samedi 13 mars 2010

Les 3 règles de Beard en matière de défense d'ivresse et leur historique jurisprudentiel et doctrinal

Bouchard-Lebrun c. R., 2010 QCCA 402 (CanLII)

[37] Les auteurs et la jurisprudence canadienne reconnaissent que l'arrêt rendu par la Chambre des Lords dans Director of Public Prosecutions v. Beard a marqué un tournant en matière de défense d'ivresse. Dans cette affaire, l'accusé faisait face à une accusation de meurtre d'une jeune fille, qu'il a asphyxiée en maintenant sa main sur sa bouche pendant qu'il l'agressait sexuellement. La défense de l'accusé consistait à dire qu'il n'aurait pas tué la victime s'il n'avait pas perdu l'esprit en raison de sa consommation d'alcool. C'est à cette occasion que Lord Birkenhead a formulé les trois règles suivantes désormais célèbres :

1. L’aliénation mentale, qu’elle soit causée par l’ivresse ou autrement, constitue une défense contre une accusation criminelle. La jurisprudence maintient la différence entre le moyen de défense fondé sur l’aliénation mentale au sens propre, causée par un excès d’alcool, et le moyen de défense fondé sur l’ivresse rendant la personne incapable de former une intention spécifique. Un aliéné mental ne peut être déclaré coupable d’un crime: Felstead v. The King [1914j A. C. 534; cependant, en cas de verdict déclarant l’aliénation mentale, l’accusé est mis sous garde pour une période indéterminée à la discrétion de Sa Majesté. La loi ne tient pas compte de la cause de l’aliénation mentale. Si elle résulte d’une consommation excessive d’alcool, elle constitue une défense complète contre une accusation criminelle, au même titre que l’aliénation mentale attribuable à une autre cause.

2. La preuve de l’ivresse susceptible de rendre l’accusé incapable de former l’intention précise qui constitue un élément essentiel du crime doit être examinée, avec le reste de la preuve, pour déterminer s’il a eu ou non cette intention.

3. Si la preuve de l’ivresse ne suffit pas à établir l’incapacité de former l’intention nécessaire pour constituer le crime, mais révèle simplement que l’accusé avait l’esprit assez troublé par l’alcool pour se laisser aller plus facilement à un violent accès de passion, la présomption selon laquelle toute personne est sensée vouloir les conséquences naturelles de ses actes n’est pas repoussée.

[38] Sur la première règle, les auteurs Manning, Sankoff et Stuart sont d'avis que l'intoxication volontaire pourra difficilement être invoquée comme un cas d'aliénation mentale :

Stuart :

It might have been expected that the first rule in Beard would have resulted in several decisions in which intoxication grounded legal insanity. Although lip service has been paid to the rule in England and in Canada, there is only one early English decision accepting a defence of insanity based on alcoholism resulting in delirium tremens. The attitude seems to have been that even in this case an acquittal on account of insanity would be too lenient as the state was self-induced. This assertion is amply illustrated by the English decision in Lipman (1969). It was held that intoxication as a result of an L.S.D. ''trip'' was no defence to a charge of manslaughter. Lipman had killed a fellow addict by stuffing eight inches of sheet down her throat in the course of an hallucination that he was descending to the centre of the earth and was being attacked by snakes. There seems to have been no thought given to the question of whether he was legally insane at the time of the act.

It seems that the first rule in Beard is largely a dead letter and that it will be extremely difficult to mount a successful defence of insanity on the basis of intoxication alone, however severe the condition.

Manning, Sankoff :

These three propositions have proven immensely influential in the development of the law on intoxication over the past century in the United Kingdom and Canada. The first is uncontroversial and merely recognizes that alcoholism giving rise to insanity can result in a finding of not criminally responsible by mental disorder, as discussed in a separate chapter. Given how the law of insanity has developed, especially in regards to the qualification of a ''disease of the mind'' being something other than a temporary condition, this type of intoxication is not likely to be relevant to criminal cases very often.

[39] Je reviendrai sur cette question dans le dernier volet de l’analyse.

[40] La deuxième règle de Beard exige que le crime à l'égard duquel on invoque la défense d'ivresse soit un crime d'intention spécifique. En conséquence, la défense ne s'applique pas aux crimes d'intention générale. Adoptant cette approche dans l'arrêt George, la Cour suprême du Canada a refusé la défense d'ivresse présentée par l'accusé à l'encontre d'accusations de vol et de voies de fait parce que ces crimes n'étaient pas de ceux requérant la preuve d'une intention spécifique. Cette affaire a consacré l'idée que tous les crimes doivent relever de l'une ou l'autre des deux catégories, les crimes d'intention générale et les crimes d'intention spécifique.

[41] La distinction entre les crimes d'intention générale et ceux d'intention spécifique a entraîné une divergence d'opinions entre les cours d'appel de l'Ontario et de la Colombie-Britannique relativement au crime de viol. Pour la Cour d'appel de l'Ontario, ce crime requérait la preuve d'une intention spécifique tandis que pour la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, ce crime en était un d'intention générale, avec la conséquence que la défense d'ivresse était admissible en Ontario et qu'elle ne l'était pas en Colombie-Britannique.

[42] La Cour suprême a tranché le différend en faveur de la position de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans l'arrêt Leary. Le juge Pigeon, qui a écrit pour la majorité, a retenu la règle voulant que la défense d’ivresse s’applique exclusivement aux crimes d'intention spécifique et conclu que le viol était un crime d'intention générale. Partant, il a refusé d’admettre la défense d’ivresse.

