorization to search any computer or cellar device that the police found at that location. The Court concluded that prior authorization was required for the police to search the computer or cellular device discovered in the execution of a search warrant: Vu at paras. 40-45. Prior and specific authorization was required on account of the substantial privacy interest that attaches to information stored on a computer or cell phone.
[64]        In this case, the police had the kind of prior authorization that the Court in Vu held was required so as to ensure that the state’s interest in conducting the search justifies the intrusion into individual privacy on the basis of the production orders issued for the text messages under s. 487.012. As I described above, the search was otherwise reasonable and authorized by law. It was, therefore, not intrusive.

Il n'existe aucune obligation pour la poursuite de faire entendre des témoins

R. c. Cook, [1997] 1 RCS 1113, 1997 CanLII 392 (CSC)



23.                     On allègue que l’obligation du ministère public de citer tous les témoins disponibles tirerait son origine de l’arrêt du Conseil privé Seneviratne c. R.[1936] 3 All E.R. 36.  Dans cette affaire, l’accusé avait été inculpé pour le meurtre de son épouse.  Le ministère public, dans le cours de la présentation de sa preuve, avait cité de nombreux témoins oculaires à témoigner.  En plus, il avait tenté de présenter, à titre de corroboration, une preuve par ouï‑dire provenant de nombreuses autres personnes.  Celles-ci étaient toutes sur la liste des personnes que la défense avait l’intention de faire témoigner.

24.                     L’accusé avait allégué que le ministère public avait l’obligation de citer chacun de ces témoins comme partie de sa preuve, étant donné qu’ils étaient tous des témoins oculaires du crime.  Bien que le Conseil privé ait finalement accueilli l’appel de l’accusé sur une question restreinte, non pertinente ici, il a carrément rejeté l’argument plus général de l’accusé et affirmé qu’il n’existait pas de règle imposant une obligation de citer tous les témoins oculaires d’un crime (aux pp. 48 et 49):


[TRADUCTION]  Leurs Seigneuries ne désirent pas établir de règle pour entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans une affaire comme la présente, parce que chaque affaire est un cas d’espèce.  Encore moins veulent‑elles décourager ceux qui sont chargés des poursuites de faire preuve de la plus grande franchise et du plus grand sens de l’équité; mais, par ailleurs, elles ne peuvent pas, pour parler de façon générale, approuver l’idée que la poursuite doit citer tous les témoins, quels qu’en soient le nombre et la crédibilité, ou que la poursuite devrait se charger à la fois de poursuivre et de défendre.  S’il en est ainsi, il en résultera de la confusion à coup sûr, surtout si la poursuite cite des témoins et qu’elle s’empresse presque automatiquement de les discréditer par un contre‑interrogatoire.  Les témoins essentiels pour la narration de l’histoire sur laquelle la poursuite se fonde doivent, évidemment, être cités par le ministère public, que le résultat de leur témoignage soit favorable ou non à la poursuite.  [Je souligne.]

25.                     Cet obiter qui visait apparemment à clarifier le droit existant dans ce domaine, n’a pas eu entièrement l’effet escompté.  Au contraire, il semble avoir créé encore davantage de confusion.  Ce sont principalement les deux passages que j’ai soulignés qui ont donné lieu, lorsque mis en regard l’un de l’autre, aux plus grandes difficultés.  Le Conseil privé paraît d’abord approuver un large pouvoir discrétionnaire et semble réticent à imposer au ministère public le besoin de citer des témoins pour les deux parties.  Dans le deuxième passage, cependant, la cour semble indiquer que certains témoins, ceux qui sont «essentiels pour la narration de l’histoire», doivent toujours être cités.  À première vue, ces remarques contradictoires ne semblent pas facilement conciliables.

26.                     Le Conseil privé a examiné la question à nouveau quelques années plus tard dans l’arrêt Adel Muhammed El Dabbah c. Attorney‑General for Palestine[1944] A.C. 156.  Dans cet arrêt, le Conseil privé semble avoir tranché en faveur du pouvoir discrétionnaire du ministère public.  Lord Thankerton, au nom de la cour, s’est exprimé assez longuement sur le pouvoir discrétionnaire du ministère public de choisir quels témoins citer.  Il a fait remarquer tout particulièrement, aux pp. 168 et 169, que:


[TRADUCTION]  . . . la poursuite a un pouvoir discrétionnaire quant à savoir quels témoins à charge devraient être cités, et la cour ne devrait pas empiéter sur l’exercice de ce pouvoir à moins que, peut‑être, il puisse être démontré que la poursuite a agi pour des motifs inavoués.  [. . .] Il faudrait aussi se référer à la remarque interlocutoire faite par le lord juge en chef Hewart dans l’arrêt Rex c. Harris, ([1927] K.B. 587, à la p. 590), selon laquelle «dans les affaires criminelles, le ministère public se doit de citer à témoigner devant la cour tous les témoins importants, même si leurs témoignages sont incompatibles, afin que le jury puisse prendre connaissance de l’ensemble des faits».  De l’avis de Leurs Seigneuries, le juge en chef ne pouvait avoir l’intention de nier le droit traditionnel de la poursuite d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer qui sont les témoins importants.

