Simard c. R., 2015 QCCA 1266
[57] Les parties s’entendent quant au caractère exceptionnel de la réparation de l’arrêt des procédures. Il n’existe, en effet, que de rares cas – on les qualifie souvent de « cas les plus manifestes »[9] – dans lesquels un abus de procédure justifie ce remède. Les parties ne contestent pas que la révision en appel d’un jugement en cette matière doit être marquée par la déférence : seules une erreur de droit, une erreur manifeste et déterminante ou une erreur menant à une injustice peuvent justifier l’intervention de la Cour. Comme le rappelle mon collègue le juge Doyon dans l’arrêt Tshiamala[10], cette déférence est de mise parce que la décision d’accorder ou non un remède en vertu de l’article 24(1) de la Charte est avant tout discrétionnaire.
[58] Les parties ne contestent pas, non plus, que le cas de figure qui nous intéresse ici est ce que la Cour suprême qualifie dans l’arrêt Babos[11] de « catégorie principale » des abus de procédures : ceux où la conduite de l’État compromet l’équité du procès de l’accusé. Dans cette affaire, le juge Moldaver expose ainsi, pour les juges majoritaires, le premier volet du test applicable à l’égard d’une demande d’arrêt des procédures : « Il doit y avoir une atteinte au droit de l'accusé à un procès équitable ou à l'intégrité du système de justice qui "sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue" (Regan, par. 54) »[12].
[59] En appel, l’appelant réitère que la perte des documents est imputable au ministère public et qu’elle le prive de son droit à une défense pleine et entière. Outre les arrêts Stinchcombe et Egger, il s’appuie sur les arrêts Rochon[13] et Dixon[14] en affirmant que le ministère public a l’obligation de conserver la preuve et de la divulguer à la défense de manière diligente; son défaut peut donner lieu à une violation de l’article 7 de la Charte. Pour justifier le remède d’arrêt des procédures en l’espèce, il fait état de son propre fardeau pour établir la violation de ses droits constitutionnels selon les règles applicables aux situations de non-divulgation et de non-conservation de preuve par la poursuite : il lui suffirait d’établir, par prépondérance de preuve, une possibilité raisonnable que les éléments perdus ou détruits auraient été utiles pour sa défense.
[60] Ce faisant, je suis d’avis que l’appelant propose le mauvais cadre d’analyse pour déterminer s’il y a eu violation de ses droits constitutionnels.
[61] Tout document n’est pas soumis à l’obligation de divulgation ou de conservation de la preuve par la poursuite. Tenons pour acquis, aux fins de l’argumentation, que les feuilles de présence et les registres de mobilité en possession de la maison de transition constituaient une preuve pertinente, tout en notant que la juge est fort critique quant à la qualité de cette preuve[15]. Bien entendu, le ministère public a une obligation de divulguer une preuve pertinente, mais il n’a pas ce devoir à l’égard d’une preuve qui n’est ni en sa possession ni sous son contrôle[16]. C’est le cas ici.
[62] Les documents réclamés par l’appelant ont été détruits par un tiers – la maison de transition – et non par le ministère public ou même les autorités policières. Malgré son affiliation avec le Service correctionnel du Canada, la Maison Prosper-Boulanger est un tiers, lorsque considérée sous l’angle de l’obligation de divulgation et de conservation de la preuve incombant au ministère public[17].
[63] Ces documents n’ont jamais été en la possession des autorités policières. Au moment de leur destruction – à une date indéterminée entre le 16 mars 2009 et le 6 octobre 2009 – les policiers ne savaient même pas que l’appelant habitait dans la maison de transition à la date de la perpétration des infractions.
[64] L’appelant fait économie de cette question dans son analyse de la Charte et des règles ayant trait à l’arrêt des procédures. Il a tort de fonder son analyse sur cette obligation de divulgation de la poursuite, car elle ne s’applique pas aux documents en question.
[65] Certes, le droit à la communication de la preuve par le ministère public n’est pas le seul volet du droit de présenter une défense pleine et entière consacré par la Charte. Comme l’indique le juge Sopinka dans l’arrêt R. c. La[18], ce droit englobe une protection contre la perte des documents dans d’autres circonstances, y compris la destruction de documents par des tiers : « Ainsi », écrit-il, « il est possible, dans des circonstances exceptionnelles, que la perte d’un document soit à ce point préjudiciable au droit de présenter une défense pleine et entière qu’elle porte atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable »[19]. Dans ces cas, l'accusé doit démontrer que la perte de l'élément de preuve lui cause « un préjudice concret à son droit à une défense pleine et entière »[20]. Il est possible, ainsi, que l’arrêt de procédures soit la réparation opportune, pourvu que les critères propres à cette réparation soient respectés.