[43] Le juge Dickson, dissident, a pour sa part exprimé l’avis que l’ivresse est un facteur pertinent pour établir l’existence de l’élément mental requis pour la commission d’un crime. Selon lui, la distinction entre les crimes d’intention spécifique et d’intention générale est dénuée de sens, inintelligible et impossible à appliquer lorsque la mens rea est requise pour constituer un crime. Le fait qu’un individu consomme une substance qui le soustrait aux contraintes de la raison ne signifie pas qu’il a fait preuve d’une indifférence permettant de conclure qu’il a commis un crime.

[44] L’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés allait amener la Cour suprême à se pencher de nouveau sur la question dans l’affaire Bernard. L’accusé était accusé d’agression sexuelle. En défense, il a fait valoir qu’il avait commis ce crime parce qu’il était ivre. Le juge McIntyre s’en est tenu à la position majoritaire dans Leary et il a déclaré que la défense d’ivresse ne s’appliquait pas aux crimes d’intention générale comme le crime d’agression sexuelle. La juge Wilson a aussi conclu que le crime d’agression sexuelle était un crime d’intention générale. Elle a émis l’opinion que, dans des cas d’intoxication extrême entraînant l’absence de conscience voisine de l’aliénation ou de l’automatisme, la preuve pourrait soulever un doute quant à l’existence de l’intention minimale requise pour l’infraction. Le juge Dickson, dissident, a répété que la distinction entre les crimes d’intention générale et les crimes d’intention spécifique devrait être abandonnée. Globalement, la majorité a confirmé la distinction entre les crimes d’intention générale et ceux d’intention spécifique, mais cinq juges ont rejeté l’idée que l’intoxication n’était pas pertinente pour les crimes d’intention générale.

[45] La question est revenue devant la Cour suprême six ans plus tard, dans l’affaire Daviault. L’accusé, qui souffrait d’alcoolisme chronique, avait passé une partie importante de la journée dans un bar où il avait consommé sept ou huit bouteilles de bière. Il s’est rendu chez une voisine pour lui livrer une bouteille de brandy. La voisine en a bu moins d’un verre, puis elle s’est endormie dans son fauteuil roulant. Elle s’est réveillée dans la nuit pour se rendre à la toilette. C’est à ce moment que l’accusé s’est manifesté et qu’il l’a agressée sexuellement. Il a quitté le domicile de sa voisine vers 4 heures du matin. La bouteille de brandy a été trouvée vide. Le juge du procès a déduit que l’accusé avait bu le reste de la bouteille, soit près de 39 onces de brandy, entre 18 h et 3 h. L’accusé, comme de raison, ne se souvenait de rien. Sa déclaration a été corroborée par le témoignage d’un expert en pharmacologie, qui a déclaré qu’une personne ayant ingurgité une telle quantité d’alcool pouvait agir sous le coup d’un « black-out » et perdre contact avec la réalité.

[46] Le juge du procès a acquitté l’accusé parce qu’il a été d’avis que, en raison de son état d’intoxication extrême, ce dernier n’avait pu former l’intention minimale de commettre une agression sexuelle, un crime d’intention générale. La Cour d’appel est intervenue et, sur la base de l’arrêt Leary précité, elle a déclaré l’accusé coupable de l’infraction. Elle a conclu que l’intoxication volontaire – entraînant un état équivalent ou apparenté à l’aliénation mentale ou à l’automatisme – ne pouvait être invoquée comme moyen de défense à l’encontre d’une infraction d’intention générale.

[47] La Cour suprême a accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Elle a permis que soit soumise au jury la défense basée sur l’intoxication volontaire dans les cas extrêmes, et cela, même pour les crimes d’intention générale. Une dissidence a été rédigée par le juge Sopinka. Il a réaffirmé la règle traditionnelle selon laquelle l’intoxication volontaire ne constitue pas un moyen de défense pour des crimes d’intention générale. À cette occasion, il a abordé la question de savoir si les cas d’intoxications volontaires pouvaient être considérés comme des maladies mentales et il a conclu que non dans les termes suivants :

Des considérations d'ordre public appuient l'opinion du juge Dickson selon laquelle les états d'intoxication volontaire par la consommation d'alcool ou de stupéfiants ne devraient pas normalement être considérés comme des maladies mentales. Les personnes qui, par leur propre faute ou négligence, se mettent dans un état d'automatisme en consommant de l'alcool ou des stupéfiants méritent de répondre légalement de leurs actions. Contrairement à ceux qui n'ont aucune responsabilité pour l'état dans lequel ils se trouvent, ces personnes ont la possibilité d'éviter de se mettre dans un état d'automatisme. Elles méritent d'être punies pour leurs crimes plutôt que d'être admises à invoquer des dispositions du Code criminel conçues pour les personnes jugées non responsables d'actes criminels en raison d'un trouble mental. Ces dispositions législatives reflètent des préoccupations en matière de protection du public et de traitement à donner au contrevenant, mais, contrairement aux dispositions du Code criminel qui créent des infractions, elles ne portent pas sur la dissuasion, la punition ou la réparation. Pour ces motifs, j'estime qu'il n'existe aucune raison de renverser l'arrêt Cooper et de conclure que l'extrême intoxication devrait être traitée comme une maladie mentale.

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