27.                     Au Canada, cette question s’est carrément posée dans l’arrêt Lemay, précité.  Dans cette affaire, le chef d’accusation avait trait au trafic de stupéfiants et le principal élément de preuve présenté par le ministère public était le témoignage d’un agent d’infiltration.  Au procès, ce policier a affirmé qu’un indicateur avait aussi été témoin de l’opération et qu’en plus, une autre personne était présente à la table où la vente avait eu lieu.  Le ministère public n’avait fait entendre aucune de ces deux personnes.

28.                     L’accusé a soutenu que les deux témoins en question étaient «essentiels pour la narration de l’histoire» et, s’appuyant sur l’arrêtSeneviratne, il a fait valoir que le ministère public avait l’obligation de les citer.  La Cour a rejeté ce moyen d’appel (le juge Cartwright, alors juge puîné, était dissident) et a statué que la règle qu’invoquait l’accusé n’existait pas.  En fait, le juge Kerwin, alors juge puîné, a affirmé au nom des juges majoritaires que l’arrêt Seneviratne, interprété à la lumière de l’arrêt Adel Muhammed rendu subséquemment, établissait clairement que la règle applicable était le pouvoir discrétionnaire et que les témoins devraient généralement être cités par la partie qui désire obtenir leur témoignage.  Le juge Kerwin a conclu en disant (à la p. 241):


[TRADUCTION]  Évidemment, le ministère public ne doit pas dissimuler d’éléments de preuve pour le motif qu’ils aideraient l’accusé, mais on n’a pas donné à entendre que c’est le cas en l’espèce ou, pour emprunter les mots de lord Thankerton, «que la poursuite a agi pour des motifs inavoués».  Il est oiseux d’invoquer des expressions comme celle‑ci ou celle utilisée par lord Roche [dans Seneviratne] sans les placer dans leur contexte; mais ce qui est important, c’est que, à moins qu’il n’y ait des circonstances particulières de la nature envisagée, la poursuite est libre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer qui sont les témoins importants.

29.                     Malgré ce qui semblerait avoir été une prise de position claire sur la question, celle‑ci n’en a pas moins continué d’être soulevée avec une régularité étonnante.  Il semblerait qu’en dépit de l’arrêt Lemay, la question de savoir exactement quel témoin est «essentiel pour la narration de l’histoire» ait continué d’être considérée comme controversée.  Dans de nombreuses décisions, le large pouvoir discrétionnaire reconnu par l’arrêt Lemay a été restreint et ou bien le ministère public a été forcé de citer des témoins, ou bien des affirmations ont été faites voulant que le ministère public pourrait y être forcé dans certaines circonstances:  voir, par exemple, R. c. Murdoch (1978), 40 C.C.C. (2d) 97, (C.A. Man.), à la p. 116, les motifs dissidents du juge O’Sullivan; R. c. Jewell and Wiseman (1980), 1980 CanLII 2373 (SK QB)54 C.C.C. (2d) 286 (B.R. Sask.);R. c. Oliva[1965] 3 All E.R. 116 (C.C.A.).

30.                     La question de savoir quels témoins sont «essentiels pour la narration de l’histoire» a été soulevée à nouveau devant notre Cour dans l’affaire R. c. Yebes1987 CanLII 17 (CSC)[1987] 2 R.C.S. 168.  Le juge McIntyre, au nom de la Cour, a fermement rejeté une restriction du pouvoir discrétionnaire du ministère public mais a plutôt affirmé que l’expression «essentiel pour la narration de l’histoire», du moins dans le contexte de cette affaire, signifiait ni plus ni moins que le ministère public devait présenter assez de témoins pour prouver adéquatement les éléments essentiels du crime.  Par conséquent, si le ministère public décidait de ne pas faire entendre un témoin, il s’exposerait à ne pas pouvoir s’acquitter de son fardeau de la preuve et à perdre sa cause.  Plus précisément, le juge McIntyre a affirmé (aux pp. 190 et 191):


L’autre moyen portant que le ministère public n’a pas cité un témoin essentiel pour la narration de l’histoire, soit Mme Yebes, doit également échouer à mon avis.  Le ministère public a le pouvoir discrétionnaire de choisir les témoins qui seront cités lorsqu’il présentera sa preuve à la cour.  On ne doit pas intervenir à cet égard à moins que le ministère public ne l’ait exercé pour une raison détournée ou inappropriée:  voir Lemay v. The King, précité.  En l’espèce aucun motif inapproprié n’est allégué.  Bien que le ministère public ne puisse pas être tenu de citer un témoin donné, l’omission de le faire peut créer une faille dans sa preuve, ce qui fera en sorte qu’il ne se sera pas déchargé de son fardeau de la preuve et permettra à l’accusé de demander un acquittement.  C’est en ce sens que l’on peut s’attendre que le ministère public cite tous les témoins essentiels à la narration des événements sur lesquels sa preuve est fondée.  [Je souligne.]

