samedi 6 février 2016

Le régime de production des dossiers en la possession de tiers établi dans O’Connor

R. c. McNeil, [2009] 1 RCS 66, 2009 CSC 3 (CanLII)

Lien vers la décision

[26] Dans O’Connor, notre Cour s’est intéressée à la façon dont l’accusé, inculpé de multiples infractions d’ordre sexuel, pouvait obtenir la production par des tiers gardiens des dossiers thérapeutiques des plaignantes.  En matière de communication des dossiers contenant des renseignements personnels au sujet des plaignants et des témoins dans des procédures relatives à des infractions d’ordre sexuel, l’arrêt O’Connor a été supplanté par l’adoption par le législateur des art. 278.1 à 278.91 du Code criminel, correspondant au régime de l’arrêt Mills.  Cependant, dans le cadre de tout autre type d’instance criminelle, la demande de type O’Connor offre à l’accusé un mécanisme lui permettant d’avoir accès à des dossiers en la possession de tiers qui échappent au régime de communication par la partie principale établi dans Stinchcombe.

[27] En bref, la procédure à suivre dans une demande de type O’Connor est la suivante :


(1)               L’accusé doit d’abord obtenir un subpoena duces tecum en vertu des par. 698(1) et 700(1) du Code criminel et le signifier au tiers détenteur du dossier.  Le subpoena contraint la personne visée à comparaître en cour avec les dossiers ou renseignements qui y sont décrits.

(2)               L’accusé présente aussi une demande appuyée d’une preuve par affidavit indiquant que les dossiers visés sont vraisemblablement pertinents par rapport à son procès.  Il doit aviser le poursuivant, la personne visée par les dossiers et toute autre personne ayant un intérêt dans le caractère privé des dossiers visés par la demande de production.

(3)               La demande de type O’Connor est adressée au juge saisi de l’affaire, mais elle peut être entendue avant le début du procès.  Évidemment, si personne ne s’oppose à la production; la demande visant à l’obtenir devient théorique et il n’est pas nécessaire de tenir une audience.

(4)               Si le détenteur du dossier ou une autre personne intéressée présente une revendication légitime selon laquelle les renseignements visés sont privilégiés, sauf dans les cas les plus rares où l’innocence de l’accusé est en jeu, l’existence d’un privilège fera obstacle à la demande de l’accusé visant à obtenir la production des renseignements visés, peu importe leur pertinence.  Il est donc préférable que les questions de privilège soient réglées dès le début du processus établi dans O’Connor.


(5)               Quand il n’est pas question de privilège, le juge détermine si la production devrait être ordonnée suivant l’analyse en deux étapes établie dansO’Connor.  À la première étape, s’il est convaincu que les dossiers se rapportent vraisemblablement à la procédure engagée contre l’accusé, le juge peut en ordonner la production pour que la cour en fasse l’examen.  À la deuxième étape, dossiers en main, le juge détermine si, et dans quelle mesure, la production doit être ordonnée afin que les dossiers soient communiqués à l’accusé.

La question du privilège dépasse le cadre du présent pourvoi.  Cependant, je vais examiner plus à fond successivement chacune des étapes du test établi dansO’Connor pour la production de dossiers en la possession de tiers.

5.1      Première étape : Filtrer les demandes en fonction de la pertinence vraisemblable

5.1.1   Fardeau imposé à l’auteur de la demande


[28] À la première étape d’une demande contestée visant la production de renseignements non privilégiés en la possession d’un tiers, il incombe à la personne qui demande la production — l’accusé en l’espèce — de convaincre la cour que les renseignements sont vraisemblablement pertinents.  Ce fardeau initial illustre simplement que le contexte dans lequel les dossiers en la possession de tiers sont demandés est différent de celui dans lequel l’obligation de communication incombe à la partie principale.  Comme nous l’avons déjà vu, l’obligation présumée qui incombe à l’avocat du ministère public de communiquer les fruits de l’enquête en sa possession établie dans Stinchcombe repose sur l’hypothèse que les renseignements sont pertinents et comprennent probablement la preuve qui sera présentée contre l’accusé.  Aucune hypothèse de ce genre ne peut être tirée quant aux renseignements en la possession d’un tiers étranger au litige.  L’auteur de la demande doit alors justifier à la cour l’utilisation du pouvoir de l’État d’imposer la production — d’où son fardeau initial de démontrer la «—pertinence vraisemblable ».  De plus, il est important pour la bonne administration de la justice que les procès criminels soient toujours axés sur les questions à trancher et que les ressources judiciaires limitées ne soient pas gaspillées dans des recherches à l’aveuglette sur des éléments de preuve non pertinents.  L’exigence minimale de pertinence joue ce rôle de gardien.

