samedi 6 février 2016

Il n'existe aucune obligation pour la poursuite de faire entendre des témoins

R. c. Cook, [1997] 1 RCS 1113, 1997 CanLII 392 (CSC)



23.                     On allègue que l’obligation du ministère public de citer tous les témoins disponibles tirerait son origine de l’arrêt du Conseil privé Seneviratne c. R.[1936] 3 All E.R. 36.  Dans cette affaire, l’accusé avait été inculpé pour le meurtre de son épouse.  Le ministère public, dans le cours de la présentation de sa preuve, avait cité de nombreux témoins oculaires à témoigner.  En plus, il avait tenté de présenter, à titre de corroboration, une preuve par ouï‑dire provenant de nombreuses autres personnes.  Celles-ci étaient toutes sur la liste des personnes que la défense avait l’intention de faire témoigner.

24.                     L’accusé avait allégué que le ministère public avait l’obligation de citer chacun de ces témoins comme partie de sa preuve, étant donné qu’ils étaient tous des témoins oculaires du crime.  Bien que le Conseil privé ait finalement accueilli l’appel de l’accusé sur une question restreinte, non pertinente ici, il a carrément rejeté l’argument plus général de l’accusé et affirmé qu’il n’existait pas de règle imposant une obligation de citer tous les témoins oculaires d’un crime (aux pp. 48 et 49):


[TRADUCTION]  Leurs Seigneuries ne désirent pas établir de règle pour entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans une affaire comme la présente, parce que chaque affaire est un cas d’espèce.  Encore moins veulent‑elles décourager ceux qui sont chargés des poursuites de faire preuve de la plus grande franchise et du plus grand sens de l’équité; mais, par ailleurs, elles ne peuvent pas, pour parler de façon générale, approuver l’idée que la poursuite doit citer tous les témoins, quels qu’en soient le nombre et la crédibilité, ou que la poursuite devrait se charger à la fois de poursuivre et de défendre.  S’il en est ainsi, il en résultera de la confusion à coup sûr, surtout si la poursuite cite des témoins et qu’elle s’empresse presque automatiquement de les discréditer par un contre‑interrogatoire.  Les témoins essentiels pour la narration de l’histoire sur laquelle la poursuite se fonde doivent, évidemment, être cités par le ministère public, que le résultat de leur témoignage soit favorable ou non à la poursuite.  [Je souligne.]

25.                     Cet obiter qui visait apparemment à clarifier le droit existant dans ce domaine, n’a pas eu entièrement l’effet escompté.  Au contraire, il semble avoir créé encore davantage de confusion.  Ce sont principalement les deux passages que j’ai soulignés qui ont donné lieu, lorsque mis en regard l’un de l’autre, aux plus grandes difficultés.  Le Conseil privé paraît d’abord approuver un large pouvoir discrétionnaire et semble réticent à imposer au ministère public le besoin de citer des témoins pour les deux parties.  Dans le deuxième passage, cependant, la cour semble indiquer que certains témoins, ceux qui sont «essentiels pour la narration de l’histoire», doivent toujours être cités.  À première vue, ces remarques contradictoires ne semblent pas facilement conciliables.

26.                     Le Conseil privé a examiné la question à nouveau quelques années plus tard dans l’arrêt Adel Muhammed El Dabbah c. Attorney‑General for Palestine[1944] A.C. 156.  Dans cet arrêt, le Conseil privé semble avoir tranché en faveur du pouvoir discrétionnaire du ministère public.  Lord Thankerton, au nom de la cour, s’est exprimé assez longuement sur le pouvoir discrétionnaire du ministère public de choisir quels témoins citer.  Il a fait remarquer tout particulièrement, aux pp. 168 et 169, que:


[TRADUCTION]  . . . la poursuite a un pouvoir discrétionnaire quant à savoir quels témoins à charge devraient être cités, et la cour ne devrait pas empiéter sur l’exercice de ce pouvoir à moins que, peut‑être, il puisse être démontré que la poursuite a agi pour des motifs inavoués.  [. . .] Il faudrait aussi se référer à la remarque interlocutoire faite par le lord juge en chef Hewart dans l’arrêt Rex c. Harris, ([1927] K.B. 587, à la p. 590), selon laquelle «dans les affaires criminelles, le ministère public se doit de citer à témoigner devant la cour tous les témoins importants, même si leurs témoignages sont incompatibles, afin que le jury puisse prendre connaissance de l’ensemble des faits».  De l’avis de Leurs Seigneuries, le juge en chef ne pouvait avoir l’intention de nier le droit traditionnel de la poursuite d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer qui sont les témoins importants.

27.                     Au Canada, cette question s’est carrément posée dans l’arrêt Lemay, précité.  Dans cette affaire, le chef d’accusation avait trait au trafic de stupéfiants et le principal élément de preuve présenté par le ministère public était le témoignage d’un agent d’infiltration.  Au procès, ce policier a affirmé qu’un indicateur avait aussi été témoin de l’opération et qu’en plus, une autre personne était présente à la table où la vente avait eu lieu.  Le ministère public n’avait fait entendre aucune de ces deux personnes.

28.                     L’accusé a soutenu que les deux témoins en question étaient «essentiels pour la narration de l’histoire» et, s’appuyant sur l’arrêtSeneviratne, il a fait valoir que le ministère public avait l’obligation de les citer.  La Cour a rejeté ce moyen d’appel (le juge Cartwright, alors juge puîné, était dissident) et a statué que la règle qu’invoquait l’accusé n’existait pas.  En fait, le juge Kerwin, alors juge puîné, a affirmé au nom des juges majoritaires que l’arrêt Seneviratne, interprété à la lumière de l’arrêt Adel Muhammed rendu subséquemment, établissait clairement que la règle applicable était le pouvoir discrétionnaire et que les témoins devraient généralement être cités par la partie qui désire obtenir leur témoignage.  Le juge Kerwin a conclu en disant (à la p. 241):


[TRADUCTION]  Évidemment, le ministère public ne doit pas dissimuler d’éléments de preuve pour le motif qu’ils aideraient l’accusé, mais on n’a pas donné à entendre que c’est le cas en l’espèce ou, pour emprunter les mots de lord Thankerton, «que la poursuite a agi pour des motifs inavoués».  Il est oiseux d’invoquer des expressions comme celle‑ci ou celle utilisée par lord Roche [dans Seneviratne] sans les placer dans leur contexte; mais ce qui est important, c’est que, à moins qu’il n’y ait des circonstances particulières de la nature envisagée, la poursuite est libre d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer qui sont les témoins importants.

29.                     Malgré ce qui semblerait avoir été une prise de position claire sur la question, celle‑ci n’en a pas moins continué d’être soulevée avec une régularité étonnante.  Il semblerait qu’en dépit de l’arrêt Lemay, la question de savoir exactement quel témoin est «essentiel pour la narration de l’histoire» ait continué d’être considérée comme controversée.  Dans de nombreuses décisions, le large pouvoir discrétionnaire reconnu par l’arrêt Lemay a été restreint et ou bien le ministère public a été forcé de citer des témoins, ou bien des affirmations ont été faites voulant que le ministère public pourrait y être forcé dans certaines circonstances:  voir, par exemple, R. c. Murdoch (1978), 40 C.C.C. (2d) 97, (C.A. Man.), à la p. 116, les motifs dissidents du juge O’Sullivan; R. c. Jewell and Wiseman (1980), 1980 CanLII 2373 (SK QB)54 C.C.C. (2d) 286 (B.R. Sask.);R. c. Oliva[1965] 3 All E.R. 116 (C.C.A.).