31.                     À mon avis, le raisonnement exprimé dans ce passage est tout à fait clair.  L’expression «essentiel pour la narration de l’histoire» ne signifie pas, comme beaucoup ont tenté de le donner à entendre, que tous les témoins dont la déposition serait pertinente doivent être cités par la poursuite.  Au contraire, il ne porte que sur la charge de la preuve qui incombe au ministère public dans une procédure criminelle.  Lorsque la «narration» de la perpétration d’un acte criminel donné n’est pas adéquatement faite, des éléments de l’infraction peuvent ne pas être suffisamment prouvés et le ministère public risque de perdre sa cause.  De plus, l’omission de citer certains témoins peut devenir un facteur dont une cour d’appel tiendra compte pour décider si le verdict rendu était déraisonnable:  Whitehorn c. The Queen (1983), 152 C.L.R. 657 (H.C. Austr.)The Queen c. Apostilides (1984), 154 C.L.R. 563 (H.C. Austr.).


32.                     Je ne vois aucune faille dans cette procédure et je crois qu’elle s’appuie tant sur le droit que sur la politique judiciaire.  Étant donné la préférence marquée de notre Cour en faveur de la reconnaissance du pouvoir discrétionnaire du ministère public, il faudrait, quant à moi, une raison primordiale pour aller à l’encontre de cette préférence et justifier la création d’une obligation qui empiéterait si manifestement sur ce pouvoir.  Le principal moyen traditionnellement invoqué concerne l’équité.  On a donné à entendre que, lorsque le ministère public omet de citer un témoin qui a une connaissance pertinente des faits en cause,  [TRADUCTION] «on risque énormément de faire un retour aux arguments surprises présentés pendant le procès», comme l’a dit en l’espèce le juge Ryan, à la p. 90.  De plus, le juge Ryan a mentionné le préjudice subi par l’accusé qui est forcé de citer un témoin qui aurait dû l’être par le ministère public.  Essentiellement, cela tourne autour de l’impossibilité pour l’accusé de contre‑interroger le témoin.  L’intimé a aussi soulevé un troisième facteur dans le présent pourvoi, soit que de forcer les accusés à faire eux‑mêmes entendre le témoin les contraint à abandonner leur droit de s’adresser au jury en dernier.  J’examinerai chacun de ces moyens à tour de rôle.

Il est permis de précoter les pièces et de les remettre préalablement au juge des faits

N'Drin Beugré c. R., 2014 QCCA 2002 (CanLII)

Lien vers la décision

[50]        Pour faciliter le travail des jurés et assurer un procès ordonné et efficace, les parties avaient, en juin 2010, consenti au dépôt des pièces P-181 et P-182, sous réserve des objections à l’introduction subséquente en preuve de leur contenu qui pourraient, le cas échéant, être formulées et de directives interdisant aux jurés de prendre connaissance des pièces avant leur production.
[51]        Au début du procès, le 20 septembre 2010, les pièces P-181 et P-182 furent donc remises aux jurés par le juge avec instructions de ne consulter que les documents effectivement reçus en preuve :
À cet effet, j’ai demandé que la preuve documentaire électronique soit mise à votre disposition dès le début du procès. Vous recevrez donc deux (2) CD de la preuve documentaire électronique. De cette façon, vous pourrez consulter la preuve documentaire dans votre salle de délibéré au fur et à mesure durant le procès. Par contre, les documents qui sont contenus dans les CD seront déposés en preuve individuellement, tout au long du procès. Madame la Greffière tiendra un registre des documents qui sont mis en preuve chaque jour. Avant qu’un document ne soit déposé en preuve dans la salle de Cour, il ne constitue pas de la preuve. Je répète. Avant qu’un document ne soit déposé en preuve dans la salle de Cour, il ne constitue pas de la preuve. Vous ne devez donc consulter que les documents qui portent une cote dans le dossier de la Cour. À moins qu’un document ne soit coté, il n’est pas en preuve et il vous est interdit de les consulter.
Cette directive est importante car ce sont uniquement les avocats qui décident des éléments de preuve que vous avez à considérer dans un procès. Ce sont les avocats qui contrôlent la preuve, et c’est donc important que vous ayez accès aux seuls éléments de preuve qui portent une cote de la Cour. D’autre part, il se pourrait qu’un document contenu dans votre CD soit déclaré inadmissible selon une décision que je rendrais. À ce moment, vous n’auriez pas le droit de consulter ou de prendre en considération ce document contenu dans votre CD, et je serai contraint de vous demander de ne pas en tenir compte… de ne pas tenir compte d’un tel document. C’est une des raisons pour lesquelles vous ne devez pas consulter les documents sur votre CD avant qu’ils ne soient déposés formellement en preuve en salle de Cour, avec une cote précise.
                                                                                                            [Je souligne]
[52]        Or, cette directive répond à toutes les préoccupations soulevées par l’avocate qui représentait l’appelant lors de la conférence préparatoire et constitue des instructions on ne peut plus claires sur la façon d’utiliser les pièces P-181 et P-182.
[53]        L’appelant soutient que le jury n’a pas respecté cette directive et qu’il « circulait allègrement » dans la preuve comme le démontreraient les notes J-2 et J‑3 que les jurés ont fait parvenir au juge.
[54]        La note J-2, qui est datée du 25 octobre 2010, indique au juge :
Il nous est impossible d’ouvrir les fichiers .doc et .xls, la suite de logiciels Word et Excel n’est pas installée sur nos ordinateurs.
[55]        Pourtant, les logiciels mentionnés ne sont pas requis pour consulter les pièces P‑181 et P‑182, mais le sont pour visualiser des documents contenus dans deux autres pièces déjà produites en preuve, mais qui n’apparaissent pas dans P-181 et P-182.
[56]        Ce n’est donc pas pour « circuler allègrement » dans P-181 et P-182 que les jurés adressent cette demande au juge, mais pour avoir accès à des pièces déjà admises en preuve. D’ailleurs, dans les minutes précédant la transmission de la note J-2, les jurés avaient assisté au témoignage de Veda Nancoo qui avait commenté des documents contenus dans la pièce INF-3 dont la consultation nécessitait l’utilisation du logiciel Word.
[57]        Le texte de la note J-3 que les jurés font parvenir au juge le 26 octobre 2010 mentionne par ailleurs ce qui suit :
Il manque les pages 434 et 435 de la pièce P-182 (cartable noir qui est la liste de pièces).
[58]        Les pages manquantes (434 et 435 de P-182) énumèrent des documents relatifs au chef de fraude n° 51 et, plus particulièrement, les pièces P-51.5 et P-51.6 qui avaient été discutées le 14 octobre précédent à l’occasion du témoignage de Ginette Rouleau.
[59]        Il était en conséquence tout à fait légitime et conforme aux instructions du juge que les jurés consultent P-182 et remarquent que des pages pertinentes étaient manquantes.
[60]        L’argument de l’appelant selon lequel les jurés ont fait fi des directives du juge relativement à la consultation des pièces P-181 et P-182 est en conséquence sans aucun fondement.

