lundi 4 janvier 2010

Exposé sur l'infraction de méfait

R. c. Robertson, 2008 QCCQ 156 (CanLII)

[18] Quant à l'élément matériel, ou actus reus, il tient en effet essentiellement, quand le chef d'accusation réfère au sous-paragraphe a) de l'article 430(1) comme c'est le cas ici, à la notion de détérioration du bien ciblé.

[19] S'exprimant à ce sujet dans son ouvrage intitulé Les infractions contre la personne et contre les biens (Wilson et Lafleur, Montréal, 6e éd., 2007), la professeure Rachel Grondin écrit ce qui suit, à la page 177:

«La Cour d'appel du Québec a jugé que coller des affiches sur un lampadaire municipal n'était pas une détérioration d'un bien. Selon cette décision, le terme «détériorer» signifie que l'usage ou la valeur du bien est diminué. Ainsi le moindre dommage ne suffit pas pour constituer un méfait.»

[20] L'auteure réfère alors à l'affaire Quickfall c. R., 1993 CanLII 3509 (QC C.A.), [1993] R.J.Q. 468 (C.A.) (permission d'en appeler refusée par la Cour suprême du Canada). Il s'agissait, dans ce dossier, d'une accusation de méfait portée contre un protestataire qui avait collé des affiches sur des poteaux appartenant à la Ville de Montréal.

[21] S'exprimant tant en son nom qu'en celui du juge LeBel, qui a depuis accédé à la Cour suprême du Canada, le juge Proulx énonce, dans cet arrêt majoritaire, ce qui suit, à la page 6:

«Sans être en désaccord avec cette définition du mot «détériorer» selon laquelle la chose «est rendue moins apte à servir à sa destination première», j'ajouterais, m'inspirant de ma lecture des dictionnaires, que le fait de «détériorer» signifie que du moins temporairement l'usage ou la valeur du bien est diminué («impaired»),que le bien a été mis en mauvais état ou gâté: en ce sens, et avec respect pour l'opinion contraire, je ne crois pas que «le moindre dommage» suffit pour constituer un méfait». [soulignements ajoutés]

[23] On réalise bien, à l'analyse de cet arrêt, que la barre à franchir pour que l'élément matériel de l'infraction de méfait soit rencontré est bien basse; car, entre «le moindre dommage au bien» considéré par le juge McCarthy et «la diminution, du moins temporairement, de l'usage, de la valeur ou de l'état du bien» plutôt envisagée par le juge Proulx, il y a une différence de degré bien davantage qu'une différence de nature.

[24] Il faut par ailleurs faire intervenir dans le débat, à ce stade-ci, une autre considération que le juge Proulx a senti le besoin de faire ressortir dans l'arrêt Quickfall, à savoir le fait que le prétendu méfait ait été causé à un bien public ou à un bien privé. Il s'explique, à ce sujet, à la page 6 de ses notes:

«Pour revenir au cas à l'étude, j'estime utile d'appliquer ici la distinction faite dans l'arrêt R. c. The Committee for the Commonwealth of Canada, 1991 CanLII 119 (C.S.C.), 1991 IIJCan 119 (C.S.C.), 1991 CanLII 119 (C.S.C.), [1991] 1 R.C.S. 139, quant à l'usage des biens privés et publics. Si dans cet arrêt était davantage pertinente la question de l'accès à la propriété publique et de son étendue par rapport à la propriété privée, par analogie, il y a lieu de distinguer le cas de l'affichage sur des biens publics plutôt que sur des biens privés, de la même façon que je distinguerais le cas cité par le juge Hugessen de l'herbe foulée du pré de l'herbe foulée dans un parc auquel le public a accès. Dans ce dernier cas, le méfait serait plutôt constitué par l'abus de la personne qui au départ y avait légalement accès alors que dans le premier cas, la culpabilité provient du seul fait de l'intrus qui, en passant à pied dans un champ, a légèrement écrasé l'herbe.

[…]

Autant à l'égard d'un bien public que privé, je ne crois pas que l'objectif du Code pénal soit bien servi en criminalisant à outrance des comportements comme celui de l'appelant qui ne dépassent pas la limite de la tolérance et qui, dans la réalité, ne sont susceptibles que de causer des dommages très minimes: n'y a-t-il pas ici une question de degré?»