[66] C'est l'approche qui est mise de l'avant dans l'arrêt Kociuk[21] de la Cour d'appel du Manitoba, dont les motifs de la majorité ont été confirmés par la Cour suprême[22]. Cet arrêt porte sur des faits en partie semblables à notre dossier. M. Kociuk faisait face à une accusation de meurtre liée à un incident survenu vingt ans plus tôt et fondée sur une preuve d’ADN. Il demandait l’arrêt des procédures puisque certains documents, dont les registres de la maison de transition où il résidait à l’époque du crime, avaient été détruits dans l’intervalle par un tiers. Il invoquait une atteinte à son droit à une défense pleine et entière et soutenait que les documents manquants auraient pu l’aider à présenter une défense d’alibi. Le juge Chartier réfère ainsi à l’arrêt La, en résumant le cadre d'analyse applicable à l'égard de documents perdus ou détruits :
21 The law with respect to a lost evidence motion is uncontroversial. Not every loss of relevant evidence will necessarily infringe on an accused's right to make full answer and defence. As recognized by the Supreme Court of Canada in La, "owing to the frailties of human nature, evidence will occasionally be lost" (at para. 20). When evidence is lost or missing, the Crown has an obligation to explain that loss and satisfy the trial judge that it was not due to unacceptable negligence or an abuse of process. Where the Crown has satisfactorily explained the loss, the onus shifts to the accused who, in order to be successful, "must establish actual prejudice to his or her right to make full answer and defence" (at para. 25). Sopinka J., for the majority, also explained in La that the principal consideration, in relation to whether the explanation of the Crown is satisfactory, "is whether the Crown or the police (as the case may be) took reasonable steps in the circumstances to preserve the evidence" (at para. 21).
[67] Le juge Chartier applique ensuite ce cadre d'analyse à la disparition des registres par la maison de transition, en tant que tiers :
36 The halfway house where the accused was living at the time of the murder was operated in 1984 by the Salvation Army under the auspices of the Correctional Service of Canada. The Salvation Army is required to maintain its records for seven years. In the circumstances of this case, there was no reason for either the Salvation Army or the Correctional Service to have kept these records after the seven-year period. The police had not asked them to keep the records as the accused did not become a suspect in this murder until 2005. Furthermore, while the police have a duty to disclose to the Crown the fruits of their investigation, these records were not created by the police, nor were they in the control of the police or the Crown. Once again, I see no error in the trial judge's decision.
[…]
41 On the issue of any actual prejudice arising from the missing halfway house records and surveillance records (the missing records), the accused argues that he suffered prejudice because the missing records may have assisted him in his ability to present alibi evidence. It should be noted that an alibi was never advanced by the accused. He contends that those records were a potential source of information to refresh his memory as to where he was in May of 1984.
42 The trial judge found that there was no evidentiary basis to conclude that the missing records may have assisted the accused in establishing an alibi. He observed the following:
... the foundational evidence on this motion is without any sort of testimony from the accused or any indication as to how the lost items in question otherwise prejudice his ability to make an alibi or to claim alibi.
43 In the end, the trial judge found that the missing records may or may not have given the accused the information to advance an alibi. The evidentiary foundation was lacking and the nature of the accused's prejudice was conjectural at best. Once more, I have not been persuaded that the trial judge erred in finding that the accused had not met his onus of establishing actual prejudice or in refusing to grant the stay.
[Soulignements ajoutés]
[68] Je retiens de La et Kociuk l’enseignement suivant : s’il est établi que la perte n’est pas le résultat d’une négligence inadmissible ou d’un abus de procédures, le fardeau revient à l’accusé qui doit démontrer l’existence d’un préjudice concret à son droit à une défense pleine et entière. Comme le juge Doyon l’a écrit récemment dans Cartier : « Il faut toutefois souligner la possibilité que, même en présence d’une explication raisonnable, la preuve perdue ou détruite soit si importante que le droit à une défense pleine et entière est violé, ce qui entraînerait un procès inéquitable et pourrait justifier un arrêt des procédures »[23]. Le juge Doyon ajoute, en s’appuyant sur les mêmes paragraphes de l’arrêt La cités plus haut, que « cela ne pourra toutefois se produire que dans des situations exceptionnelles ».
[69] Dans les circonstances, il ne suffit pas, comme dans les cas de non-respect de l’obligation de divulgation en application de Stinchcombe, de démontrer une « possibilité raisonnable » que les documents perdus auraient été utiles au soutien de la défense de M. Simard pour conclure à une atteinte à son droit constitutionnel sous l’article 7 de la Charte. Avec égards, la juge se méprend, au paragraphe [48] de ses motifs, lorsqu’elle présente la question en litige ainsi : « [s]uivant R. c. Dixon, [1998 CanLII 805 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 244 au paragr. [22]], existe-t-il une possibilité raisonnable que les éléments de preuve manquants aient pu aider la défense? ». Ce critère ne s’appliquait pas ici. À la lumière de la jurisprudence concernant la perte de documents du fait d’un tiers, la juge aurait dû utiliser un critère plus exigeant, soit la démonstration par l'accusé d’un « préjudice concret à son droit à une défense pleine et entière »[24] .
[70] Je m’empresse de dire que la méprise de la juge – somme toute favorable à M. Simard – s’avère néanmoins sans conséquence. Même en employant le critère « fort peu élevé »[25] de la « possibilité raisonnable » de l’utilité des documents manquants, la juge n’a pas conclu à une atteinte au droit de l’appelant à une défense pleine et entière. Pour les motifs qui suivent, je partage sa conclusion sur ce point.
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