Le régime de l’arrêt O’Connor

Duguay c. R., 2006 QCCS 7707 (CanLII)
Lien vers la décision


[32]            L’arrêt O’Connor de la Cour suprême du Canada dicte une analyse à deux étapes pour évaluer le bien-fondé d’une demande de production et d’une divulgation de renseignements en possession de tiers.

[33]            Citons le cadre analytique du régime O’Connor tel que résumé par la juge McLachlin dans l’arrêt Mills.

« En ce qui concerne l'ordonnance de communication de dossiers qui sont en la possession de tiers, le juge en chef Lamer et le juge Sopinka ont exposé une procédure en deux étapes.  À la première étape, il s'agit de savoir si le document demandé par l'accusé devrait être communiqué au juge; à la deuxième étape, le juge du procès doit évaluer les intérêts opposés pour décider s'il y a lieu d'ordonner la communication à l'accusé.  À la première étape, il incombe à l'accusé d'établir que les renseignements en cause sont d'une "pertinence probable" (par. 19 (souligné dans l'original)). Contrairement au contexte de la communication par le ministère public, où la pertinence est interprétée comme signifiant "l'utilité que [cela peut] avoir pour la défense", le seuil de la pertinence probable dans ce contexte exige que le juge qui préside le procès soit convaincu "qu'il existe une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur logiquement probante relativement à une question en litige ou à l'habilité à témoigner d'un témoin" (par. 22 (souligné dans l'original)).  Ce déplacement d'obligation ainsi que le seuil plus élevé, comparativement aux cas où les dossiers sont en la possession du ministère public, sont devenus nécessaires du fait que les renseignements en cause ne font pas partie de la "preuve à charge" de l'État, que ce dernier n'y a pas eu accès et que les tiers ne sont pas tenus d'aider la défense.

Le juge en chef Lamer et le juge Sopinka ont statué que le seuil de la pertinence probable à cette première étape ne constitue pas un fardeau important ou onéreux.  Il vise à empêcher les demandes de communication "qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires" (par. 24).  Même s'ils ne partageaient pas l'avis du [page707] juge L'Heureux-Dubé que les dossiers thérapeutiques sont rarement utiles à l'accusé, le juge en chef Lamer et le juge Sopinka ont refusé d'établir des "catégories de pertinence" (par. 27).

Si la première étape est franchie, le dossier est communiqué au tribunal et la demande de communication passe à la deuxième étape, où le juge décide s'il y a lieu de communiquer le dossier à l'accusé.  Le juge en chef Lamer et le juge Sopinka exigent qu'à cette étape le juge du procès évalue les intérêts opposés afin de déterminer si une ordonnance de non-communication constituerait une limite raisonnable à la capacité de l'accusé de présenter une défense pleine et entière.  Ils énumèrent une série de facteurs dont le juge du procès devrait tenir compte pour prendre sa décision (au par. 31):

(1) la mesure dans laquelle ce dossier est nécessaire pour que l'accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l'attente raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé discriminatoires; et (5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la sécurité de la personne [du plaignant] que pourrait causer la production du dossier en question. »

a)         La première étape : L’analyse de la pertinence probable.