[25] Abstraction faite de l'opinion minoritaire et appliqués aux faits de l'espèce dont le Tribunal est maintenant saisi, les principes émanant de l'arrêt Quickfall conduisent néanmoins à la conclusion que l'élément matériel de l'accusation de méfait à laquelle l'accusée doit répondre ici est prouvé. D'abord, le geste qui lui est reproché a été posé à l'égard d'un bien privé plutôt que public et à la faveur d'une intrusion, madame Robertson n'ayant jamais été autorisée à monter à bord du voilier. Ensuite, elle a profité de son intrusion pour altérer le nom du bateau, ce qui s'est traduit par une diminution temporaire de l'usage du lettrage récemment apposé par la propriétaire. Enfin, l'identification du voilier sous son nouveau nom, pour laquelle la propriétaire avait déboursé un montant significatif, a été partiellement, mais définitivement, «mise en mauvais état ou gâtée» puisque, selon la preuve non contredite, le «i» du nom a été endommagé de façon permanente et devra être réparé par un professionnel pour pouvoir retrouver son intégrité et son éclat d'origine.

[26] Aussi faudrait-il considérer, à ce stade-ci de l'analyse, que le «degré» d'altération du lettrage, couplé au fait que cette altération a été perpétrée à l'égard d'un bien privé et à la faveur d'une intrusion, est suffisant pour conclure à l'existence de l'élément matériel de l'infraction: la criminalisation du comportement de l'accusée, qui «a dépassé la limite de la tolérance» dans les circonstances, paraît dès lors justifiée lorsqu'il est envisagé sous l'angle de l'actus reus.

[27] Mais, avant de s'arrêter à la question de la mens rea, une vérification additionnelle s'impose.

[28] La Cour d'appel du Québec a en effet, depuis l'affaire Quickfall, rendu un autre arrêt en la matière. Dans un jugement unanime déposé en 1996 dans l'affaire R.v. Kealey, 1996 CanLII 6371 (QC C.A.), 1996 CanLII 6371 (QC C.A.), la Cour a, pour l'essentiel, repris la position majoritaire antérieurement exprimée. Il s'agissait là aussi d'un cas dans lequel on reprochait à l'accusé d'avoir commis un méfait d'une valeur de plus de 1,000.00$ «en fixant des autocollants sur la propriété de la Ville de Hull»; ce dernier protestait ainsi contre le Premier Ministre de l'époque, que les affiches traitaient de menteur.

[29] Bien que la Cour se soit davantage attardée à la question de la délimitation du droit à la liberté d'expression garanti par la Charte canadienne, elle a alors aussi abordé la question de la définition de l'élément matériel de l'infraction de méfait. Elle s'exprime dans les termes suivants sur le sujet, aux pages 2 à 4:

«The facts are simple and they are not in dispute. Appellant, a self-described political protester, was arrested and charged with mischief after he had posted five stickers on a guard-rail and a stop sign which were the property of the City of Hull. The stickers indicated appellant's opinion on the then Prime Minister of Canada and their content was clearly political in nature («Impeach lying Brian»). The removal of the stickers involved a cost to the city of 163.96$.

[…]

Given the evident political purpose of the stickers in this case, the absence of any real abuse or damage to public property, and the relatively insignificant clean-up costs, the principle set out in the Quickfall case should be applied here.

In coming to this conclusion, we do not wish to suggest that all postering, in any circumstances, however abusive or damaging to public property, will be protected and can never constitute mischief. There may well be cases where the affixing of posters will be abusive and involve serious damage to public property or serious danger to public safety. But none of such abusive or extreme circumstances were present in this case.»

[30] S'il précise l'état du droit à l'égard de la pose raisonnable d'autocollants sur des biens de propriété publique en contexte d'exercice légitime de la liberté d'expression garantie par la Charte canadienne, ce jugement, on le réalise bien, n'ajoute rien à l'arrêt Quickfall en ce qui a trait à la définition du concept de «détérioration», ou encore en ce qui concerne la distinction qu'il y a lieu de formuler entre la pose d'autocollants sur un bien de propriété publique ou sur un bien de propriété privée.