5.1.2   Le fardeau imposé à l’auteur de la demande est important, sans être onéreux


[29] Il est important de rappeler que, comme notre Cour l’a souligné dans O’Connor, bien que l’exigence minimale de pertinence vraisemblable soit « un fardeau important, cela ne devrait pas être interprété comme un fardeau onéreux incombant à l’accusé » (par. 24).  D’une part, cette exigence de pertinence vraisemblable est « importante » parce que la cour doit pouvoir participer de manière significative au filtrage des demandes pour « empêcher que la défense ne se lance dans des demandes de production “qui reposent sur la conjecture et qui sont fantaisistes, perturbatrices, mal fondées, obstructionnistes et dilatoires” » (O’Connor, par. 24, citant un extrait de R. c. Chaplin1995 CanLII 126 (CSC)[1995] 1 R.C.S. 727, par. 32).  On ne saurait trop insister sur l’importance d’empêcher les demandes de production inutiles d’épuiser les ressources judiciaires limitées.  Pourtant, la prolongation indue des procédures criminelles demeure une préoccupation majeure plus d’une décennie après O’Connor.  D’autre part, il ne devrait pas être onéreux de satisfaire à l’exigence minimale de pertinence, et il ne saurait en être ainsi, parce que les personnes accusées ne peuvent être obligées « de démontrer l’usage exact qu’ils pourraient faire de renseignements qu’ils n’ont même pas vus » (O’Connor, par. 25, citant un extrait de R. c. Durette1994 CanLII 123 (CSC)[1994] 1 R.C.S. 469, p. 499) pour pouvoir obtenir les renseignements susceptibles de les aider à présenter une défense pleine et entière.

5.1.3   Le fardeau initial de common law établi dans O’Connor diffère considérablement du régime législatif de l’arrêt Mills

[30] Il est important de souligner que l’exigence minimale de pertinence vraisemblable de common law énoncé dans O’Connor diffère considérablement du critère de pertinence vraisemblable fixé par le législateur pour la production de dossiers contenant des renseignements personnels dans des procédures en matière d’agression sexuelle conformément au régime de l’arrêt Mills (voir par. 278.3(4) du Code criminel).  Comme notre Cour l’a expliqué assez longuement dans Mills, une gamme de régimes acceptables peuvent satisfaire aux normes constitutionnelles.  Le législateur était donc libre de concevoir sa propre solution pour répondre aux préoccupations particulières qui découlent de la communication de dossiers en la possession de tiers dans des procédures en matière sexuelle.  Ce faisant, le législateur a « cherché à reconnaître la fréquence des agressions sexuelles contre les femmes et les enfants ainsi que leurs effets néfastes sur leurs droits, [. . .] et à concilier l’équité pour le plaignant avec les droits de l’accusé » (Mills, par. 59).  Il convient de noter tout particulièrement les différences suivantes entre les deux régimes.


[31] Premièrement, le critère de pertinence vraisemblable du régime de l’arrêt Mills adopté par le législateur est conçu pour lutter contre les mythes, les stéréotypes et les hypothèses générales au sujet des victimes d’agressions sexuelles et au sujet de l’utilité des dossiers privés dans des procédures en matière d’agression sexuelle.  Il n’est pas nécessaire de parer complètement de telles opinions générales pour tous les dossiers en la possession de tiers qui sont exclus du champ d’application du régime de l’arrêt Mills.  Le critère général de common law de pertinence vraisemblable établi dans O’Connor vise plutôt le filtrage des demandes pour veiller à ce que le pouvoir de l’État soit utilisé d’une manière appropriée en ce qui a trait aux ordonnances de production de dossiers en la possession de tiers et à établir la pertinence des demandes afin d’éviter de gaspiller les ressources judiciaires limitées.