[34]            Lorsqu’un juge évalue le critère de la pertinence probable selon la procédure de common law de l’arrêt O’Connor, il doit tenir compte des principes additionnels suivants :

(i)                  Le requérant a le fardeau d’établir la « pertinence probable »; cette pertinence ne se présume pas. (O’Connor, par. 19)
(ii)               Il ne faut pas perdre de vue qu’on peut commettre une erreur judiciaire en établissant une procédure qui restreint indûment la capacité pour un accusé d’avoir accès aux renseignements qui peuvent être nécessaires à une défense pleine et entière qui soit significative. (O’Connor, par. 18)
(iii)              L’étape de la « pertinence probable » devrait se limiter à la question de savoir si les renseignements figurant dans un dossier ont une incidence sur le droit de présenter une défense pleine et entière. (O’Connor, par. 21; Pontbriand[5], par 14)
(iv)              Le critère initial de la « pertinence probable » vise à établir un fondement pour la production des renseignements. (O’Connor, par. 19)
(v)               Le critère de la « pertinence probable » vise à empêcher que la défense ne se lance dans des demandes de production qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires. (O’Connor, par. 24, Pontbriand, par. 14)
(vi)              Il faut reconnaître que l’accusé est très mal placé pour produire une preuve de « pertinence probable » étant donné qu’il n’a pas accès aux dossiers recherchés. (O’Connor, par. 19 et 25; Mills, par. 45)
(vii)            Le fardeau imposé à l’accusé est important, mais pas onéreux. Il est léger. (O’Connor, par. 24)
(viii)         La « pertinence probable » de renseignements peut concerner uniquement la question de l’évaluation de la crédibilité des témoins. (O’Connor, par. 22)

La ratio de l'arrêt Stinchcombe

R. c. Stinchcombe, [1991] 3 RCS 326, 1991 CanLII 45 (CSC)



Selon moi, sous réserve du pouvoir discrétionnaire dont j'ai traité précédemment, toute déclaration obtenue de personnes qui ont fourni des renseignements pertinents aux autorités devrait être produite, même si le ministère public n'a pas l'intention de citer ces personnes comme témoins à charge.  Lorsqu'il n'existe pas de déclarations, il faut produire d'autres renseignements tels que des notes et, en l'absence de notes, il faut divulguer, outre les nom, adresse et occupation du témoin, tous les renseignements que possède la poursuite au sujet de tous les éléments de preuve pertinents pouvant être fournis par la personne en question.  Je tiens pour peu convaincantes les observations faites par la Commission dans son rapport de 1984.  En effet, si les renseignements sont inutiles, on peut supposer qu'ils n'ont aucune pertinence et qu'ils seront en conséquence écartés par le ministère public dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire.  Si les renseignements présentent une certaine utilité, alors ils sont pertinents et c'est à la défense et non à la poursuite de décider s'il s'agit d'une utilité suffisante pour qu'ils soient produits en preuve.  De surcroît, je ne comprends pas l'affirmation de la Commission que "[l]eurs déclarations ne font pas partie de la preuve".  C'est le cas de toutes les déclarations de témoins.  Elles ne constituent pas en soi des éléments de preuve.  On les produit non pas dans le but de les présenter en preuve comme telles, mais afin de permettre que la preuve soit faite de vive voix.  Il est compréhensible que la poursuite soit peu disposée à divulguer des déclarations parce qu'elles auront, par suite de leur divulgation, moins d'effet lors du contre‑interrogatoire.  La même objection pourrait être soulevée à l'égard de toutes les formes de communication de la preuve.  L'avantage tactique doit être sacrifié au profit de l'équité et de la détermination des véritables faits de l'affaire.

Le régime de production des dossiers en la possession de tiers établi dans O’Connor

R. c. McNeil, [2009] 1 RCS 66, 2009 CSC 3 (CanLII)

Lien vers la décision

[26] Dans O’Connor, notre Cour s’est intéressée à la façon dont l’accusé, inculpé de multiples infractions d’ordre sexuel, pouvait obtenir la production par des tiers gardiens des dossiers thérapeutiques des plaignantes.  En matière de communication des dossiers contenant des renseignements personnels au sujet des plaignants et des témoins dans des procédures relatives à des infractions d’ordre sexuel, l’arrêt O’Connor a été supplanté par l’adoption par le législateur des art. 278.1 à 278.91 du Code criminel, correspondant au régime de l’arrêt Mills.  Cependant, dans le cadre de tout autre type d’instance criminelle, la demande de type O’Connor offre à l’accusé un mécanisme lui permettant d’avoir accès à des dossiers en la possession de tiers qui échappent au régime de communication par la partie principale établi dans Stinchcombe.

[27] En bref, la procédure à suivre dans une demande de type O’Connor est la suivante :


(1)               L’accusé doit d’abord obtenir un subpoena duces tecum en vertu des par. 698(1) et 700(1) du Code criminel et le signifier au tiers détenteur du dossier.  Le subpoena contraint la personne visée à comparaître en cour avec les dossiers ou renseignements qui y sont décrits.