30.                     La question de savoir quels témoins sont «essentiels pour la narration de l’histoire» a été soulevée à nouveau devant notre Cour dans l’affaire R. c. Yebes1987 CanLII 17 (CSC)[1987] 2 R.C.S. 168.  Le juge McIntyre, au nom de la Cour, a fermement rejeté une restriction du pouvoir discrétionnaire du ministère public mais a plutôt affirmé que l’expression «essentiel pour la narration de l’histoire», du moins dans le contexte de cette affaire, signifiait ni plus ni moins que le ministère public devait présenter assez de témoins pour prouver adéquatement les éléments essentiels du crime.  Par conséquent, si le ministère public décidait de ne pas faire entendre un témoin, il s’exposerait à ne pas pouvoir s’acquitter de son fardeau de la preuve et à perdre sa cause.  Plus précisément, le juge McIntyre a affirmé (aux pp. 190 et 191):


L’autre moyen portant que le ministère public n’a pas cité un témoin essentiel pour la narration de l’histoire, soit Mme Yebes, doit également échouer à mon avis.  Le ministère public a le pouvoir discrétionnaire de choisir les témoins qui seront cités lorsqu’il présentera sa preuve à la cour.  On ne doit pas intervenir à cet égard à moins que le ministère public ne l’ait exercé pour une raison détournée ou inappropriée:  voir Lemay v. The King, précité.  En l’espèce aucun motif inapproprié n’est allégué.  Bien que le ministère public ne puisse pas être tenu de citer un témoin donné, l’omission de le faire peut créer une faille dans sa preuve, ce qui fera en sorte qu’il ne se sera pas déchargé de son fardeau de la preuve et permettra à l’accusé de demander un acquittement.  C’est en ce sens que l’on peut s’attendre que le ministère public cite tous les témoins essentiels à la narration des événements sur lesquels sa preuve est fondée.  [Je souligne.]

31.                     À mon avis, le raisonnement exprimé dans ce passage est tout à fait clair.  L’expression «essentiel pour la narration de l’histoire» ne signifie pas, comme beaucoup ont tenté de le donner à entendre, que tous les témoins dont la déposition serait pertinente doivent être cités par la poursuite.  Au contraire, il ne porte que sur la charge de la preuve qui incombe au ministère public dans une procédure criminelle.  Lorsque la «narration» de la perpétration d’un acte criminel donné n’est pas adéquatement faite, des éléments de l’infraction peuvent ne pas être suffisamment prouvés et le ministère public risque de perdre sa cause.  De plus, l’omission de citer certains témoins peut devenir un facteur dont une cour d’appel tiendra compte pour décider si le verdict rendu était déraisonnable:  Whitehorn c. The Queen (1983), 152 C.L.R. 657 (H.C. Austr.)The Queen c. Apostilides (1984), 154 C.L.R. 563 (H.C. Austr.).


32.                     Je ne vois aucune faille dans cette procédure et je crois qu’elle s’appuie tant sur le droit que sur la politique judiciaire.  Étant donné la préférence marquée de notre Cour en faveur de la reconnaissance du pouvoir discrétionnaire du ministère public, il faudrait, quant à moi, une raison primordiale pour aller à l’encontre de cette préférence et justifier la création d’une obligation qui empiéterait si manifestement sur ce pouvoir.  Le principal moyen traditionnellement invoqué concerne l’équité.  On a donné à entendre que, lorsque le ministère public omet de citer un témoin qui a une connaissance pertinente des faits en cause,  [TRADUCTION] «on risque énormément de faire un retour aux arguments surprises présentés pendant le procès», comme l’a dit en l’espèce le juge Ryan, à la p. 90.  De plus, le juge Ryan a mentionné le préjudice subi par l’accusé qui est forcé de citer un témoin qui aurait dû l’être par le ministère public.  Essentiellement, cela tourne autour de l’impossibilité pour l’accusé de contre‑interroger le témoin.  L’intimé a aussi soulevé un troisième facteur dans le présent pourvoi, soit que de forcer les accusés à faire eux‑mêmes entendre le témoin les contraint à abandonner leur droit de s’adresser au jury en dernier.  J’examinerai chacun de ces moyens à tour de rôle.

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