[32] Deuxièmement, bien que le régime de l’arrêt Mills maintienne le cadre d’analyse en deux étapes énoncé dans O’Connor, il diffère considérablement de celui‑ci du fait que la majeure partie de la pondération des intérêts divergents s’effectue à la première étape — lorsqu’on décide si la production des renseignements à la cour pour examen est justifiée.  Cela reflète la présomption du législateur voulant qu’il existe une attente raisonnable en matière de protection du caractère privé des types de dossiers visés par le régime législatif : voir R. c. Clifford (2002), 2002 CanLII 14471 (ON CA)163 C.C.C. (3d) 3 (C.A. Ont.), par. 48‑49.  Aucune présomption équivalente relative au respect de la vie privée ne s’applique aux dossiers en la possession de tiers qui échappent au régime de l’arrêt Mills.  Par conséquent, toute mise en balance des intérêts divergents ne s’effectue qu’à la deuxième étape du régime de l’arrêt O’Connor, soit quand les renseignements peuvent être examinés par la cour afin de mieux déterminer la nature des intérêts privés en cause, le cas échéant.  Compte tenu de ces différences appréciables, il importe de ne pas transposer le régime de l’arrêt Mills à une audience de type O’Connor visant la production de renseignements auxquels les dispositions législatives ne s’appliquent pas.


5.1.4   Pertinence vraisemblable selon le régime de common law

[33] La « pertinence vraisemblable » selon le régime de common law établi dans l’arrêt O’Connor signifie qu’il existe « une possibilité raisonnable que les renseignements aient une valeur logiquement probante relativement à une question en litige ou à l’habilité à témoigner d’un témoin » (O’Connor, par. 22 (soulignement omis)).  Une « question en litige » comprend non seulement les questions pertinentes quant au déroulement des événements qui font l’objet du litige, mais également la « preuve concernant la crédibilité des témoins et la fiabilité des autres éléments de preuve présentés dans l’affaire » (O’Connor, par. 22).  À cette étape des procédures, la cour ne saurait exiger une démonstration de la manière précise dont les renseignements visés pourraient être utilisés au procès.  Imposer à l’accusé, qui n’a jamais vu les dossiers, un fardeau initial aussi strict le placerait dans une situation sans issue.

5.2      Deuxième étape : Mettre en balance les droits en jeu

[34] Si l’auteur de la demande réussit à démontrer la pertinence vraisemblable, le tiers détenteur du dossier peut se voir ordonner de produire les renseignements pour que la cour en fasse l’examen et décide s’ils devraient être communiqués à l’accusé.

[35] Dans O’Connor, notre Cour a dressé la liste suivante des facteurs à prendre en considération pour décider s’il y a lieu d’ordonner la communication à l’accusé (par. 31) :


. . . « (1)  la mesure dans laquelle ce dossier est nécessaire pour que l’accusé puisse présenter une défense pleine et entière; (2) la valeur probante du dossier en question; (3) la nature et la portée de l’attente raisonnable au respect du caractère privé de ce dossier; (4) la question de savoir si la production du dossier reposerait sur une croyance ou un préjugé discriminatoires » et « (5) le préjudice possible à la dignité, à la vie privée ou à la sécurité de la personne [du plaignant] que pourrait causer la production du dossier en question » . . . [Texte entre crochets dans l’original.]

Les facteurs énoncés dans O’Connor ne doivent pas être appliqués de façon machinale.  Il ne faut pas oublier que cet arrêt portait sur la production des dossiers privés du plaignant dans le cadre de procédures relatives à une infraction d’ordre sexuel, un domaine de droit régi depuis par le régime de l’arrêtMills adopté par le législateur.  Certains des facteurs énumérés dans O’Connor, particulièrement les points 4 et 5 cités précédemment, ont de toute évidence été adaptés pour satisfaire aux exigences des procédures en matière d’agression sexuelle et ne sont donc vraisemblablement d’aucun secours dans d’autres contextes.  En fin de compte, à la deuxième étape du régime de common law, il faut mettre en balance les droits divergents en jeu dans les circonstances particulières de l’espèce.  Il est impossible de dresser une liste exhaustive pouvant convenir à toutes les situations. Je vais tout de même apporter quelques précisions sur le processus de mise en balance.