(2)               L’accusé présente aussi une demande appuyée d’une preuve par affidavit indiquant que les dossiers visés sont vraisemblablement pertinents par rapport à son procès.  Il doit aviser le poursuivant, la personne visée par les dossiers et toute autre personne ayant un intérêt dans le caractère privé des dossiers visés par la demande de production.

(3)               La demande de type O’Connor est adressée au juge saisi de l’affaire, mais elle peut être entendue avant le début du procès.  Évidemment, si personne ne s’oppose à la production; la demande visant à l’obtenir devient théorique et il n’est pas nécessaire de tenir une audience.

(4)               Si le détenteur du dossier ou une autre personne intéressée présente une revendication légitime selon laquelle les renseignements visés sont privilégiés, sauf dans les cas les plus rares où l’innocence de l’accusé est en jeu, l’existence d’un privilège fera obstacle à la demande de l’accusé visant à obtenir la production des renseignements visés, peu importe leur pertinence.  Il est donc préférable que les questions de privilège soient réglées dès le début du processus établi dans O’Connor.


(5)               Quand il n’est pas question de privilège, le juge détermine si la production devrait être ordonnée suivant l’analyse en deux étapes établie dansO’Connor.  À la première étape, s’il est convaincu que les dossiers se rapportent vraisemblablement à la procédure engagée contre l’accusé, le juge peut en ordonner la production pour que la cour en fasse l’examen.  À la deuxième étape, dossiers en main, le juge détermine si, et dans quelle mesure, la production doit être ordonnée afin que les dossiers soient communiqués à l’accusé.

La question du privilège dépasse le cadre du présent pourvoi.  Cependant, je vais examiner plus à fond successivement chacune des étapes du test établi dansO’Connor pour la production de dossiers en la possession de tiers.

5.1      Première étape : Filtrer les demandes en fonction de la pertinence vraisemblable

5.1.1   Fardeau imposé à l’auteur de la demande


[28] À la première étape d’une demande contestée visant la production de renseignements non privilégiés en la possession d’un tiers, il incombe à la personne qui demande la production — l’accusé en l’espèce — de convaincre la cour que les renseignements sont vraisemblablement pertinents.  Ce fardeau initial illustre simplement que le contexte dans lequel les dossiers en la possession de tiers sont demandés est différent de celui dans lequel l’obligation de communication incombe à la partie principale.  Comme nous l’avons déjà vu, l’obligation présumée qui incombe à l’avocat du ministère public de communiquer les fruits de l’enquête en sa possession établie dans Stinchcombe repose sur l’hypothèse que les renseignements sont pertinents et comprennent probablement la preuve qui sera présentée contre l’accusé.  Aucune hypothèse de ce genre ne peut être tirée quant aux renseignements en la possession d’un tiers étranger au litige.  L’auteur de la demande doit alors justifier à la cour l’utilisation du pouvoir de l’État d’imposer la production — d’où son fardeau initial de démontrer la «—pertinence vraisemblable ».  De plus, il est important pour la bonne administration de la justice que les procès criminels soient toujours axés sur les questions à trancher et que les ressources judiciaires limitées ne soient pas gaspillées dans des recherches à l’aveuglette sur des éléments de preuve non pertinents.  L’exigence minimale de pertinence joue ce rôle de gardien.

5.1.2   Le fardeau imposé à l’auteur de la demande est important, sans être onéreux


[29] Il est important de rappeler que, comme notre Cour l’a souligné dans O’Connor, bien que l’exigence minimale de pertinence vraisemblable soit « un fardeau important, cela ne devrait pas être interprété comme un fardeau onéreux incombant à l’accusé » (par. 24).  D’une part, cette exigence de pertinence vraisemblable est « importante » parce que la cour doit pouvoir participer de manière significative au filtrage des demandes pour « empêcher que la défense ne se lance dans des demandes de production “qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires” » (O’Connor, par. 24, citant un extrait de R. c. Chaplin1995 CanLII 126 (CSC)[1995] 1 R.C.S. 727, par. 32).  On ne saurait trop insister sur l’importance d’empêcher les demandes de production inutiles d’épuiser les ressources judiciaires limitées.  Pourtant, la prolongation indue des procédures criminelles demeure une préoccupation majeure plus d’une décennie après O’Connor.  D’autre part, il ne devrait pas être onéreux de satisfaire à l’exigence minimale de pertinence, et il ne saurait en être ainsi, parce que les personnes accusées ne peuvent être obligées « de démontrer l’usage exact qu’ils pourraient faire de renseignements qu’ils n’ont même pas vus » (O’Connor, par. 25, citant un extrait de R. c. Durette1994 CanLII 123 (CSC)[1994] 1 R.C.S. 469, p. 499) pour pouvoir obtenir les renseignements susceptibles de les aider à présenter une défense pleine et entière.