[31] Cela dit, et puisque le Tribunal en est arrivé à la conclusion que l'élément matériel de l'infraction de méfait est ici prouvé, venons-en maintenant à l'élément intentionnel.

[32] C'est l'article 429 (1) C.cr. qui balise cette question:

«Quiconque cause la production d'un événement en accomplissant un acte […], sachant que cet acte […] causera probablement la production de l'événement et sans se soucier que l'événement se produise ou non, est, pour l'application de la présente partie, réputé avoir causé volontairement la production de l'événement.»

[33] La mens rea de l'infraction de méfait découle donc, pour l'essentiel, d'une part de la connaissance de la probabilité de la détérioration du bien visé, et d'autre part de l'insouciance du comportement qui est à l'origine de la détérioration de ce bien, le fait de ne pas s'être soucié des conséquences de l'acte posé ayant la même portée juridique que le fait d'avoir posé le geste en sachant pertinemment que la détérioration du bien en découlerait probablement.

[34] Dans son ouvrage intitulé Les infractions contre la propriété: le vol, la fraude et certains crimes connexes (Les Éditions Yvon Blais Inc., Cowansville, 1996), les professeurs Gagné et Rainville écrivent d'ailleurs à ce sujet, à la page 296:

«L'accusé qui croît improbable que son comportement entraîne la détérioration ou la destruction du bien d'autrui ne se rend donc pas coupable de méfait. Le méfait entraîne un dommage réel, soit la destruction ou la détérioration d'un bien. Or, le législateur a jugé bon malgré tout d'exiger la connaissance de la probabilité de ce résultat. Le législateur décide d'absoudre celui qui sait qu'il existe un faible risque de destruction du bien d'autrui. Il sera acquitté dès lors qu'il estimait ce résultat improbable.»

[36] L'accusée n'a pas témoigné à son procès. Le Tribunal n'est donc pas en mesure de conclure qu'elle estimait qu'il n'existait qu'un faible risque que le lettrage du voilier puisse être endommagé à la suite de son geste. Mais cela ne permet pas de conclure que l'élément intentionnel est nécessairement prouvé pour autant, le fait pour l'accusée d'exercer son droit fondamental de ne pas témoigner n'ayant pas pour conséquence de renverser le fardeau de la preuve. Car, il ne faut jamais l'oublier, que l'accusée témoigne ou non, c'est toujours sur la Poursuivante que repose le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable, outre l'élément matériel de l'infraction, l'élément intentionnel.

[37] Dès lors, la preuve de la Poursuivante doit être appréciée globalement, en soupesant chacune de ses composantes et chacune des circonstances entourant ces composantes.

[38] Or, ce qui frappe ici le Tribunal, c'est que le ruban adhésif utilisé par madame Robertson pour masquer le fameux «i» est un masking tape tout usage vendu en vente libre et qui est couramment employé par les peintres pour démarquer les contours et les changements de couleur: il est précisément utilisé parce qu'il est réputé ne pas endommager la surface sur laquelle il est apposé.

[39] Aussi est-ce possiblement parce que le ruban est resté trop longtemps en place, la plaignante ayant attendu que les policiers l'observent sur les lieux avant de le faire enlever par son conjoint, et ce au moment où le soleil d'été plombait dessus et risquait de liquéfier la colle adhésive, qu'une partie de la lettre «i» a été endommagée en l'enlevant.

[40] Dans ces circonstances, le Tribunal ne peut acquérir la conviction que l'accusée savait, en apposant le ruban adhésif, que le lettrage serait abîmé ou qu'il y avait une probabilité qu'il le soit lorsque le ruban serait enlevé; tout comme il ne peut non plus acquérir la conviction qu'elle a fait preuve d'insouciance à cet égard. Car, encore une fois, ce type de ruban adhésif est généralement utilisé précisément en raison de sa capacité à ne pas laisser de traces lorsqu'il est retiré.

[41] Un doute raisonnable est dès lors soulevé quant à l'élément intentionnel de l'infraction. En pareil contexte, l'accusée doit en bénéficier et, en conséquence, être acquittée.

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