5.2.1   Un point de départ utile : Évaluer la véritable pertinence


[36] Comme nous l’avons déjà vu, au moment où le tribunal s’engage dans la deuxième étape d’une audience de type O’Connor, la demande a été filtrée en fonction de la pertinence vraisemblable et le juge est convaincu qu’il est justifié, dans les circonstances, d’ordonner la production des renseignements pour que la cour en fasse l’examen.  Une fois que le tribunal est saisi des renseignements, la dernière question à trancher est celle de savoir si ces derniers devraient être communiqués à l’accusé.

 [40] D’une part, puisque l’accusé n’aura pas pris connaissance des renseignements dont il sollicite la production, l’examen par la cour pourrait révéler que la prétention de pertinence vraisemblable établie à la première étape de la demande de type O’Connor n’est simplement pas étayée.  Si la cour est convaincue que les renseignements sont manifestement sans pertinence, rien ne justifie d’ordonner de les communiquer à l’accusé, et la demande peut être rejetée sommairement.

[41] D’autre part, si l’inspection révèle que la prétention de pertinence vraisemblable est étayée, le droit de l’accusé à une défense pleine et entière fera, à quelques exceptions près, pencher la balance pour le prononcé d’une ordonnance de production.  Rappelons qu’à cette étape des procédures, la cour a confirmé que la demande de production concerne des renseignements non privilégiés.  L’existence d’un droit en matière de protection de la vie privée relativement aux dossiers en la possession de tiers se rapportant à la défense d’un accusé contre une accusation criminelle pourrait bien justifier, le cas échéant, certaines suppressions ou l’imposition de conditions pour s’assurer que la communication à l’accusé n’occasionne pas d’atteinte inutile à la vie privée.  Cependant, en l’absence d’un régime législatif prédominant régissant la production des dossiers en question, il est peu vraisemblable que le droit d’un tiers à la protection de sa vie privée suffise à faire rejeter une demande de production.


[42] Une fois qu’un tribunal a déterminé, après examen, que des dossiers en la possession de tiers sont effectivement pertinents à l’égard de la poursuite engagée contre l’accusé, en ce qu’ils se rapportent à une question en litige au procès comme il a été décrit précédemment, l’exercice de mise en balance de la seconde étape peut facilement être effectué.  En effet, une conclusion confirmant la pertinence véritable a pour effet de classer les dossiers en la possession de tiers dans la même catégorie, pour les besoins de la communication, que les fruits de l’enquête contre l’accusé qui se trouvent en la possession du ministère public suivant Stinchcombe.  Il pourrait être utile de poser la question de la manière suivante : si le renseignement en la possession d’un tiers s’était retrouvé dans le dossier du ministère public, y aurait‑il un fondement, suivant le régime de communication qui incombe à la partie principale établi dans Stinchcombe, qui justifierait de ne pas le communiquer à l’accusé?  Si la réponse est négative, aucun motif rationnel ne permet de tirer une conclusion différente relativement à la demande de production de renseignements en la possession de tiers.  Comme nous l’avons vu, l’obligation qui incombe au ministère public selon Stinchcombe de communiquer à l’accusé les fruits de l’enquête en sa possession ne signifie pas qu’il ne subsiste aucun droit à la protection de la vie privée relativement au contenu du dossier.  Cependant, à quelques exceptions près (notamment celle du régime législatif de l’arrêt Mills), cette obligation signifie que le droit de l’accusé d’avoir accès aux renseignements nécessaires pour qu’il présente une défense pleine et entière l’emportera sur tout droit divergent à la protection de la vie privée.  Il en est de même à l’égard de renseignements pertinents en la possession de tiers, particulièrement à l’égard de dossiers relatifs à une enquête criminelle concernant un tiers accusé.  Comme l’indique fort à‑propos le professeur Paciocco :

[TRADUCTION] . . . il serait illogique de soutenir que les renseignements relatifs à l’enquête ne sont pas assez privés pour imposer des contraintes quant à la possibilité pour la police de les rassembler et pour le ministère public de les utiliser afin d’obtenir la déclaration de culpabilité de la personne qui fait l’objet d’une enquête.  Or, ces mêmes renseignements sont protégés par le droit à la protection de la vie privée lorsqu’ils sont pertinents quant à la défense d’une personne.


(David M. Paciocco, « Filling the Seam between Stinchcombe and O’Connor : The “McNeil” Disclosure Application » (2007), 53 Crim. L.Q.161, p. 199‑200)

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