5.1.3   Le fardeau initial de common law établi dans O’Connor diffère considérablement du régime législatif de l’arrêt Mills

[30] Il est important de souligner que l’exigence minimale de pertinence vraisemblable de common law énoncé dans O’Connor diffère considérablement du critère de pertinence vraisemblable fixé par le législateur pour la production de dossiers contenant des renseignements personnels dans des procédures en matière d’agression sexuelle conformément au régime de l’arrêt Mills (voir par. 278.3(4) du Code criminel).  Comme notre Cour l’a expliqué assez longuement dans Mills, une gamme de régimes acceptables peuvent satisfaire aux normes constitutionnelles.  Le législateur était donc libre de concevoir sa propre solution pour répondre aux préoccupations particulières qui découlent de la communication de dossiers en la possession de tiers dans des procédures en matière sexuelle.  Ce faisant, le législateur a « cherché à reconnaître la fréquence des agressions sexuelles contre les femmes et les enfants ainsi que leurs effets néfastes sur leurs droits, [. . .] et à concilier l’équité pour le plaignant avec les droits de l’accusé » (Mills, par. 59).  Il convient de noter tout particulièrement les différences suivantes entre les deux régimes.


[31] Premièrement, le critère de pertinence vraisemblable du régime de l’arrêt Mills adopté par le législateur est conçu pour lutter contre les mythes, les stéréotypes et les hypothèses générales au sujet des victimes d’agressions sexuelles et au sujet de l’utilité des dossiers privés dans des procédures en matière d’agression sexuelle.  Il n’est pas nécessaire de parer complètement de telles opinions générales pour tous les dossiers en la possession de tiers qui sont exclus du champ d’application du régime de l’arrêt Mills.  Le critère général de common law de pertinence vraisemblable établi dans O’Connor vise plutôt le filtrage des demandes pour veiller à ce que le pouvoir de l’État soit utilisé d’une manière appropriée en ce qui a trait aux ordonnances de production de dossiers en la possession de tiers et à établir la pertinence des demandes afin d’éviter de gaspiller les ressources judiciaires limitées.

[32] Deuxièmement, bien que le régime de l’arrêt Mills maintienne le cadre d’analyse en deux étapes énoncé dans O’Connor, il diffère considérablement de celui‑ci du fait que la majeure partie de la pondération des intérêts divergents s’effectue à la première étape — lorsqu’on décide si la production des renseignements à la cour pour examen est justifiée.  Cela reflète la présomption du législateur voulant qu’il existe une attente raisonnable en matière de protection du caractère privé des types de dossiers visés par le régime législatif : voir R. c. Clifford (2002), 2002 CanLII 14471 (ON CA)163 C.C.C. (3d) 3 (C.A. Ont.), par. 48‑49.  Aucune présomption équivalente relative au respect de la vie privée ne s’applique aux dossiers en la possession de tiers qui échappent au régime de l’arrêt Mills.  Par conséquent, toute mise en balance des intérêts divergents ne s’effectue qu’à la deuxième étape du régime de l’arrêt O’Connor, soit quand les renseignements peuvent être examinés par la cour afin de mieux déterminer la nature des intérêts privés en cause, le cas échéant.  Compte tenu de ces différences appréciables, il importe de ne pas transposer le régime de l’arrêt Mills à une audience de type O’Connor visant la production de renseignements auxquels les dispositions législatives ne s’appliquent pas.


5.1.4   Pertinence vraisemblable selon le régime de common law

[33] La « pertinence vraisemblable » selon le régime de common law établi dans l’arrêt O’Connor signifie qu’il existe « une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur logiquement probante relativement à une question en litige ou à l’habilité à témoigner d’un témoin » (O’Connor, par. 22 (soulignement omis)).  Une « question en litige » comprend non seulement les questions pertinentes quant au déroulement des événements qui font l’objet du litige, mais également la « preuve concernant la crédibilité des témoins et la fiabilité des autres éléments de preuve présentés dans l’affaire » (O’Connor, par. 22).  À cette étape des procédures, la cour ne saurait exiger une démonstration de la manière précise dont les renseignements visés pourraient être utilisés au procès.  Imposer à l’accusé, qui n’a jamais vu les dossiers, un fardeau initial aussi strict le placerait dans une situation sans issue.

5.2      Deuxième étape : Mettre en balance les droits en jeu

[34] Si l’auteur de la demande réussit à démontrer la pertinence vraisemblable, le tiers détenteur du dossier peut se voir ordonner de produire les renseignements pour que la cour en fasse l’examen et décide s’ils devraient être communiqués à l’accusé.

[35] Dans O’Connor, notre Cour a dressé la liste suivante des facteurs à prendre en considération pour décider s’il y a lieu d’ordonner la communication à l’accusé (par. 31) :


. . . « (1)  la mesure dans laquelle ce dossier est nécessaire pour que l’accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l’attente raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé discriminatoires » et « (5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la sécurité de la personne [du plaignant] que pourrait causer la production du dossier en question » . . . [Texte entre crochets dans l’original.]

Les facteurs énoncés dans O’Connor ne doivent pas être appliqués de façon machinale.  Il ne faut pas oublier que cet arrêt portait sur la production des dossiers privés du plaignant dans le cadre de procédures relatives à une infraction d’ordre sexuel, un domaine de droit régi depuis par le régime de l’arrêtMills adopté par le législateur.  Certains des facteurs énumérés dans O’Connor, particulièrement les points 4 et 5 cités précédemment, ont de toute évidence été adaptés pour satisfaire aux exigences des procédures en matière d’agression sexuelle et ne sont donc vraisemblablement d’aucun secours dans d’autres contextes.  En fin de compte, à la deuxième étape du régime de common law, il faut mettre en balance les droits divergents en jeu dans les circonstances particulières de l’espèce.  Il est impossible de dresser une liste exhaustive pouvant convenir à toutes les situations. Je vais tout de même apporter quelques précisions sur le processus de mise en balance.

5.2.1   Un point de départ utile : Évaluer la véritable pertinence


[36] Comme nous l’avons déjà vu, au moment où le tribunal s’engage dans la deuxième étape d’une audience de type O’Connor, la demande a été filtrée en fonction de la pertinence vraisemblable et le juge est convaincu qu’il est justifié, dans les circonstances, d’ordonner la production des renseignements pour que la cour en fasse l’examen.  Une fois que le tribunal est saisi des renseignements, la dernière question à trancher est celle de savoir si ces derniers devraient être communiqués à l’accusé.

 [40] D’une part, puisque l’accusé n’aura pas pris connaissance des renseignements dont il sollicite la production, l’examen par la cour pourrait révéler que la prétention de pertinence vraisemblable établie à la première étape de la demande de type O’Connor n’est simplement pas étayée.  Si la cour est convaincue que les renseignements sont manifestement sans pertinence, rien ne justifie d’ordonner de les communiquer à l’accusé, et la demande peut être rejetée sommairement.

[41] D’autre part, si l’inspection révèle que la prétention de pertinence vraisemblable est étayée, le droit de l’accusé à une défense pleine et entière fera, à quelques exceptions près, pencher la balance pour le prononcé d’une ordonnance de production.  Rappelons qu’à cette étape des procédures, la cour a confirmé que la demande de production concerne des renseignements non privilégiés.  L’existence d’un droit en matière de protection de la vie privée relativement aux dossiers en la possession de tiers se rapportant à la défense d’un accusé contre une accusation criminelle pourrait bien justifier, le cas échéant, certaines suppressions ou l’imposition de conditions pour s’assurer que la communication à l’accusé n’occasionne pas d’atteinte inutile à la vie privée.  Cependant, en l’absence d’un régime législatif prédominant régissant la production des dossiers en question, il est peu vraisemblable que le droit d’un tiers à la protection de sa vie privée suffise à faire rejeter une demande de production.


[42] Une fois qu’un tribunal a déterminé, après examen, que des dossiers en la possession de tiers sont effectivement pertinents à l’égard de la poursuite engagée contre l’accusé, en ce qu’ils se rapportent à une question en litige au procès comme il a été décrit précédemment, l’exercice de mise en balance de la seconde étape peut facilement être effectué.  En effet, une conclusion confirmant la pertinence véritable a pour effet de classer les dossiers en la possession de tiers dans la même catégorie, pour les besoins de la communication, que les fruits de l’enquête contre l’accusé qui se trouvent en la possession du ministère public suivant Stinchcombe.  Il pourrait être utile de poser la question de la manière suivante : si le renseignement en la possession d’un tiers s’était retrouvé dans le dossier du ministère public, y aurait‑il un fondement, suivant le régime de communication qui incombe à la partie principale établi dans Stinchcombe, qui justifierait de ne pas le communiquer à l’accusé?  Si la réponse est négative, aucun motif rationnel ne permet de tirer une conclusion différente relativement à la demande de production de renseignements en la possession de tiers.  Comme nous l’avons vu, l’obligation qui incombe au ministère public selon Stinchcombe de communiquer à l’accusé les fruits de l’enquête en sa possession ne signifie pas qu’il ne subsiste aucun droit à la protection de la vie privée relativement au contenu du dossier.  Cependant, à quelques exceptions près (notamment celle du régime législatif de l’arrêt Mills), cette obligation signifie que le droit de l’accusé d’avoir accès aux renseignements nécessaires pour qu’il présente une défense pleine et entière l’emportera sur tout droit divergent à la protection de la vie privée.  Il en est de même à l’égard de renseignements pertinents en la possession de tiers, particulièrement à l’égard de dossiers relatifs à une enquête criminelle concernant un tiers accusé.  Comme l’indique fort à‑propos le professeur Paciocco :

[TRADUCTION] . . . il serait illogique de soutenir que les renseignements relatifs à l’enquête ne sont pas assez privés pour imposer des contraintes quant à la possibilité pour la police de les rassembler et pour le ministère public de les utiliser afin d’obtenir la déclaration de culpabilité de la personne qui fait l’objet d’une enquête.  Or, ces mêmes renseignements sont protégés par le droit à la protection de la vie privée lorsqu’ils sont pertinents quant à la défense d’une personne.


(David M. Paciocco, « Filling the Seam between Stinchcombe and O’Connor : The “McNeil” Disclosure Application » (2007), 53 Crim. L.Q.161, p. 199‑200)